Quand il s’agit du prix de l’or noir, autrement dit le cours du baril de pétrole brut, le commentaire public dominant semble affecté d’un étrange strabisme. Que le prix s’envole vers de nouveaux sommets, et c’est haro sur les spéculateurs. Mais qu’il s’effondre, et ce sont les théories du complot qui sont appelées à la rescousse d’une toujours subtile causalité. Comme si les « spéculateurs » ne jouaient qu’à la hausse.
Donc, depuis le printemps dernier, le cours de l’or noir est en chute libre. De quelque 115 dollars le baril aux plus hauts de l’année qui vient de s’achever, à moins de 55 dollars aux plus bas pendant la trêve des confiseurs. Une division par deux. En six mois. Pour les consommateurs des pays importateurs, ce nouveau « contre-choc » pétrolier est l’équivalent d’une soudaine, inespérée et significative réduction d’impôt. « Si un prix moyen du baril se maintient à 65 dollars le baril sur les douze prochains mois, cela équivaudrait pour l’économie mondiale à une baisse d’impôt de 1 500 milliards de dollars », a calculé l’économiste et financier canadien Kenneth Courtis.
Excellent pour le portefeuille de l’automobiliste quand chaque passage à la pompe se traduit par une facture allégée. Le prix du litre de gasoil, le carburant préféré des Français, est même passé brièvement en décembre sous le seuil symbolique de l’euro dans certaines stations. Bon pour le moral et pour la « confiance », la clef jusqu’ici introuvable de la « sortie de crise ». Pas terrible sans doute pour le climat, mais si les pouvoirs en place prenaient le sujet au sérieux, cela se saurait.
La chute du prix du brut serait pour beaucoup dans l’accélération récente de la reprise économique aux États-Unis. Un remède semble-t-il plus efficace que les acrobaties monétaires de la Réserve fédérale des États-Unis. Sans doute moins dangereux, à terme. Et dont profite également « Joe Sixpack » et pas seulement les « 1 % » d'acteurs ou clients de Wall Street. Et pourtant, personne n’a songé à remercier les « spéculateurs » (on trouvera dans l’onglet Prolonger un lien vers une analyse intéressante du rôle de la spéculation).
Par contre, les amateurs de « complots » géostratégiques sont à la fête. La thèse la plus en vogue, et la plus crédible, est bien celle d’une manœuvre conjointe de l’Arabie Saoudite et des États-Unis (deux des trois premiers producteurs mondiaux d’huile, avec la Russie) visant à déstabiliser leurs ennemis respectifs (et parfois communs). Pour Kenneth Courtis, qui réfute le terme de complot, le moment clef aurait été la rencontre de six heures, à Djeddah, le 11 novembre dernier, entre le secrétaire d’État américain John Kerry et le roi Abdallah, non annoncée et confirmée seulement quelques jours plus tard.
« Après cette date, nos traders nous expliquent que toute tentative de renverser la tendance baissière s’est heurtée à la présence sur le marché de ce qu’ils appellent des “big hands”, explique-t-il. Autrement dit un acteur public suffisamment puissant pour opérer des « ventes soutenues et systématiques » de plusieurs centaines de milliers de barils, voire beaucoup plus, sur un marché déjà structurellement excédentaire et où le prix marginal fait référence.
L’accord de Djeddah s’est traduit par un changement d’attitude des monarchies du Golfe vis-à-vis des mouvements djihadistes qu’elles avaient financés et armés depuis le début de la guerre civile en Syrie. Et par une hausse de l’engagement américain, y compris sur le terrain avec des « conseillers » supplémentaires, contre le groupe de l’État islamique. Dans le collimateur de cette alliance américano-saoudienne renouvelée, avant tout les Russes et les Iraniens, principaux soutiens de Bashar al-Assad. Alliés objectifs face au terrorisme djihadiste au Moyen-Orient, les négociateurs américains et iraniens peinent cependant à trouver sur le programme nucléaire de la République islamique un accord qui aurait une chance de passer auprès de leurs conservateurs respectifs, le Congrès, désormais entièrement dominé par la droite républicaine, n’étant pas le moindre obstacle.
La Russie dans le collimateur de Washington
Mais amener Téhéran à résipiscence est sans doute désormais moins crucial que déstabiliser une Russie poutinienne dont le jeu géostratégique est devenu pour le pouvoir américain bien plus qu’une nuisance. « La Russie apparaît comme le principal obstacle à leurs menées politiques », observe Kenneth Courtis. L’opposition de Moscou à la stratégie, à vrai dire incohérente, de l’administration Obama en Syrie est désormais presque anecdotique. Coopération sans cesse renforcée avec la Chine, y compris dans le domaine de l’énergie, nouvelles ouvertures nucléaires en direction de l’Inde, complicité active avec l’Iran (notamment pour aider ce pays à contourner l’embargo pétrolier occidental), et enfin, situation de guerre plus vraiment « froide » en Ukraine : cela fait beaucoup vu de Washington où le retour de la confrontation avec le Kremlin semble avoir redonné audience à certaines voix néo-conservatrices au département d’État et même à la Maison-Blanche.
« Les Américains lucides savent que c’est bien davantage la baisse continue du prix du pétrole à partir de 1979 que la stratégie offensive de Ronald Reagan qui a mis à genoux une Union soviétique rendue incapable de se refinancer », rappelle Kenneth Courtis. La question est de savoir si l’approche « énergétique » peut donner les mêmes résultats avec la Russie poutinienne qu’avec l’URSS brejnévienne, et dans quels délais.
Calculée en rouble dévalué, la chute des prix du brut n’est pas aussi dramatique qu’en dollar réévalué. « Le baril en rouble vaut plus cher qu’il y a un an », relève Kenneth Courtis. D’autre part, poursuit-il, les sanctions des États-Unis et de leurs alliés européens ainsi que les mesures de représailles décidées par le Kremlin conduisent la machine économique russe à modifier ses sources d’approvisionnement. Auprès de pays qui, le « hasard » faisant bien les choses, ont aussi connu des dévaluations parfois même supérieures à celles de la Russie. « Les entreprises japonaises ne demandent qu’à se substituer à leurs concurrentes allemandes pour les biens d’équipement, explique-t-il. Le Brésil, la Turquie, et demain peut-être la Thaïlande, prennent des parts de marché agricoles aux Européens. »
Beaucoup plus nocives, les sanctions financières « furtives »,qui ont pratiquement coupé l’accès de la Russie, et spécialement de son système bancaire, aux marchés de capitaux internationaux. « En marge des réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Washington, nous avons interrogé 36 des principaux groupes bancaires mondiaux. Plus aucun n’accepte de prêter aux Russes, confie Courtis. La peur du gendarme. » L’amende de près de 9 milliards de dollars infligée à BNP Paribas par les autorités américaines a laissé des traces profondes.
Ce qui veut dire que les entreprises russes faisant face à des échéances de remboursement en dollar doivent se tourner vers l’État. La journée noire du 16 décembre 2014, qui a vu le rouble chuter de 50 à 80 pour un dollar, les banques russes avaient dû émettre pour 16 milliards d’obligations en dollars pour en prêter une douzaine au géant pétrolier public Rosneft, la Banque centrale du pays s’étant révélée être le seul acheteur. « Les Chinois sont prêts à aider la Russie mais ils ne peuvent se substituer aux marchés mondiaux de capitaux », explique Courtis.
À la fin 2013 (voir graphique), la dette extérieure russe dépassait les 600 milliards de dollars, soit plus que les réserves de la Banque centrale, estimées à quelque 400 milliards. La Russie peut-elle endurer une crise qui durerait encore deux ans, comme l’affirme Vladimir Poutine ? Une part majoritaire de la dette, celle des entreprises privées et étatiques non financières, est adossée à des actifs relativement liquides, qui vont du pétrole et du gaz aux diamants en passant par toute la gamme des métaux non ferreux. Des transactions récentes, par exemple concernant l’aluminium sur le London Metal Exchange, démontrent que les vendeurs russes peuvent obtenir des dollars, même s’il leur faut pour cela sacrifier leurs bénéfices.
La dette extérieure russe par catégories © Starfort Holdings
La dette des banques d’État russes, à quelque 120 milliards, ne représentait que 20 % du total. « Ce n’est pas mortel », commente Kenneth Courtis. Pour le moment, la Banque centrale peut faire face. Elle vient d’annoncer la recapitalisation de VTB, la deuxième banque publique, pour 1,4 milliard d’euros. En face, il faut mettre en balance l’exposition des banques étrangères, c’est-à-dire pour l’essentiel européennes, à la Russie, estimée à 170 milliards de dollars.
Autrement dit, sur les plans économiques et financiers, ce sont clairement les Européens qui payent la facture et assument le risque de la confrontation entre Washington et Moscou. Jusqu’à quel point et pour combien de temps ?
L'équilibre structurel modifié du marché pétrolier mondial
C’est ici que le facteur temps doit être pris en compte dans l’équation. Autrement dit, la chute des cours du brut est-elle un accident de parcours ou au contraire un phénomène durable, imposé par des facteurs structurels que les différents acteurs ont plus ou moins bien anticipé pour en tirer avantage ?
Selon Anatole Kaletsky, le « kal » de Gavekal, « le prix du pétrole va rester déprimé au moins pour toute l’année 2015, jusqu’à ce que les Saoudiens soient convaincus d’avoir fait suffisamment mal à leurs concurrents géopolitiques et économiques pour regagner leur pouvoir de fixer les prix. La grande question est maintenant de savoir si un prix autour de 50 dollars le baril, soit encore 10 à 15 % inférieur au niveau actuel, sera le plancher de la fourchette pour les années à venir, comme ce fut le cas entre 2005 et 2014, ou si 50 dollars s’installe comme le plafond d’une nouvelle fourchette basse, qui prévalait de 1986 à 2004 ».
Un élément essentiel est la modification structurelle du marché provoquée par la « révolution de l’huile de schiste » venue des États-Unis. Non seulement, elle contribue à l’excédent durable de l’offre sur une demande mondiale déprimée mais à une redistribution des rôles. Il est vrai que les coûts de production dans les plaines du Dakota sont très supérieurs à ceux du désert de la péninsule arabique, mais les investissements sont relativement modestes par rapport à l’exploration/production traditionnelle et l’extraction elle-même, bien plus flexible.
« Dans l’avenir, explique Anatole Kaletsky, les producteurs d’équilibre (swing producers) qui assurent l’équilibre global entre l’offre et la demande de pétrole seront les producteurs américains de pétrole de schiste plutôt que les responsables saoudiens. S’il y a une rationalité économique derrière l’action récente des Saoudiens, c’est bien de garantir que les producteurs à bas coûts de l’OPEP puissent pomper à pleine capacité, les producteurs américains réduisant leur production quand les prix sont bas pour la doper quand ils remontent. C’est pourquoi, sur le marché pétrolier du futur, le coût de production marginal des producteurs américains d’huile de schiste fixera le plafond des prix globaux, pas le plancher. »
Or, ce coût de production, en moyenne de 60 dollars le baril, mais parfois à peine 30, devrait encore baisser dans l’avenir. L’industrie est engagée dans une course technologique à la réduction des « intrants » (eau, produits chimiques) nécessaires à la fracturation. La mise de fond pour chaque puits est relativement modeste (de 2 à 7 millions de dollars), la durée de vie brève mais le taux de récupération de l’huile très élevé (jusqu’à près de 100 %).
Les producteurs d’huile de schiste américains sont donc probablement moins vulnérables à des cours tournant autour de 50 dollars que les exploitants de gisements, certes géants, mais qui nécessitent des investissements colossaux (déjà 36 milliards investis pour Kashagan en mer Caspienne, et ce n’est pas fini) et des prouesses technologiques (offshore très profond au Brésil ou dans le golfe de Guinée). En dessous de 90 dollars le baril, ces gisements pourraient rejoindre ce que Anatole Kaletsky appelle des « actifs échoués », à l’image de ces immenses réserves mondiales de charbon qui ne seront jamais exploitées. L’équipe de Kenneth Courtis évalue les investissements menacés à quelque mille milliards de dollars. Et cela inclut l’Arctique, y compris en Russie, et les sables bitumineux au Canada.
Poutine peut attendre ? Peut-être. Mais moins longtemps que les États-Unis dont l’économie diversifiée va bénéficier globalement de la chute des cours du brut, le secteur de l’énergie, et plus encore de la seule exploration/production (E/P), y tenant une place somme toute modeste. L’E/P pèse 2,5 % du PIB américain, 0,2 % de l’emploi, 3 % de la capitalisation du S&P 500 et même seulement 11,8 % du secteur des obligations à haut risque (junk bonds) qui ont financé une bonne part de l’investissement dans l’huile de schiste. À l’inverse, la chute des cours du brut va transformer la stagnation russe en récession brutale en 2015.
À noter enfin que dans cette partie de poker planétaire, les Européens, une fois de plus, ne sont même pas conviés à la table de jeu. Si leurs consommateurs et leurs entreprises peuvent espérer bénéficier du contre-choc pétrolier (à condition que les retombées ne soient pas captées par les prélèvements fiscaux de leurs États banqueroutiers, en France notamment, au nom de « l’environnement »), leurs dirigeants politiques apparaissent comme des spectateurs contraints et résignés d’un « show » qui se joue pourtant à leur porte. Pour pouvoir peser sur un prix aussi « politique » que celui de l’or noir, encore faudrait-il avoir des politiques communes adéquates : étrangère, de défense, d’énergie. Plus ça change…
Source : www.mediapart.fr