Source : rue89.nouvelobs.com
Samuel Jaberg
Alors que l’image de la place financière suisse est une nouvelle fois écornée par le scandale SwissLeaks et que la justice est sommée d’agir, Hans-Ulrich Jost, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne, estime que son pays n’en a pas fini avec de telles révélations embarrassantes.
SwissInfo. Avez-vous été surpris par les révélations sur l’évasion fiscale pratiquée à grande échelle par la filiale suisse de la banque HSBC à Genève ?
Hans-Ulrich Jost. Absolument pas. On crie au scandale alors que ces méthodes sont employées depuis la Seconde Guerre mondiale par des banques suisses qui veulent à tout prix optimiser leur accès au marché. En revanche, l’envergure de cette affaire est énorme, puisque selon les révélations de la presse, HSBC gérait dans sa grande majorité des comptes douteux.
Comment expliquez-vous que les autorités suisses n’aient apparemment pas eu connaissance de ces pratiques ?
En Suisse, les mesures et les institutions de contrôle n’ont jamais été développées de manière sérieuse. L’Association suisse des banquiers a toujours exercé avec succès une très forte pression sur le système politique pour éviter tout contrôle rigide.
Les révélations de SwissLeaks portent sur le milieu des années 2000, mais, depuis, le secret bancaire a eu tendance à refluer sous la pression des Etats qui cherchent à optimiser leurs rentrées fiscales. Ces pratiques n’appartiennent-elles pas définitivement au passé ?
Non, je m’attends à d’autres découvertes similaires dans les années à venir. Rien n’a fondamentalement changé dans les banques suisses. UBS, la plus grande d’entre elles, est l’exemple type du maintien de cette stratégie douteuse en dépit de toutes les contraintes internationales et de toutes les promesses qu’elle a faites.
Vous ne pouvez tout de même pas nier que le passage à l’échange automatique d’informations, programmé en 2018, marquera un tournant crucial pour la place financière suisse.
Certes, la Suisse a fait des concessions lorsqu’elle n’avait plus le choix : elle a transmis par exemple des données bancaires aux Etats-Unis et le fera prochainement avec les pays de l’OCDE dans le cadre de l’échange automatique d’informations.
Mais, comme le montre l’origine des fonds qui affluent vers la place financière suisse, les banques sont depuis une vingtaine d’années en train de changer de stratégie et de se réorienter sur d’autres marchés.
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En Afrique, en Asie ou dans les pays de l’ex-URSS, il existe des marchés très rentables où il n’est pas nécessaire de conclure des arrangements pour vérifier l’origine licite des fonds. Le nom changera un peu, mais dans la pratique, le secret bancaire sera maintenu.
Le secret bancaire a longtemps été défendu avec acharnement par les milieux bancaires et les autorités suisses. Dans le cadre de l’échange automatique d’informations, les banques ont agi de manière proactive pour se conformer au nouveau standard de l’OCDE. Comment expliquez-vous ce revirement ?
C’est une stratégie typiquement suisse. Les autorités ont toujours tenté de défendre le statu quo aussi longtemps que possible, en tout cas sur le plan rhétorique. Kaspar Villiger, alors ministre des Finances et futur président du conseil d’administration d’UBS, n’a eu de cesse de répéter que le secret bancaire n’était pas négociable. Ce fut aussi le cas de son successeur, Hans-Rudolf Merz, qui affirmait encore en 2008 :
« Je le garantis à ceux qui s’attaquent au secret bancaire, ils s’y casseront les dents. »
Dans le même temps, les banques s’adaptaient déjà aux nouvelles contraintes pour tenter de trouver un autre accès au marché. L’histoire se répète depuis le XVIIIe siècle : la Suisse est attaquée car ses pratiques sont considérées par d’autres pays, souvent pour des raisons égoïstes d’ailleurs, comme immorales. Elle résiste un peu et cherche rapidement d’autres alternatives.
Depuis la crise de 2008-2009, l’évasion fiscale est devenue moralement indéfendable et la transparence est désormais un impératif dans tous les domaines, dont celui de la finance. Ne s’agit-il tout de même pas d’un marqueur important sur le plan historique ?
Je ne crois pas à ce changement fondamental dont on nous parle depuis quelques années. Beaucoup pensent qu’il est possible de rendre un placement dans une banque visible et transparent. Mais ce n’est pas le cas. Alors que nous sommes obnubilés par la fin du secret bancaire, de nombreuses constructions juridiques et financières ont vu le jour ces cinq à dix dernières années.
La finance internationale s’est complexifiée et la transparence est tout aussi faible qu’auparavant. Ces nouvelles pratiques ne violent d’ailleurs souvent même pas la loi. Je pense, par exemple, à l’optimisation fiscale pratiquée par les multinationales. Les manières et les méthodes changent, mais pas l’esprit et le but.
Les trusts seront précisément inclus dans le nouveau standard de l’OCDE concernant l’échange automatique d’informations. N’est-ce pas une étape importante ?
C’est de la poudre aux yeux. Les trusts ne sont en réalité pas contrôlables dans le système financier international. On a déjà trouvé des mécanismes sophistiqués pour outrepasser ce contrôle. Les petits épargnants sont contraints de se régulariser, mais les grosses fortunes, déjà bien positionnées sur les marchés internationaux, trouveront toujours une manière d’échapper à l’impôt.
La pression internationale à l’égard de la Suisse n’a-t-elle pas atteint une dimension inégalée ces dernières années ?
Ce n’est pas la première fois que les banques suisses sont confrontées à un tel phénomène. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la place financière suisse a été sous très forte pression suite à l’affaire des avoirs allemands placés en Suisse. A l’époque, certains craignaient que les Etats-Unis ne s’accaparent carrément le système bancaire suisse. Mais l’affaire a été réglée dans le cadre de l’accord de Washington de 1946 : la Suisse a payé 250 millions de dollars d’amende en or et le soufflé est retombé.
Officier de l’armée suisse et pilote de chasse, il a néanmoins toujours affiché son engagement à gauche. Il fait partie des historiens qui ont essayé d’amener les Suisses à une lecture plus réaliste de leur passé, notamment à propos de la Seconde Guerre mondiale.
Hans-Ulrich Jost est retraité depuis 2005 de sa chaire d’histoire contemporaine de l’Université de Lausanne.
Vos propos sont imprégnés d’un grand fatalisme. N’existe-t-il aucune solution pour réellement lutter contre l’évasion fiscale au niveau international ?
C’est l’histoire qui nous enseigne ce fatalisme. La Suisse, avec sa position géostratégique très intéressante, son système politique à la fois stable et discret, sera toujours intéressante pour les personnes souhaitant y mettre leur argent en sécurité. Et il faut bien constater que le bilan est plutôt positif : peu de pays disposent d’une telle réserve financière permettant de survivre aux pressions internationales. Au XVIIIe siècle, le canton de Berne était déjà la plus grande banque d’Europe. C’est la force de la Suisse : elle peut mobiliser un potentiel financier et industriel extrêmement puissant dans un contexte politique très discret. Et toujours avec le soutien de la majorité de la population.
Mais les citoyens ne sont-ils pas en train de changer de fusil d’épaule ?
Les mentalités n’ont nullement évolué. Depuis toujours, la population râle contre les banques. Dans les années 1920, par exemple, elle manifestait un grand ras-le-bol à l’égard des placements internationaux des banques qui faisaient grimper les taux d’intérêt hypothécaires en Suisse. Au café du commerce, les banques sont fustigées, mais dans les urnes, les citoyens votent toujours en faveur des avantages procurés par le système.
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