Source : www.mediapart.fr
Erri de Luca : « La ligne ferroviaire Lyon-Turin doit être sabotée »
24 février 2015 | Par Mathilde AUVILLAIN
François Hollande et Matteo Renzi vont annoncer ce mardi à l’issue du sommet franco-italien à Paris leur engagement définitif en faveur de la ligne ferroviaire Lyon-Turin. « Il y a deux ans, Matteo Renzi était résolument contre ce projet », relève Erri de Luca qui comparaît depuis janvier devant le tribunal de Turin pour « incitation au sabotage ». L’écrivain continue d’affirmer ses convictions et défend avec détermination sa liberté d’expression.
Rome, correspondance. – « Je comparais pour incitation au crime, parce que j’ai dit que le sabotage du chantier de la ligne Lyon-Turin – la TAV (Treno Alta Velocità) – est nécessaire », tient à préciser d’emblée, en français, Erri de Luca. « Au crime », marmonne-t-il en m’accueillant dans sa cuisine, pièce principale de cette maison qu’il a construite de ses mains, il y a trente ans, dans la campagne romaine.
Poursuivi depuis septembre 2013 par la société franco-italienne LTF (Lyon Turin Ferroviaire), Erri de Luca risque jusqu'à cinq ans de prison. Ayant refusé que le procès se déroule à huis clos, l’écrivain a déjà affronté une audience publique le 28 janvier 2015. La prochaine audience aura lieu le 16 mars : le juge entendra alors cinq témoins – deux de l'accusé et trois de la défense – puis procédera à l'examen de l'accusé et annoncera la date de l'audience suivante, pour les plaidoiries.
Au jour de notre rencontre, le 22 février, le silence de la demeure de l’écrivain et alpiniste italien contraste avec la clameur de la foule qui défile dans les rues de Turin. 10 000 personnes – 4 000 selon les forces de l’ordre – dénoncent l’accord devant être signé ce mardi 24 février à Paris entre le président de la République française François Hollande et le président du conseil des ministres italien Matteo Renzi engageant la France et l’Italie dans la phase de travaux définitifs du tunnel de la ligne Lyon-Turin.
À 64 ans, Erri de Luca, ex-activiste d’extrême gauche, vit seul et passe ses journées à lire et traduire des textes sacrés de l’hébreu ancien. Sa traduction du livre d’Esther a été publiée en même temps que La Parole contraire, ce pamphlet qu’il a rédigé pour préparer sa défense suite à la plainte déposée par la LTF, et publié notamment en France et en Italie en janvier dernier.
Depuis sa convocation en justice, il ne parvient pas à se plonger dans l’écriture et attend impatiemment le verdict dont la date est à ce jour inconnue.
Mediapart.- Erri de Luca, quand vous avez qualifié le sabotage du chantier de la ligne Lyon-Turin de « nécessaire », étiez-vous conscient des conséquences de ces mots ?
Erri de Luca
Erri de Luca.- Je suis de près la lutte du Val de Suse depuis une dizaine d’années. Je suis allé dans des manifestations, je suis souvent intervenu en public et j’ai à chaque fois répété que ce projet doit être saboté dans le sens politique du terme : il faut tout faire pour entraver les travaux. « Saboter ». Voilà l’idée que j’exprimais le plus souvent. Mais en 2013, pour la première fois, je le disais à un journal. On m’a téléphoné pour avoir une réaction. Je n’ai fait que répéter ce que je disais depuis des années dans les assemblées et qui n’avait jamais posé de problème jusque-là. Le fait de le dire à la presse apparemment devenait un problème.
Et vous persistez.
« Saboter » est un verbe noble, utilisé par Gandhi et Mandela. Je continuerai à le dire, car je suis convaincu qu’il faut empêcher ce chantier. Pour réaliser cette ligne Lyon-Turin, il faudrait percer des montagnes bourrées d’amiante, ce qui causerait une pollution gigantesque. Lutter contre ce projet, c’est une défense légitime contre l’agression physique, politique, chimique… C’est la vie de toute une vallée qui en dépend. Sans compter que cette infrastructure est inutile !
Pourquoi cette ligne Lyon-Turin est-elle inutile ?
Parce qu’il y a déjà une ligne ferroviaire qui fonctionne en sous-régime, à seulement 30 % de ses capacités ! Cette nouvelle ligne de 57 km qu’ils veulent construire ne sera d’ailleurs même pas une ligne à grande vitesse ! Les trains circuleront à une vitesse normale. Et même si elle était indispensable, il faudrait l’empêcher car il est criminel de perforer des montagnes qui contiennent des gisements de pechblende, un matériau hautement radioactif et d’éparpiller de l’amiante.
La résistance contre la ligne Lyon-Turin est plus forte du côté italien des Alpes qu’en France. Pourquoi ?
La ligne Lyon-Turin est un projet italo-français. C’est un projet énorme, dont personne ne parvient d’ailleurs vraiment à comprendre combien de milliards d’euros il pourra coûter, ni quelle sera la participation de l’Union européenne à ce projet. La cour des comptes en France a déjà émis des objections à ce sujet. En France, les rapports entre les coûts et les bénéfices d’un ouvrage sont très clairs et plus évidents. Mais ici, en Italie, le rapport coût-bénéfice, c’est : des coûts pour l’État et des bénéfices pour les entreprises privées. C’est pour cela qu’il n’y a aucun intérêt à faire des ouvrages utiles, l’important c’est juste de les faire ! En Italie, il y a des centaines d’ouvrages, d’infrastructures inachevées. Jamais de coupables, personne ne rembourse. Ces grandes infrastructures sont une façon de gaspiller de l’argent public au profit des entreprises privées qui sont, bien entendu, liées aux partis politiques. Ce ne sont pas des entreprises lambda qui gagnent les appels d’offres, non, ce sont toujours des entreprises liées aux partis politiques. Parce que chez nous, il y a tout un usage de contournement des règles et de favoritisme.
La société LTF qui a porté plainte contre vous est une société franco-italienne : elle a son siège social à Chambéry en France et son siège opérationnel à Turin. Dans votre pamphlet La Parole contraire, vous soulignez qu’il n’y a rien d’étonnant à cela, parce que « les normes antimafia ne sont pas les mêmes en France et en Italie ». Expliquez-nous.
En Italie, il existe toute une procédure de contrôles antimafia avant d’accorder un appel d’offres à une entreprise. En créant une société en France, on contourne ce problème. Il y a évidemment des entreprises liées à la mafia – plus précisément de la n’drangheta calabraise – qui travaillent sur le chantier de la ligne Lyon-Turin, comme sur les chantiers de l’Expo 2015 à Milan. C’est une forme de « normalité » chez nous. Il faut savoir que l’Italie est le pays où l’on construit des autoroutes en enfouissant dessous des déchets toxiques, grâce à un système de complicité entre la mafia, les partis politiques, les entreprises de travaux publics, y compris ceux qui sont chargés de faire les contrôles sur les travaux publics ! C’est un système de corruption à l’état pur qui jouit d’une impunité totale.
Début février, l’Olaf – l’Office antifraude de l’Union européenne – a ouvert une enquête sur la ligne Lyon-Turin afin de voir si des fraudes ou des irrégularités avaient eu lieu. Des soupçons d’irrégularités, de fraudes, de conflit d’intérêts et même d’infiltrations mafieuses pèsent sur le projet…
Le projet de la ligne Lyon-Turin, la TAV comme on l’appelle ici, a d’abord été « saboté » par la lutte des citoyens du Val de Suse. Maintenant, il va peut-être être « saboté » par une enquête ! Ce serait curieux… [il sourit] mais raisonnable ! Je souhaite même que le projet soit aussi saboté par le manque de financements. S’il devait se poursuivre malgré tout, j’espère qu’un jour les responsables seront condamnés pour catastrophe environnementale.
Sauf que, pour l’instant, c’est la « parole contraire » des citoyens qui est poursuivie en justice au tribunal de Turin…
Manifestation en janvier 2012 © Reuters
Le tribunal de Turin a produit des milliers de chefs d’incrimination contre des militants « No Tav » du Val de Suse. Les magistrats ont profité de mes mots pour réprimer, pour tenter de réduire à néant ce mouvement de masse et briser ses soutiens extérieurs. La société française LTF qui a porté plainte contre moi avait le droit de le faire. En revanche, le tribunal de Turin n’aurait jamais dû la juger recevable. Je suis le premier écrivain incriminé pour ce qu’il a dit… pour incitation à commettre des crimes ! Mais je suis extrêmement déterminé à me défendre, même si je suis le dernier.
Le 27 janvier dernier, les militants « No Tav » ont été lourdement condamnés…
En première instance du maxi-procès à Turin, les militants « No Tav » ont été condamnés à un total de 140 ans de prison, sans que soient prises en compte les circonstances atténuantes obligatoires pour ceux qui avaient un casier judiciaire vierge. Il y a eu une volonté politique d’éliminer ces circonstances atténuantes et c’est sans doute ça le plus grave. Je connais l’un de ces condamnés, c’est un barbier, habitant de Bussoleno. Il a été condamné à trois ans de prison pour avoir soi-disant blessé sept policiers en lançant des pierres à une distance de 57 mètres. Cette performance lui aurait valu la médaille d’or olympique au lancer de poids ! C’est absurde !
En réponse à la « parole contraire » de ses habitants, la vallée a été militarisée…
La militarisation de cette vallée a été une immense violence d’État. Ce projet a été déclaré « ouvrage stratégique », ce qui signifie que l’on ne peut pas protester contre sa réalisation. La première fois que cette disposition d’Opera Strategica a été utilisée, c’était pour construire un incinérateur de déchets dans la région de Naples, contre l’avis des riverains. Il a finalement été construit grâce à l’emploi de la force militaire. Dans le Val de Suse, l’armée contrôle les lieux. C’est une force d’occupation, comme si le Val de Suse était un autre pays.
L’État se défend contre ses propres citoyens ?
Juin 2011. Durant une manifestation anti-TAV © Reuters
L’État opprime ses propres citoyens qui s’opposent. Ceux qui résistent sont traités comme des criminels. Cela ne vaut pas seulement pour le Val de Suse. À Lampedusa par exemple, une loi interdisait aux pêcheurs de venir en aide aux migrants sous peine d’être poursuivis pour complicité d’immigration clandestine. Une loi absurde, horrible et contre laquelle la population et les pêcheurs se sont battus et ont finalement obtenu de pouvoir faire leur métier tout en conservant leur dignité humaine en apportant de l’aide à ceux qui sont en mer. La loi de la mer, qui vaut depuis toujours, ne peut pas être reniée par des législateurs ivres.
Vous êtes poursuivi pour une phrase publiée et répétée dans les médias… Qu’en est-il de la liberté de la presse en Italie ?
L’Italie a la pire liberté d’information d’Europe, ce n’est pas moi qui le dis mais les observatoires de la liberté de la presse [selon le classement Classement mondial de la liberté de la presse 2014 de Reporters sans frontières, l’Italie arrive au 49e rang sur 180]. En Italie, les journalistes ne sont pas des professionnels de l’information, ce sont des employés d’entreprise. Ils doivent obéissance au comité, au PDG de l’entreprise qui les emploie. Les journalistes italiens sont des employés, des « embedded », ce sont les subordonnés d’un quartier général de l’information qui a une structure militaire. La grande presse italienne est liée aux partis, aux entreprises et donc à la ligne Lyon-Turin. C’est un système bien huilé, et je n’ai donc pas reçu de soutien particulier de la part de la « grande presse ». Mais j’ai pu exprimer mes convictions dans certains médias, à la radio ou dans des programmes télévisés.
Ce procès intenté contre vous, un écrivain, n’est-ce pas surdimensionné ?
Il faut savoir qu’au tribunal de Turin, depuis quelques années tous les procès contre les activistes No Tav ont été déclarés prioritaires sur tous les autres. Des procès de corruption géants ont ainsi été repoussés ! Ce procès contre mes mots est un gaspillage d’argent et de temps, et c’est aussi pour cela que je ne ferai pas appel si je suis condamné.
Craignez-vous d’être condamné ?
Je pense que je serai condamné, car sinon ils n’auraient pas fait ce procès qu’ils ont monté de toutes pièces. La plainte est bien réelle, mais les magistrats ont inventé un procès sur le « droit de parole ». Je crois donc qu’ils vont poursuivre sur cette voie avec l’intention d’incriminer la Parole contraire. Car c’est une question de liberté de parole contraire. Il n’y a pas de problème de liberté d’expression en Italie : les paroles favorables au pouvoir sont toujours bien acceptées.
Si vous êtes condamné, ferez-vous appel ?
Je défendrai mes mots jusqu’au verdict, parce que je n’ai que ça. Je suis fier de pouvoir et de devoir défendre mes mots et mon droit de parole. Je ne suis pas une victime de cette affaire. La victime pour le moment, c’est l’article 21 de la constitution italienne qui garantit au citoyen la plus large liberté d’expression, et c’est la première fois qu’elle est mise en doute, qu’elle conduit à un procès.
Si vous êtes acquitté, crierez-vous victoire ?
Non, si je suis acquitté, il n’y aura pas de victoire. Une erreur aura été évitée.
Vous dites que ce procès, c’est votre premier prix littéraire…
Je n’aime pas les prix littéraires et en Italie je n’en ai reçu aucun, c’est d’ailleurs une virginité que je veux maintenir. Mais le fait que mes mots aient pu être considérés comme dangereux, capables de susciter des réactions même criminelles, c’est une exagération que je prends comme un prix littéraire.
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Le précédent français
L’an dernier, côté français, Daniel Ibanez, fervent opposant français au projet – auteur de Trafics en tous genres, le projet Lyon-Turin –, a été cité en justice par la société LTF. Cette société Lyon Turin Ferroviaire (LTF) – dont le siège social est à Chambéry et le siège opérationnel à Turin – avait porté plainte contre lui pour injure publique auprès du tribunal de Chambéry. La société LTF reprochait à ce militant écologiste des propos tenus lors d’une réunion publique le 21 février à Modane et rapportés par Le Dauphiné Libéré. « Les derniers à dire qu’ils travaillaient pour des siècles, c’est quand même le IIIe Reich », aurait déclaré le militant écologiste selon la plainte, propos qu’il contestait par ailleurs avoir tenus. En juillet 2014, le tribunal de Chambéry a finalement jugé irrecevable la citation à comparaître. « S’il y a injure dans cette affaire, c’est une injure au bon sens en voulant continuer à construire des infrastructures inutiles », avait commenté Daniel Ibanez à la sortie du tribunal, saluant une centaine de militants français et italiens venus lui témoigner leur soutien.
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Source : www.mediapart.fr