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Edward Snowden, les coulisses de la plus grande fuite de l'histoire
04 mars 2015 | Par Jérôme Hourdeaux
En juin 2013, la réalisatrice Laura Poitras a filmé durant huit jours sa rencontre avec le lanceur d'alerte, caché à Hong Kong. Son documentaire, « Citizenfour », un huis clos intimiste et angoissant, sort en salle ce mercredi. Le 5 mars, la chaîne Planète+ diffuse « Edward Snowden, ennemi d’État », un film dévoilant un autre épisode : la fuite de l'informaticien vers la Russie avec l'aide de Wikileaks.
Edward Snowden n’a pas que dévoilé un dispositif d’espionnage global des citoyens déployé par les États-Unis et leurs alliés. Il a également donné naissance à une nouvelle figure héroïque, le lanceur d'alerte, immortalisée par le documentaire « Citizenfour », sorti en France mercredi 4 mars, de la réalisatrice Laura Poitras. Elle est l’une des premières journalistes à avoir été en contact avec l’ex-employé de la NSA.
Malgré quelques pionniers, ceux que l’on appelle en France les « lanceurs d’alerte » avaient jusqu’à présent généralement tout fait pour rester dans l’ombre, notamment en raison des craintes de représailles. Pour avoir fourni en 2010 au site Wikileaks plusieurs centaines de milliers de documents et câbles diplomatiques, et après avoir été dénoncé par un hacker, le soldat Bradley Manning (devenu Chelsea Manning), a écopé, en 2013, de 35 années de prison. Auparavant, il a été placé durant trois années en isolement par la police militaire. Le fondateur de Wikileaks, Julian Assange, est de son côté toujours reclus dans l'ambassade équatorienne à Londres, assuré d'être extradé à toute tentative de sortie.
Le tour de force d’Edward Snowden est d’avoir réussi à retourner totalement ce statut de paria, de traître à la nation en assumant et revendiquant son rôle de whistleblower. Devançant médias et forces de l’ordre, c’est lui qui décide de dévoiler son identité dans une vidéo diffusée le 8 juin 2013 par le Guardian, quelques jours seulement après la publication des premières révélations. Cette vidéo, tournée dans la chambre de l’hôtel Mira de Hong Kong par Laura Poitras, constitue une des scènes centrales de « Citizenfour ».
Edward Snowden dans sa chambre d'hôtel
Cette interview, devenue historique, a changé la donne. La mystérieuse taupe sortait enfin de l’ombre. Et son visage était celui d’un jeune homme, patriote, élevé dans une famille de militaires, propre sur lui, bien éduqué et expliquant avec calme et aisance comment son gouvernement violait la vie privée de ses citoyens. En revendiquant son « crime » pour accuser le gouvernement américain, il inversait la charge de la preuve et mettait le gouvernement américain sur la défensive.
Depuis, Edward Snowden, qui vit toujours en Russie et à qui les pays européens dont la France ont refusé l'asile, est devenu une véritable icône déclinée en livres, série télé, films, documentaires… Alors que filtrent déjà les premières images de l’adaptation aux écrans de sa vie par Oliver Stone, « Citizenfour » vient d’être récompensé aux Oscars. Honni par Washington, Edward Snowden est encensé par Hollywood.
Cette multiplication des récits permet de peu à peu dévoiler avec une précision sans précédent les détails de l’une des affaires les plus extraordinaires de l’histoire du journalisme. En deux ans, une bonne partie des acteurs ont en effet donné leur version de l’histoire, permettant ainsi de reconstituer peu à peu le puzzle. Le journaliste Glenn Greenwald, l'autre journaliste à avoir été contacté par Edward Snowden, avait déjà publié, au mois de mai 2014, Nulle part où se cacher, un livre balayant l’histoire du whistleblower et les implications de ses révélations. À l’inverse, Laura Poitras a fait le choix de se concentrer sur un épisode bien particulier de son histoire : les huit jours passés avec Edward Snowden dans une chambre de Hong Kong.
Le 2 juin 2013, la réalisatrice débarque dans la province autonome chinoise accompagnée de Glenn Greenwald. Depuis quelques mois, les deux journalistes sont en contact par internet avec une mystérieuse source signant ses messages « Citizenfour ». Celle-ci dit avoir la preuve de multiples violations des droits fondamentaux des citoyens par les services secrets américains pour lesquels il affirme travailler. Pour prouver ses dires, il a déjà fourni aux journalistes une série de documents. Le rendez-vous a été fixé dans une salle de l’hôtel Mira, avec, comme signe de reconnaissance, un Rubik’s Cube. Une fois le contact pris, Edward Snowden emmène dans sa chambre Glenn Greenwald et Laura Poitras. Celle-ci sort immédiatement sa caméra et se met à filmer.
C’est autour de ce huis clos que tourne entièrement « Citizenfour ». Avec une image souvent instable, une mise au point aléatoire, des mouvements de caméra parfois un peu brusques, il s’agit d'un témoignage à la première personne. On y revit, à travers les yeux de Laura Poitras, certaines des scènes décrites dans des articles ou par Glenn Greenwald dans son livre. Le montage particulièrement efficace et la distance prise par Laura Poitras, que l’on entend et qui n’apparaît quasiment jamais, renforcent encore le réalisme, l’impression d’être coincés dans cette chambre avec les deux journalistes, parfois accompagnés de leur collègue du Guardian Ewen MacAskill, et Snowden potentiellement recherché par toutes les agences américaines.
Au fur et à mesure des interviews, la paranoïa de Snowden se fait contagieuse. On rit lorsqu’il se dissimule la tête sous une couverture pour taper son mot de passe, ou quand il débranche le téléphone dès que celui-ci se met à sonner. Mais l’ambiance commence à se faire plus pesante lorsque l’alarme à incendie de l’hôtel se déclenche brièvement à plusieurs reprises, une méthode selon Snowden utilisée pour forcer des cibles à sortir de leur chambre. L’alerte était en fait un test de sécurité.
Mais le film réussit à convaincre le spectateur qu’à tout moment des agents pourraient défoncer la porte et mettre un terme à l’histoire avant même qu’elle ne débute. Dans ce huis clos angoissant, les réactions d’Edward Snowden sont filmées au plus près. Sa peur et ses doutes sont parfois presque palpables, comme lorsqu’il discute en ligne avec sa petite amie qu’il a abandonnée à Hawaï sans donner d’explication.
Edward Snowden.
Ce faisant, « Citizenfour » ne parvient pas à éviter un écueil. À plusieurs reprises, Edward Snowden insiste en effet sur la nécessité de ne pas personnaliser ses révélations, de ne pas être mis en avant afin que le débat porte sur le fond et non sur le messager. Or, le film ne sort pas de ce paradoxe : plus Snowden affiche son désintéressement, son abnégation, plus il apparaît comme un héros, voire un martyr. « Je préfère plutôt risquer l’emprisonnement, ou toute autre conséquence néfaste, plutôt que de risquer toute limitation de ma liberté intellectuelle et de celles et ceux qui m’entourent, qui m’importent au même titre que ma personne », explique-t-il ainsi à Glenn Greenwald. Et, même si finalement Edward Snowden réussira à échapper aux autorités américaines, on conserve l’image d’un homme se sacrifiant littéralement pour le bien de l’humanité.
Au bout du compte, « Citizenfour » ne délivre aucun « scoop » supplémentaire. Laura Poitras livre, en introduction et en conclusion, une mise en perspective des révélations d’Edward Snowden, de leur traitement médiatique et des réactions politiques. Le film apporte également quelques éléments de détails et anecdotes. Il révèle notamment que la petite amie d’Edward Snowden a finalement pu le rejoindre et alimente, tout à la fin, l’hypothèse d’un « second Snowden », un nouveau lanceur d’alerte au sein de la NSA.
Mais « Citizenfour » est surtout un témoignage humain, une rencontre exceptionnelle amenée à changer le cours de l’histoire. Le huis clos se termine d’ailleurs sur l’image d’Edward Snowden, refermant la porte de la chambre d’hôtel pour fuir en compagnie d’un avocat hongkongais, laissant la réalisatrice seule dans la pièce.
La fuite interrompue à Moscou
C’est justement à cet instant qu’une autre pièce du puzzle peut se mettre en place. Alors que « Citizenfour » sort mercredi dans les salles françaises, Planète + C&I diffuse, le lendemain à 20 h 45, un documentaire justement consacré à la fuite du whistleblower et basé sur le témoignage d’un autre acteur direct : l'équipe de Wikileaks. Réalisé par les journalistes danois Poul Erik Heilbuth et allemand John Goetz, « Edward Snowden, ennemi d’État » est, sur la forme, très loin des qualités esthétiques et humaines de « Citizenfour ».
Mais ce documentaire contient de nombreuses informations sur un aspect encore assez peu documenté de l’histoire d’Edward Snowden. Celui-ci quitte en effet l’hôtel Mira le 10 juin mais ne s’envole pour la Russie que le 23 juin. Presque deux semaines durant lesquelles celui qui est devenu l’homme le plus recherché du monde n’est plus protégé par les journalistes qui l’accompagnaient.
Hébergé à Hong Kong par des « alliés », Edward Snowden prend alors contact avec Wikileaks. C’est la journaliste Sarah Harrison que l’organisation de Julian Assange envoie à la rescousse. Sa mission est de faire sortir du territoire chinois le jeune homme avant que Pékin ne cède aux pressions diplomatiques, et malgré le risque d’une arrestation dès la frontière franchie. Après plusieurs jours de tractations, un plan se dessine. Edward Snowden est censé prendre un avion pour Cuba, via la Russie, pour ensuite rejoindre soit le Venezuela, soit l’Équateur.
Pour brouiller les pistes, Wikileaks achète une douzaine de billets d’avions différents au nom d’Edward Snowden. Mais, alors qu’il est en route pour Moscou, le ministère des affaires étrangères américain révoque son passeport. À son arrivée sur le sol russe, il se voit refuser l’embarquement pour son vol pour Cuba. Edward Snowden restera un mois bloqué dans la zone de transit de l’aéroport de Sheremetyevo, avec pour seul refuge une pièce sans fenêtre et pour seule aide Sarah Harrison.
Le documentaire diffusé par Planète + C&I apporte plusieurs éclairages sur cet épisode particulièrement sensible de la fuite d’Edward Snowden. Le film confirme par exemple la réticence des autorités chinoises à extrader le jeune homme qui a pu embarquer à bord de son avion malgré les demandes américaines déjà transmises. Sarah Harrison confirme également qu’à son arrivée à Moscou, les autorités russes lui ont proposé un arrangement, sa liberté contre sa collaboration avec les services secrets, mais que celui-ci, jure-t-elle, n’a fourni aucune information.
Le film avance également une autre hypothèse : l’épisode du détournement de l’avion du président bolivien Evo Morales aurait, en fait, fait partie d’une stratégie mise en place par Wikileaks. Le 1er juillet, alors qu’Edward Snowden est toujours confiné, Evo Morales est en visite à Moscou. Lorsque son avion présidentiel redécolle le lendemain, la rumeur circule que l’informaticien serait avec lui. Sous pression des États-Unis, plusieurs pays, dont la France et l’Italie, refusent à l'appareil l’entrée dans leur espace aérien. Celui-ci est contraint d’atterrir en Autriche et se voit infliger une fouille. L’incident provoque un véritable tollé dans le monde entier et conduira à installer l’image d’un homme persécuté par un État prêt à tout. Il jouera un rôle non négligeable dans la décision de la Russie d’accorder un asile temporaire à Edward Snowden.
Or, dans le documentaire, Julian Assange explique avoir volontairement alerté les autorités américaines de la possibilité d’un départ d’Edward Snowden. Wikileaks aurait en effet eu, en connaissance de cause, des discussions téléphoniques sur des lignes surveillées avec certains contacts diplomatiques afin de leurrer les services américains. Interrogé sur cette possible opération de manipulation, l’ancien directeur de la NSA Michael Hayden estime : « Je n’y avais jamais pensé avant votre question. Mais, c’est incroyablement malin, oui. »
Edward Snowden et Michael Hayden lors d'un gala en 2011
Ce commentaire ne vient pas de n’importe qui. Le général Hayden a dirigé la NSA de 1999 à 2005. Il est donc celui qui a piloté la mise en place du dispositif dénoncé par Edward Snowden. Connu pour son franc-parler, ce pilier du renseignement américain est confronté à plusieurs reprises à Edward Snowden via une interview croisée particulièrement révélatrice. « Ce que Snowden a dévoilé, ce n’est pas des informations mais notre manière de recueillir des informations », lâche Michael Hayden dans ce qui semble être un quasi-aveu. « Il n’a pas révélé un seau d’eau, il a révélé la plomberie. Il a révélé comment nous récoltons, traitons et distribuons l’eau. »
Mais les propos de Michael Hayden sont également inquiétants lorsqu’il évoque l’avenir de son ex-employé. « Beaucoup d’Américains comme moi ne peuvent pas envisager une amnistie ni une négociation ou quoi que ce soit pour faire revenir Snowden », prévient-il. « Il y a 100 000 personnes qui travaillent pour le renseignement américain qui n’ont pas violé leur serment. Si mon gouvernement participe à n’importe quel accueil à bras ouverts, ou même à la moindre tentative d’approche, cela provoquera l’hostilité de ces hommes sur qui reposent la sécurité et la liberté de mon pays. » Voilà Edward Snowden, mais également la Maison Blanche, avertis.
Boîte noire : Mediapart est partenaire en France du film de Laura Poitras, « Citizenfour » (lire ici notre billet). Son directeur, Edwy Plenel, explique pourquoi dans cette vidéo.
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