Source : http://cadtm.org
Grèce : Les « institutions » sont toujours dans l’illégalité
16 mars par Renaud Vivien
La Grèce est censée payer 6 milliards d’euros à ses créanciers au cours du mois de mars. C’est davantage que le prêt de 4,1 milliards que le gouvernement espère obtenir fin avril, suite à l’accord conclu avec les autres Etats de la zone euro. Cet accord signé le 20 février prolonge de quatre mois le programme signé par le gouvernement précédent et la Troïka (FMI, BCE et Commission européenne) rebaptisée “institutions”. Celles-ci débloqueront cette tranche de 4,1 milliards d’euros à condition qu’elles acceptent les réformes que le gouvernement grec leur présentera. Dans cet accord, le gouvernement s’est également engagé à payer l’intégralité de sa dette dans les délais |1|.
Pourtant cette dette est largement contestable. Le 4 mars, la présidente du Parlement grec, Zoe Konstantopoulou, a d’ailleurs annoncé la création d’une commission d’audit afin d’identifier le caractère odieux, illégal ou illégitime des dettes contractées par les précédents gouvernements. Compte tenu du poids de cette dette, une suspension de son paiement pendant la durée de cet audit paraît la meilleure option. Cette possibilité est même fondée légalement.
Compte tenu de la crise économique, sociale et humanitaire, le gouvernement grec serait parfaitement en droit d’invoquer l’argument juridique de l’ « état de nécessité » pour suspendre les paiements. L’état de nécessité correspond à une situation de danger pour l’existence de l’État, pour sa survie politique ou sa survie économique. La survie économique se réfère directement aux ressources dont un État peut disposer pour continuer à satisfaire les besoins de la population, en matière de santé, d’éducation, etc. Or, près d’un tiers de la population est actuellement sans converture de santé et le taux de chômage atteint 29 % de la population active (60 % chez les jeunes). Depuis l’intervention de la Troïka en 2010, les salaires ont baissé de plus de 30 %, 40 % des hôpitaux sont fermés, le taux de mortalité infantile a augmenté de 43%, etc.
Cette possibilité de suspendre unilatéralement les paiements s’appuie également sur l’obligation de tous les Etats à faire primer le respect des droits humains sur ses autres engagements comme ceux à l’égard de créanciers. Ce devoir est notamment rappelé par l’ancien Expert de l’ONU sur la dette, Cephas Lumina |2| et par le Comité européen des droits sociaux. Dans sa décision du 7 décembre 2012 |3|, ce comité saisi d’une plainte de la Fédération des pensionnés grecs a condamné l’Etat grec pour avoir violé la Charte sociale européenne en appliquant les mesures contenues dans l’accord avec la Troïka. Les réductions radicales du montant de ces pensions (autour de 30%) depuis 2010 étaient, selon cette décision, de nature à entraîner une dégradation significative du niveau et des conditions de vie d’un nombre important des pensionnés. Affirmant que tous les Etats en Europe sont tenus de respecter la Charte sociale européenne en toute circonstance, le comité a rejeté l’argument de défense du gouvernement grec selon lequel il ne faisait que mettre en oeuvre l’accord avec la Troïka.
Face à une incompatibilité entre deux types d’engagements, les gouvernements sont donc tenus de privilégier le respect des droits humains et de ne pas appliquer les accords qui conduisent à leur violation. Cette obligation est également inscrite à l’article 103 de la Charte de l’ONU |4|. Le droit européen et international légitimerait ainsi des actes unilatéraux de la Grèce même si l’accord du 20 février interdit toute action unilatérale du gouvernement grec |5|.
De tels actes unilatéraux destinés à répondre en priorité aux besoins de la population (comme un moratoire sur la dette, le relèvement du salaire minimum, la renationalisation des secteurs privatisés, etc) sont d’autant plus justifiés que les programmes conclus avec la Troïka depuis 2010 sont illégaux au regard du droit européen et internationaux.
D’une part, les Traités européens n’autorisent pas la Troïka à légiférer sur le droit de grève, la santé, le droit d’association, l’éducation et la réglementation des niveaux de salaire. D’autre part, la Troïka a violé de façon manifeste une série de droits humains comme nombre de rapports et d’études juridiques l’ont clairement démontré |6|. La dernière étude intitulée « Of Austerity, Human Rights and International Institutions |7| » est de Margot E Salomon, directrice du Centre d’étude des droits humains à la London School of Economics and Political Science.
Cette juriste rappelle que les organisations composant la Troïka doivent impérativement respecter les conventions européennes et internationales comme la Charte sociale européenne ou le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels. A cet égard, elles ne peuvent pas imposer aux États des mesures qui conduiraient à la violation de droits humains, comme le Comité de l’ONU sur les droits économiques, sociaux et culturels l’a déjà rappelé à maintes reprises |8|.
Cette étude démontre ensuite que la responsabilité juridique de la Troïka dans la violation des droits de la population grecque est totale puisqu’elle est impliquée à tous les niveaux dans l’élaboration et la mise en œuvre de l’accord. Contrairement aux déclarations du FMI selon lesquelles les États décident eux-mêmes de leurs politiques, la Grèce est sous la tutelle de ces créanciers et n’a aucune marge de manœuvre |9|.
Ces illégalités, que la Commission d’audit aura en charge d’étayer, entraînent la nullité des engagements du gouvernement précédent envers la Troïka devenue « institutions », y compris les prêts octroyés à la Grèce en contrepartie de l’application de ces accords illégaux.
Pour remettre en cause la validité de ces engagements, les dirigeants grecs pourraient aussi s’appuyer sur les témoignages de Paulo Nogueira Batista et Philippe Legrain, respectivement directeur exécutif au FMI et conseiller du président de la Commission européenne José Manuel Barroso au moment du prêt de la Troïka en 2010. Dans un documentaire que vient de diffuser Arte |10|, M. Batista affirme que les tous les administrateurs du FMI savaient avant de voter ce prêt que ce dernier visait en réalité à « sauver les banques françaises et allemandes, pas la Grèce |11| ». M. Legrain complète en précisant que : « les décideurs du FMI ont été mis en minorité par le directeur du FMI de l’époque, Dominique Strauss-Kahn qui briguait alors la présidence en France et ne voulait donc pas imposer de pertes aux banques françaises. De leur côté, les banques allemandes ont convaincu Angela Merkel qu’il serait dramatique qu’elles perdent de l’argent. Alors les gouvernements de la zone euro ont décidé de faire comme si la Grèce traversait seulement des difficultés temporaires ». Pour cela, ils ont « contourné un principe essentiel de la clause de Maastricht, la clause de non-renflouement. Ils ont prêté de l’argent à Athènes, non pas pour sauver la Grèce, mais pour sauver les banques françaises et allemandes qui avaient eu l’inconscience d’accorder des prêts à un État insolvable ».
Notes
|1| Extrait de l’accord du 20 février 2015 : « The Greek authorities reiterate their unequivocal commitment to honour their financial obligations to all their creditors fully and timely » http://www.consilium.europa.eu/en/p...
|2| Principes directeurs relatifs à la dette extérieure et aux droits de l’homme, Annexe au rapport de l’expert indépendant Cephas Lumina du 10 avril 2012 (A/HCR/20/23)
|3| CEDS, 7 décembre 2012, IKA-ETAM (Fédération des Pensionnés Salariés de Grèce), réclamation n°76/2012
|4| Article 103 de la Charte des Nation- unies : « En cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront. ». Parmi les obligations contenues dans cette Charte, on trouve notamment, aux articles 55 et 56, « le relèvement des niveaux de vie, le plein emploi et des conditions de progrès et de développement dans l’ordre économique et social (…), le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion »
|5| Extrait de l’accord du 20 février : « The Greek authorities commit to refrain from any rollback of measures and unilateral changes to the policies and structural reforms that would negatively impact fiscal targets, economic recovery or financial stability, as assessed by the institutions ».
|6| Lire notamment le rapport du Commissaire européen aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe« Safegarding human rights in time of economic crises », publié le 3 décembre 2013 ; le rapport de l’Expert de l’ONU sur la dette suite à sa mission en Grèce, présenté au Conseil des droits de l’homme de l’ONU le 5 mars 2014 ou encore le rapport « Human Rights in Times of Austerity Policy », publié le 17 février 2014
|7| http://papers.ssrn.com/sol3/papers....
|8| CESCR, General Comment No. 18, The Right to Work (art 6), (35th session, 2005) UN Doc. E/C12/GC/18 (2005), para. 30 ; CESCR, General Comment No. 19, The Right to Social Security (Art. 9), (39th session, 2008) UN Doc. E/C.12/GC/19, para. 58 ‘States parties should ensure that their actions as members of international organizations take due account of the right to social security. Accordingly, States parties that are members of international financial institutions, notably the International Monetary Fund, the World Bank, and regional development banks, should take steps to ensure that the right to social security is taken into account in their lending policies, credit agreements and other international measures. States parties should ensure that the policies and practices of international and regional financial institutions, in particular those concerning their role in structural adjustment and in the design and implementation of social security systems, promote and do not interfere with the right to social security ».
|9| Page 8 : « According to the IMF, ‘the member country has primary responsibility for selecting, designing, and implementing the policies that will make the IMF-supported program successful’ The recent move by the IMF to national ‘ownership’ is not however easily reconciled with the ‘specific’ terms and requirements provided for in the Memoranda with Greece which are categorical on the extent of Troika oversight and explicit in its substantive prescriptions : ‘The [Greek] authorities commit to consult with the European Commission, the ECB and the IMF on adoption of policies that are not consistent with this memorandum’ ; ‘Actions for review’ include the adoption of reform by Parliament (of the pension system to ensure its medium- and long-term sustainability) ; ‘… reform will be designed in close consultation with European Commission, IMF and ECB staff, and its estimated impact on long-term sustainability will be validated by the EU Economic Policy Committee’.The 2012 Memorandum of Understanding provides that ‘Greece commits to consult with the European Commission, the ECB and the IMF staff on the adoption of policies falling within the scope of this Memorandum allowing sufficient time for review’ and further : ‘Disbursement are subject to quarterly reviews of conditionality for the duration of the arrangement »
|10| Documentaire de Harald Schumann « Puissante et incontrôlée : la troïka »
|11| http://www.marianne.net/on-renfloue...
une version courte de cet article a été publiée sur le site du Soir
http://jn.lesoir.be/?&_ga=1.858... et de la RTBF le 16 mars 2015 http://www.rtbf.be/info/opinions/de...
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