« Les produits dérivés sont une arme de destruction massive », affirmait le milliardaire américain Warren Buffett il y a dix ans. Les produits dérivés, ce sont ces produits financiers à l’origine de la crise financière de 2008. Sept ans plus tard, malgré les grandes promesses de régulation, la spéculation sur les produits dérivés est reparti de plus belle ! Une spéculation totalement déconnectée de l’économie réelle. Qui paiera lorsque ce fragile château de cartes vacillera de nouveau ? Regarder en direct défiler les chiffres de ce casino démesuré donne le tournis :
Vous avez sous les yeux le montant des produits dérivés échangés de gré-à-gré – ou Over the Counter (OTC) – c’est-à-dire entre deux acteurs économiques ou financiers, sans passer par des places de marché organisées comme les bourses, échappant ainsi à la surveillance des autorités [1]. En 2014, ce montant dépasse le niveau atteint en 2008 : 652 000 milliards d’euros [2]. Soit 10 fois le PIB mondial ! 652 000 milliards d’euros représente le « montant notionnel » de ces produits dérivés. C’est-à-dire le capital théorique sur lequel portent les contrats (qui sont au départ des contrats d’assurance, de « couverture »), le capital sur lequel ils sont adossés.
Ce montant n’est pas équivalent au risque pris : pour un dérivé sur le taux de change d’une monnaie, le risque ne représente que quelques pourcentages de possible variation du cours. Mais pour un dérivé sur un crédit immobilier, le risque est de 100% de ce montant notionnel si l’emprunteur est dans l’incapacité totale de rembourser sa dette. Sur une matière première, le risque est important, les cours du pétrole ou du blé par exemple étant plutôt volatiles. Quand tout va bien, les montants se compensent. Mais vu le niveau de ces produits dérivés, même une faible perte peut avoir des conséquences dramatiques ! Surtout, l’essentiel des transactions sur dérivés (93 %) se fait entre acteurs financiers, bien loin de l’économie réelle. Ils sont devenus des instruments de spéculation. Rappelons que le montant notionnel des produits dérivés de BNP Paribas s’élève à 48 000 milliards d’euros. 23 fois le PIB de la France !
Outre la menace qu’elle fait peser sur la stabilité du système économique mondial, la spéculation peut avoir des conséquences désastreuses. En particulier lorsqu’elle fausse le prix réel des matières premières agricoles, comme le prix du blé, du maïs et du soja qui vont déterminer celui des aliments que nous achetons. « Les activités des fonds indiciels ont joué un rôle clé dans la flambée des prix alimentaires en 2008 », explique la Banque mondiale, après que des émeutes de la faim aient secoué plusieurs pays d’Afrique et d’Asie. La tonne de blé passe alors de 100 à 300 euros. En 2011, les fonds spéculatifs indexés sur les matières premières agricoles, énergétiques et minières pèsent 600 milliards de dollars. Et, à l’exception du Crédit agricole, les grandes banques françaises y participent (lire ici).
Autre dossier noir de la finance : l’évasion fiscale. Elle serait impossible sans la complicité des banques, qui ferment les yeux ou incitent ouvertement leurs clients à « optimiser » leur patrimoine en transférant leur argent sur des comptes à l’étranger. Le manque à gagner pour l’État français est évalué entre 60 à 80 milliards d’euros par an, selon les derniers rapports parlementaires [3]. Soit l’équivalent de ce qui est collecté avec l’impôt sur le revenu [4]. Un euro sur 5 échappe ainsi à l’impôt en France !
Les scandales se succèdent : la banque HSBC a été mise en examen en 2014 pour démarchage bancaire illicite et blanchiment de fraude fiscale. En 2013, l’Autorité de contrôle prudentiel a infligé à UBS France une amende de 10 millions d’euros, pour « laxisme » dans le contrôle de pratiques commerciales susceptibles de relever du blanchiment de fraude fiscale. Les banques ne semblent pas pressées de mettre un frein à l’industrie de l’évasion fiscale.
Un quart du chiffre d’affaires international des grandes banques françaises est toujours réalisé dans les paradis fiscaux [5]. Grâce à la Loi bancaire de 2013, qui introduit un peu de transparence, on sait que BNP compte 170 filiales dans les paradis fiscaux, devant la Société générale (139 filiales) et le Crédit agricole (134 filiales) [6].
Tout ne se mesure pas en euros. Le coût des banques, ce sont aussi les impacts environnementaux de leurs investissements. Et les banques françaises ne sont pas toujours les plus avisées. Depuis la signature du protocole de Kyoto en 2005, le secteur bancaire a investi 165 milliards d’euros dans des projets d’extraction de charbon, alors même que le dérèglement climatique s’aggrave. Ces financements ont augmenté de 397 % en dix ans ! Parmi les 20 plus gros investisseurs, derrière les banques chinoises, états-uniennes ou britanniques, on retrouve deux champions nationaux : Crédit agricole et BNP. Cette dernière investit dix fois plus dans les énergies fossiles que dans les énergies renouvelables. Pour la transition énergique, on repassera ! Les projets dans lesquels BNP investit émettent 1360 millions de tonnes de CO2 par an [7]. Soit quatre fois les émissions de CO2 de la France !
Paradoxe du capitalisme : si les impacts négatifs de ces activités augmentent, les profits des banques également. Mais les dizaines de milliers de salariés des agences bancaires n’en profiteront pas, contrairement à quelques privilégiés qui travaillent pour la banque de marché, à des postes où ils bénéficient de faramineux bonus. Malgré la crise, ces bonus ont fortement augmenté : il y a vingt ans, la Société générale distribuait 21 millions d’euros de bonus, à 1400 salariés. Soit un bonus moyen de 15 000 euros. Rien à voir avec la situation actuelle : 467 millions d’euros de bonus sont distribués par la banque, à 2800 salariés. Soit un chèque de 162 000 euros en moyenne par salarié [8] ! Une petite prime de fin d’année équivalente à ce que gagne un salarié au Smic en 10 ans. Vous avez dit inégalités ?
Au sommet de la pyramide, les PDG des banques françaises les mieux payés touchent tous les ans l’équivalent de 200 années de Smic. Sans compter les retraites chapeau et autres parachutes dorés. Grâce à ces niveaux inégalés de rémunérations, le secteur de la finance a pris une place prépondérante parmi les hauts revenus. Mieux vaut être trader ou banquier que de créer son entreprise... En quinze ans, les revenus des 0,1% les plus riches ont augmenté de 32 % – tandis que 90% de la population se contentait d’une hausse moyenne de 5%. Et en trois décennies, dans ce club des 0,1% de privilégiés, la proportion de banquiers est passé de 5% à 25% [9].
Pourquoi les responsables politiques, malgré leurs promesses de régulation, ont-ils accepté les uns après les autres de maintenir de ce système dangereux et coûteux pour la société, qui socialise les pertes et privatise les profits ? Si rien ne change – ou si peu –, c’est que les banques ont su se montrer convaincantes. Il faut dire que le lobby bancaire est un véritable rouleau compresseur. Ses moyens sont impressionnants : le secteur financier européen emploie au moins 1700 lobbyistes, d’après les estimations de l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO). Un chiffre à comparer aux 400 fonctionnaires chargés de la régulation des marchés financiers au sein de la Commission européenne. Soit quatre lobbyistes pour un fonctionnaire ! Selon CEO, le lobby bancaire dépense chaque année 120 millions d’euros pour influencer les politiques européennes [10].
Ce ne sont là que quelques uns des coûts que font peser les banques sur la société. Nous aurions pu parler des emprunts toxiques, ces produits financiers concoctés par les banques pour accroître leurs profits et qui plombent les finances de collectivités locales et d’hôpitaux, dont les dettes ont littéralement explosées. Nous aurions pu évoquer la forte baisse du taux d’imposition des banques depuis 20 ans. Ou encore les milliards d’euros accordés aux banques par la Banque centrale européenne, à des taux d’intérêts très bas, pendant que celles-ci spéculaient sur les dettes souveraines des pays du sud de l’Europe. Ou bien encore la subvention implicite de 48 milliards d’euros chaque année pour les grandes banques françaises – BNP-Paribas, Crédit agricole, Société générale et Banque populaire-Caisse d’épargne –, du fait de la garantie de l’État qui leur permet de bénéficier sur les marchés financiers de taux d’intérêts plus bas [11]. C’est presque l’équivalent de l’impôt sur les sociétés perçu chaque année en France [12] !
Nous aurions pu mentionner aussi le coût des scandales, arnaques et manipulations (lire notre article Évasion fiscale, fraudes et manipulations : découvrez le casier judiciaire de votre banque).
Les dirigeants bancaires affirment également que la crise de 2008 n’a rien coûté aux contribuables français. À croire que le nuage de produits financiers toxiques qui a contaminé la planète en 2008 se serait arrêté aux frontières du pays ! L’Union européenne a pourtant dû mobiliser 4500 milliards d’euros pour éviter l’écroulement du système financier. Un chèque en blanc aux banques, d’un montant équivalent à 37 % du PIB européen [13] ! Le sauvetage des banques françaises a coûté 25 milliards d’euros, au minimum. A lui seul, le sauvetage de la banque franco-belge Dexia a plombé les finances publiques de 6,6 milliards d’euros, selon la Cour des comptes [14].
Sans compter les coûts indirects, exorbitants, de la crise financière. Car comme un virus toxique, la crise bancaire s’est propagée aux finances publiques et à l’économie réelle. Dans la zone euro, le taux de chômage est passé de 7,3% avant la crise, à 11% en 2012. Soit huit millions chômeurs en plus ! Quant à la dette publique française, elle fait un bond gigantesque, passant de 60% du PIB en 2006 à plus de 93% en 2013. Les banques françaises rejettent toute responsabilité. Évaluer ces coûts, les rendre visibles est une nécessité. Pour que spéculation et investissements hasardeux ne se fassent plus avec notre argent. Pour que les banques retrouvent leur fonction d’utilité sociale. Et la finance sa juste place.
@AgnèsRousseaux
Compteurs : Mathieu Lapprand
Photo : CC David Trawin
À lire, pour aller plus loin : Le livre noir des banques, co-écrit par Basta ! et Attac, Ed. Les liens qui libèrent, 372 pages. Disponible en librairie ou à commander en ligne sur cette page.