Source : http://www.mediapart.fr
Fermeture des centres de rétention, amélioration du sort des demandeurs d’asile, accès à la nationalité pour les enfants nés sur le sol grec : la politique d’immigration et d’intégration engagée en Grèce à la suite de l’arrivée du parti de la gauche radicale Syriza au pouvoir est unique en Europe. Elle fait de l’hospitalité à l’égard des migrants sa priorité, quand presque partout dans l’Union européenne les États membres considèrent les étrangers comme une menace et adoptent des législations restrictives pour décourager leur venue.
Au-delà des promesses, elle constitue un virage à 180 degrés par rapport aux mesures prises au cours des trois dernières années par le très droitier Antonis Samaras, à l’origine notamment de la construction d’un mur le long de la rivière Evros, à la frontière avec la Turquie.
S’il est encore trop tôt pour en mesurer l’ampleur, ce bouleversement, qui suscite l’espoir des migrants et de leurs soutiens associatifs, inquiète en revanche les chefs d’État des pays voisins pour une raison principale : la Grèce est l’une des principales portes d’entrée dans l’UE. Selon Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières extérieures, 50 000 personnes ont débarqué sans autorisation par cette route orientale en 2014, soit près d’un cinquième de l’ensemble des « passages illégaux ». La réforme, redoutent-ils, va créer un « appel d’air » et déstabiliser le vieux continent.
L’ambition du gouvernement Tsipras est, d’une part, de mettre fin aux absurdités, aux injustices et aux abus qui régnaient jusque-là et ont conduit à de multiples condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme, et d’autre part de mieux intégrer la population immigrée dans la société. Celle-ci recouvre plusieurs réalités : les personnes arrivées dès les années 1990, qui parlent grec, ont eu des enfants dans le pays et n’envisagent pas de partir (parmi elles, des Albanais, des Bulgares, mais aussi des Afghans, des Pakistanais et, à partir des années 2000, des ressortissants de pays africains), et les étrangers arrivés plus récemment (surtout des Syriens, des Somaliens et des Érythréens), qui ne parlent pas la langue et cherchent pour la plupart à rejoindre d’autres pays de l’UE.
La nouvelle politique prend appui sur la fermeture des centres de rétention, où sont détenus quelques milliers d’étrangers en situation irrégulière pour une durée pouvant excéder dix-huit mois. Alexis Tsipras en avait fait une promesse phare de sa campagne électorale. Les barreaux n’ont pas disparu d’un coup : la mise en place de cette mesure inédite en Europe est progressive. Dès février 2015, le gouvernement a annoncé la « libération immédiate » des demandeurs d’asile (détenus de manière illégale au regard du droit européen) et des personnes « vulnérables » (les familles, les enfants, les mineurs non accompagnés, les femmes enceintes, les victimes de violences, les malades et les personnes âgées). Leur transfert est prévu vers des « centres d’accueil ». Les personnes enfermées depuis plus de six mois sont aussi concernées en priorité. Les autres sortiront au fur et à mesure. Des dispositifs alternatifs à la rétention ont été identifiés.
Devenu un symbole des conditions d’enfermement inhumaines, notamment depuis le décès de détenus, le centre d’Amygdaleza, dans la banlieue nord d'Athènes, constitué de dizaines de containers, doit être fermé définitivement « pour des raisons humanitaires, politiques et symboliques ». Un millier de personnes y étaient jusque-là entassées, maltraitées et affamées, selon les ONG présentes sur place.
Pour éviter que les personnes remises en liberté ne se retrouvent sans abri, le gouvernement affirme préparer « la transformation des centres de rétention restants en centres d’accueil ouverts ». Autrement dit, des centaines de places d’hébergement seraient mises à disposition. Quatre grands centres de rétention cohabitent aujourd’hui, à Corinthe, Amygdaleza, Xanthi et Drama, créés et agrandis sous la pression des partenaires européens.
Le bureau grec du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) a aussitôt salué ces annonces. « Nous coopérons de près avec les autorités compétentes », affirme l'une de ses responsables, Ketty Kehayioylou. Joint par Mediapart, le vice-président de la Ligue hellénique des droits de l’homme (LDH), Dimitris Christopoulos, aujourd’hui consulté par le ministère de l’intérieur mais aussi partie prenante des discussions sur ce dossier avec les institutions européennes, se réjouit : « Nos propositions, pour lesquelles nous nous battons depuis des années, ont été entièrement reprises par le nouveau gouvernement. » Selon lui, l’accueil des migrants et leur traitement vont changer. « L’objectif est d’en finir avec les centres de rétention, qui sont inhumains, explique-t-il. Le centre d'Amygdaleza fermera complètement car il appartient à la police nationale, et on ne peut pas modifier son statut. Mais il ne s’agit pas de lâcher les gens dans la nature, ce qui risque d’aggraver les tensions et favoriser le racisme : nous devons encore trouver des moyens pour héberger cette population. Les autres centres seront transformés en centres d'accueil ouverts. Mais il ne faut pas se focaliser là-dessus : tout cela ne concerne que 3 450 personnes ! L'important, par ailleurs, est de fournir aux immigrés en Grèce la possibilité de s’intégrer. Jusqu’à présent, rien n’a été fait pour les immigrés sans papiers. »
Quel statut va être réservé aux migrants autrefois enfermés ? Vont-ils être régularisés ? Que va-t-il advenir des étrangers en situation irrégulière vivotant dans le pays ? Leur nombre – entre 250 000 à 300 000 selon les estimations officielles – a augmenté en flèche avec la crise. L’obtention des titres de séjour (d’une durée de deux ou trois ans le plus souvent) étant conditionnée au paiement des cotisations sociales, toutes les personnes ayant perdu leur emploi ou ayant travaillé au noir n’ont pu faire renouveler leurs papiers. Des étrangers en règle il y a quelques années tombent ainsi dans l’illégalité. « Ce qui a été fait par les précédents gouvernements n’était pas seulement une politique inhumaine, c’était une politique contre-productive », insiste Dimitris Christopoulos, par ailleurs professeur de droit à l’université Panteion d’Athènes. L’objectif du gouvernement, qui ne s’est pas encore exprimé clairement sur cette question, doit donc être, selon lui, de « normaliser le statut de ces personnes vivant en Grèce depuis des années ». Et qui, faute d’autorisations, ne peuvent voyager dans l’espace Schengen.
Le volet intégration de la réforme, qui concerne l’accès à la nationalité des enfants d’immigrés, est le plus avancé. La ministre adjointe à la politique migratoire (au sein du ministère de l'intérieur), Anastasia Christodoulopoulou, une avocate active de longue date auprès des immigrés, le confirme à Mediapart : « Mon pays se trouve actuellement dans la situation budgétaire que vous connaissez. Toutefois, avec les fonds de la Caisse d’intégration, nous ferons ce que nous pourrons pour renforcer ces politiques. De plus, notre priorité est de mettre en place une bonne gestion dans la répartition de ces fonds. (…) Par conséquent, le premier projet de loi que le ministère va présenter immédiatement au parlement grec – et quand je dis immédiatement, je veux dire pendant les deux semaines qui arrivent –, c’est le changement du Code de la nationalité afin de permettre de manière solide l’obtention de la nationalité aux enfants d'immigrés qui sont nés et ont grandi dans notre pays. »
La réforme du Code de la nationalité constitue une petite révolution. Jusqu'à présent, le code grec était régi par le droit du sang. La loi « Ragoussis », du nom du ministre socialiste qui l’avait fait voter en 2010, avait introduit des modifications importantes : elle avait permis aux enfants d’immigrés nés sur le sol grec d’obtenir, à leur majorité, la citoyenneté grecque. Mais elle a cessé d’être appliquée dès l’arrivée de la droite au pouvoir, en 2012, et a été ensuite invalidée par le Conseil d’État en 2013. Le gouvernement Tsipras a pour projet de faire voter une nouvelle loi, dans le même esprit, afin que tous les enfants d’immigrés nés sur le sol grec, qui sont allés à l’école grecque et n’ont pas ou peu de liens avec le pays d’origine de leurs parents, obtiennent la nationalité.
« Il faut que cette loi soit durable, qu’elle ne soit pas susceptible de sauter avec un changement de majorité et qu’elle soit réellement appliquée ! » prévient Nikos Odupitan, président de l’association Génération 2.0, qui se bat en Grèce pour les droits de ces étrangers de la deuxième génération. « Cela concerne au moins 200 000 à 250 000 personnes, estime-t-il, sur la base de chiffres établis par le ministère grec de l'intérieur en 2008. Des enfants d'étrangers nés en Grèce ou des immigrés arrivés dès le plus jeune âge et dont toute la vie s’est construite en Grèce. » Nikos Odupitan est lui-même issu de cette histoire-là. Ses parents sont arrivés du Nigeria à la fin des années 1970, raconte-t-il à Mediapart dans un grec parfait. Lui-même est né en Grèce en 1981, il y a fait ses études, n’a jamais vécu dans un autre pays. « Jusqu’en 2008, je n’avais même pas de papiers ! Aujourd’hui, je suis en possession d’un titre de séjour d’une validité de cinq ans, ce qui implique qu’il faut chaque fois faire des démarches pour pouvoir vivre légalement dans le pays », souligne-t-il.
«Allons-nous transformer le pays en camp de concentration afin que l’UE dorme tranquille ?»
Pour faire face à l’absence de ressources financières et ne pas rester isolés, les concepteurs de la nouvelle politique d’immigration et d’intégration cherchent les moyens d’impliquer l’Union européenne. Prenant exemple sur l’ex-leader libyen Mouammar Kadhafi, le ministre de la défense, Panos Kamménos, numéro un du parti souverainiste anti-austérité des Grecs indépendants, l’a dit d’une manière brutale, menaçant en préambule d’un Eurogroupe d’« inonder l’Europe de migrants » si les dirigeants européens ne trouvaient pas rapidement une solution à la crise de la dette. « On leur distribuera des papiers valides qui leur permettront de circuler dans l'espace Schengen. Ainsi, la marée humaine pourra se rendre sans problèmes à Berlin. Et tant mieux si, parmi ces migrants, se trouvent des djihadistes de l'État islamique », a-t-il lancé, contribuant à nourrir les amalgames.
Refusant d’en passer par le chantage, la ministre de l’immigration appelle elle aussi les États membres à prendre leurs responsabilités. « Environ 70 000 personnes, dont presque la moitié de Syriens, sont arrivées en Grèce l’année dernière, affirme-t-elle. Ce sont donc des réfugiés. Qu’allons-nous faire de cette situation ? Allons-nous transformer le pays en camp de concentration afin que l’UE dorme tranquille ? Non, ce n'est pas possible… »
Concernant la gestion des frontières extérieures, question qui préoccupe Bruxelles au plus haut point, la ministre botte en touche. « La surveillance des frontières relève de la compétence de la police grecque, pas de la mienne, rappelle-t-elle. De notre côté, nous ferons ce qu’il convient afin d’assurer que le contrôle de nos frontières et des frontières extérieures de l’UE se fasse avec le respect de la vie et de la dignité de ceux qui essayent de passer sans papiers, à travers le renforcement de centres d’asile et de centres de premier accueil. »
Aux frontières avec la Turquie, rien n’a changé pour l’instant. Elles ne sont pas ouvertes à tout vent, contrairement à ce qu’affirment certains responsables européens pour affoler les opinions publiques. Porte-parole de Frontex, Izabella Cooper assure que le dispositif est le même. « Notre soutien technique reste identique à ce qui était prévu (avant l’arrivée de Syriza au pouvoir) », indique-t-elle, rappelant qu’une équipe de 10-15 personnes patrouille à la frontière terrestre, en « support » des policiers nationaux, et qu’un « petit bateau côtier » ainsi qu’un avion de repérage sont mis à disposition en mer. Quelques signes d’évolution sont toutefois perceptibles. Le long de la rivière Evros, la clôture en béton et barbelés, endommagée par les intempéries, n’a pas été réparée. Le gouvernement Tsipras s’est par ailleurs engagé à mettre fin aux pratiques illégales de refoulement (push-back) des migrants par les forces de l’ordre, dénoncées par plusieurs ONG.
L’enjeu frontalier obnubile Bruxelles parce que la Grèce est un pays de transit. Dimitris Christopoulos estime qu’entre 40 000 et 80 000 migrants attendent de rejoindre d’autres pays européens. L’urgence, selon lui, est de mettre en place un mécanisme d’enregistrement : « On ne peut pas renvoyer ces clandestins dans leur pays d’origine, car ils viennent souvent de pays en guerre, et parce qu’il faut d’abord les identifier. On va donc commencer par appliquer une loi qui date de 2011 et qui permet de repousser de six mois toute décision administrative à leur égard. Toute menace d’expulsion est ainsi suspendue, et nous allons voir avec les institutions européennes comment gérer cette question qui est un problème européen. Pour ces immigrés, la Grèce n’est qu’un pays de transit. Pourront-ils s’installer ailleurs en Europe ? Jusqu’à présent, ils étaient sans papiers et bénéficiaient d’une forme de tolérance de la part des autorités grecques. Il faut maintenant partager ce fardeau avec les autres pays européens. »
Dernier volet de la réforme : l’asile. Beaucoup d’exilés hésitaient jusqu’à présent à déposer une demande en Grèce, parce que leurs chances d’obtenir le statut de réfugié étaient faibles et que les conditions d’accueil étaient mauvaises. Certes, sous la pression continue des ONG et des institutions européennes, des progrès ont été réalisés, mais le pays part de loin. Un service spécial de traitement des demandes d’asile a récemment été créé. Doté d’interprètes, il ne dépend plus des services de police auxquels il était auparavant attaché. « Il faut consolider cette réforme et utiliser à bon escient les fonds structurels de l’Union européenne », affirme le vice-président de la LDH grecque. Il est optimiste mais prévient : « Tout cela dépend d’un ensemble qui reste fragile. Nous sommes suspendus au contexte général, à la fois économique, politique et européen. »
Après des années d’absence de gestion, cet ensemble de mesures constitue une avancée pour les migrants, qui attendent beaucoup du gouvernement. Les premiers effets sont d’ores et déjà sensibles, dans un pays marqué par de nombreuses violences racistes : s’ils continuent d’être victimes d’actes xénophobes, les étrangers sont moins stigmatisés dans les discours publics. La suite des réalisations va dépendre du bras de fer, à l’intérieur du gouvernement, entre le ministère de l’immigration et celui de la défense. Ainsi que de la volonté de Bruxelles, source importante de financements. Or, en la matière, il n’est pas certain que la commission européenne se précipite, étant donné les craintes exprimées en haut lieu. Il n'est pas certain non plus que Dimítris Avramópoulos, le nouveau commissaire chargé des migrations et affaires intérieures, membre du parti conservateur de la Nouvelle Démocratie cherche à faciliter la tâche d'Alexis Tsipras.