Source : http://www.mediapart.fr
Ils témoignent: travail en pointillé, précarité à temps complet
25 mars 2015 | Par Mathilde Goanec
Chômage, intérim, petits boulots saisonniers, contrats à durée déterminée ou dérogatoires au droit du travail, les vies professionnelles sont de plus en plus discontinues. Pour des milliers de Français et en particulier les femmes, les jeunes et les « seniors », la précarité est devenue un état permanent. Portraits et témoignages.
À lire ce seul chiffre, on pourrait croire que rien n’a changé. Au dernier trimestre 2014, seuls 7,6 % des salariés étaient titulaires d’un CDD. Le CDI resterait donc, à première vue, la norme pour l’écrasante majorité des actifs. Autre constat : l’an dernier, 84 % des embauches (hors intérim) étaient des contrats à durée déterminée, alors que cette proportion s’élevait à 73 % en 1999, selon Sophie Robin-Olivier, professeur de droit à la Sorbonne, spécialiste des contrats de travail flexibles. La tendance au travail discontinu est donc solidement installée, sans même parler des missions d’intérim, des CDD d’usages, ou des travailleurs indépendants faisant office de salariés.
Le système est de plus en plus souple, mais ne réussit pas à faire baisser les chiffres du chômage. Si le recours massif au contrat « temporaire » est problématique, c’est aussi parce qu’il ne constitue pas réellement un marche-pied vers l’emploi stable. Même les dispositifs spécifiques, constamment remaniés comme les emplois d’avenir, contrat d’accès à l’emploi et autres contrats uniques d’insertion, n’atteignent pas leurs objectifs. A contrario, ils constituent un vivier de temps partiel, souvent mal payé. « Les contrats aidés répondaient à cette idée selon laquelle la flexibilité des plus vulnérables était un vecteur d’accès à l’emploi, décrypte Sophie Robin-Olivier. En réalité, c’est loin d’être évident. »
Les droits disponibles pour l’emploi en pointillé ne sont pas non plus toujours à la hauteur. Car les pratiques dérogatoires en termes de droits du travail, devenues la norme, bousculent tout l’édifice social. « L’intermittence dans le domaine culturel, on sait à peu près comment ça fonctionne, c’est un travail discontinu reconnu officiellement, même s'il est constamment attaqué, rappelle un membre de la coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France, lors de l’une de ses permanences. Pour tous les autres, inscrits au régime général, on peine à trouver des réponses. »
Le collectif en veut pour preuve les effets pervers des droits rechargeables, documentés dernièrement sur Mediapart. Face aux précaires, les agents du pôle emploi encaissent comme ils peuvent, visages d’une institution devenue l’interlocuteur principal de personnes qui pourtant travaillent. « Plus que de la colère, on voit beaucoup d’incompréhension, raconte Yannick Dennebouy, travaillant dans une agence à Avranches, en Normandie. Des gens reviennent s’inscrire deux, trois fois par an. Cette masse de fiches de salaire à gérer prend aussi du temps pour la gestion des dossiers, et donc occasionne des retards ou des blocages de paiement. Ça pose aussi des questions sur la manière dont nous pouvons les accompagner dans leur recherche d’emploi… »
Ce militant du syndicat SNU-Pôle emploi déplore également un autre aspect de la dernière négociation sur l’assurance-chômage. Avant la réforme, l’indemnisation était possible même en cas de « départ volontaire » de l’employé, après étude du cas et si la personne recherchait activement un emploi. C’est désormais impossible. « Donc si quelqu’un démissionne par exemple de son emploi au bout d’une semaine, on peut le priver de deux ans de droits acquis précédemment », s’alarme Yannick Dennebouy.
Pour les allocataires du RSA, le système cherche aussi sa voie. Outre une assiette financière plus large pour les bénéficiaires, la réforme annoncée en octobre dernier par le gouvernement prévoit de supprimer la prime pour l’emploi annuelle ainsi que le RSA-activité (qui permettait de conjuguer bas salaire et aide financière), pour la remplacer par une seule prime d’activité, ouverte aussi aux jeunes de moins de 25 ans. Or pour l’instant, seulement 32 % des personnes pouvant bénéficier de ce type d’aide y faisaient appel, faute d’informations, découragées par l’ampleur des démarches administratives nécessaires. Une complexité qui s’accroît quand on multiplie les employeurs.
« Quand on est fragilisé socialement, l’emploi est fragile », martèle François Soulages, président du collectif national Alerte, rassemblant des dizaines d’associations en lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Les témoignages qui suivent en sont l’illustration.
Insécurité professionnelle et administrative
- Marie, du contrat aidé au CDD
Marie, trentenaire, a plutôt un beau parcours universitaire. Double licence, master en archéologie, master en tourisme, elle a, à l’issue de sa formation, enchaîné les contrats sous différents statuts. Son premier poste était un contrat d’accompagnement vers l’emploi (CAE), à temps partiel, payé un peu moins de 900 euros par mois. Ce contrat de six mois, renouvelé une fois, débouche finalement sur un autre de neuf mois, toujours payé au Smic. Suivra une courte période de chômage, indemnisée selon le principe des droits rechargeables sur la somme que Marie a touchée lors de son premier contrat, soit 600 euros. Un coup terrible pour la jeune femme, qui ne voit pas d’issue à sa situation.
« J'ai été recrutée depuis pour un remplacement de congé maternité dans une école élémentaire, à temps plein. Ce contrat se terminera en juillet 2015. Je sais déjà que mes droits initiaux au chômage seront rouverts, à savoir ceux calculés sur mon premier CAE à temps partiel. Ce cercle vicieux va continuer ainsi puisque je vais enchaîner les contrats précaires et voir ces droits minimes reconduits à chaque fin de contrat. »
- Sébastien, la galère de l’associatif
Ancien bénéficiaire d’un CAE (contrat aidé), Sébastien décide de monter en 2012 une association de découverte du cinéma d’animation. L'activité fonctionne assez bien et il devient salarié de cette association à mi-temps pendant 5 mois puis poursuit cette activité bénévolement, faute de financement. Et ça se complique…
« Je rencontre alors un potentiel employeur, une communauté de communes, qui me propose un poste sur mesure pour animer des ateliers. Cela aurait pu être une formidable opportunité sauf qu'on me propose à nouveau un CAE, par manque de budget. Le pôle emploi m’en refuse l’accès sous prétexte que j'ai déjà bénéficié de ce type de contrat en 2010-2011. Pôle emploi préfère donc me payer le chômage plutôt que de financer un contrat aidé qui correspond à mon projet et me propose un bilan de compétence, pour me "remobiliser". Je dois alors faire 2 h de route pour me rendre à des réunions collectives qui ressemblent davantage à des mauvaises thérapies de groupe qu'à un véritable bilan individuel.
« Je trouve finalement un travail en CDD d'un an en tant qu'animateur socioculturel dans un centre social. Je vais y travailler durant toute l'année 2014. Ce travail est relativement bien payé et au printemps 2014, je déménage avec ma compagne et ma fille de deux ans pour me rapprocher de ce travail et des centres urbains. Décembre 2014, retour au pôle emploi, sauf que je vais bénéficier des droits ouverts un an avant, c'est-à-dire 490 euros par mois pendant dix mois ! La situation est pire qu’avant car notre loyer et nos charges ont augmenté. Ma compagne a repris les études et bénéficie aussi du chômage. »
- Annabel, « cddiste » au long cours
Après une série de petits boulots divers, Annabelle, 44 ans, s’est lancée il y a dix ans dans le domaine de l’insertion professionnelle. Elle va de CDD en CDD pendant sept ans, avant de passer un master 2 en ingénierie de formation pour tenter d’obtenir une plus-value sur le marché de l’emploi, et arrêter les « jobs de bouche-trous ». Avec « un Jules au Smic et deux enfants », sa vie n’en a pas été simplifiée pour autant.
« Pour exemple, sur le premier semestre 2014, j’ai travaillé pour trois associations en même temps, ce qui signifiait trois organisations, trois missions, trois boîtes mails, trois mots de passe... Ensuite, je suis passé à mi-temps et aujourd'hui, je suis de retour au chômage. En 11 ans j'ai travaillé pour 11 entreprises différentes avec à chaque fois des bons retours sur mon professionnalisme, mais mon salaire est moins bon qu'en début de carrière. Bref, aujourd'hui je reste une petite précaire qui sera bientôt une précaire travailleuse fragilisée car, à 45 ans, on commence à ne rien valoir, paraît-il.
« Je n'ai jamais payé d'impôt sur le revenu de ma vie. Je n'ai plus confiance en moi et la trentaine d'entretiens que j'ai passés m'ont minée. La recherche d'emploi est mon enfer : raconter encore et encore les mêmes choses, répondre aux questions en faisant semblant d'adorer être là. Je suis inquiète pour mes enfants : on ne lutte plus contre la féodalité, on l'institutionnalise. Le nouveau mot d'ordre, c'est le réseau. Si tu es fils de cadre, c'est envisageable mais dans un quartier pauvre avec des parents précaires ou chômeurs, c'est une blague ! »
- Margareth, au chômage pour la première fois
Camerounaise d’origine, Margareth vit en France depuis 2009, avec son fils, dans un immeuble d’Orly. Elle a toujours travaillé, mais toujours en « temporaire », dans la vente ou le ménage. L’année dernière, grâce à son statut de travailleur handicapé qu’elle avoue avec difficulté, elle entame une formation d’un an pour se qualifier dans le domaine de l’hygiène. Le CDI ainsi que le diplôme promis ne sont jamais arrivés, ni pour Margareth, ni pour la vingtaine de participantes à la formation.
« J’ai 46 ans et j’ai toujours facilement retrouvé du travail, parfois comme intérimaire, parfois en CDD. Je gagne autour du Smic, mais là, je suis au chômage depuis trois mois, et j’ai touché seulement 420 euros au mois de février. J’ai un enfant de 17 ans, je l’élève seule, qu’est-ce que je vais devenir ? Je veux bien travailler partout en région parisienne, et il y a des offres, mais je ne suis pas retenue. On me demande sans cesse ce diplôme que j’ai obtenu mais jamais reçu. Je ne sais pas vers qui me tourner. »
Spécialiste de la conservation d’archives, deux masters en poches, Lisa galère pour trouver des postes fixes, voire des CDD tout court. Elle enchaîne les contrats depuis trois ans, et sa sortie de fac. Elle est inscrite au Pôle emploi depuis 2012. Avec un humour plutôt noir, elle décrit son quotidien.
« J’ai réussi l’an dernier, via mon petit réseau, à enchaîner 2 CDD de 5 mois : la folie, que dis-je, mon âge d’or ! En 2 ans, j’ai connu 8 entreprises différentes, pas mal non ?Je rêverais de sauter d’un CDD à un autre, de découvrir mille structures professionnelles différentes, si je pouvais anticiper l’avenir et être sûre de retrouver du boulot à la fin d’un contrat ! Mais ma vie, c’est de courir après les contrats, le doute, la précarité, et l’impossibilité de faire des projets sur du long terme. C’est épuisant psychologiquement parlant et douloureux pour le porte-monnaie. J’ai l’impression d’être toujours la tête dans la paperasse, pour envoyer à chaque fois le nouvel exemplaire du contrat à la Caf, au Pôle emploi ou la sécurité sociale. C’est difficile aussi pour mes proches : mes parents, qui n’ont connu durant 40 ans qu’une seule entreprise et un seul contrat, appellent en demandant des nouvelles et je n’ai rien à dire à l’autre bout du fil. »
- Valérie, au RSA à 50 ans et aidée par ses parents
« Nous sommes des galériens », dit Valérie, qui a enchaîné les petits boulots. À 50 ans, elle a donc décidé de quitter le bateau. « Je ne cherche plus, à quoi bon ? » Musicienne, Valérie a travaillé pendant douze ans en ayant le statut d’intermittente à Nantes. De retour à Paris, elle est ensuite revenue à son premier métier, secrétaire et hôtesse d’accueil, en intérim. Mais les missions se sont peu à peu espacées, « trop vieille pour les boîtes, pas assez mince sans doute ». Son dernier emploi remonte à deux ans, comme vacataire dans des crèches à Puteaux pendant trois mois. Elle n’a jamais rien touché pour ses trois mois et se bat depuis avec tout le monde pour faire valoir ses droits. Parallèlement, pendant tout ce temps, la chanteuse a continué à jouer dans les bars, tout au chapeau et donc au noir, pour une trentaine d’euros par soir.
« Une fois le loyer payé, il me reste 22 euros pour vivre. Ça fait 5 ans que je ne chauffe plus mon appartement, que je mange un repas sur deux et que je passe mon café deux fois dans le filtre. Parfois, je fais des jeûnes de 4 ou 5 jours, mais pas pour le plaisir. Mes parents m’aident de temps en temps, c’est ce qui me permet de tenir. »
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