C'est un discours qui commence à tourner en boucle dans toute l'Europe. De Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne, au premier ministre espagnol, Mariano Rajoy, en passant par le gouverneur de la banque d'Angleterre ou le président de l'Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, tous se félicitent de la nouvelle situation en Europe. « La croissance revient », assurent les uns et les autres, s'appuyant sur la flopée d'indices dispensés chaque semaine.
François Hollande n'a pas été le dernier à saluer les chiffres favorables, annonciateurs selon lui d'une embellie. Depuis plusieurs semaines, le chef de l’État a un ton plus enjoué et répète à qui veut l’entendre que cette fois, c’est la bonne : la croissance est de retour. « Même fragile, la reprise économique est bien là », a-t-il professé le 13 mars, à l’occasion d’un déplacement en Isère, reprenant des propos qu’il avait déjà tenus peu avant devant des représentants des frondeurs socialistes, et encore avant à l’occasion d’un déplacement le 6 mars à Luxembourg.
Il n’a pas fallu attendre longtemps pour deviner ce qu’il fallait penser de ce pronostic dont François Hollande est devenu coutumier (lire Croissance : Hollande, l’extralucide). Publiées mercredi 25 mars, les dernières statistiques des demandeurs d’emploi, arrêtées à la fin du mois de février 2015, attestent que la crise est toujours là. La baisse du chômage en janvier n'a été qu'un feu de paille. Dès février, le nombre de demandeurs d'emploi a de nouveau augmenté de 0,4 % sur un mois, en dépit de tous les assouplissements (intérim, CDD, stages et autres) qui sont devenus la norme sur le marché du travail.
Près de 13 000 personnes nouvelles sont inscrites en février dans la catégorie A (la plus restreinte, celle qui concerne les personnes sans emploi), plus de 26 000 personnes nouvelles pour l’ensemble des catégories de A à E. Au total, le chômage touche désormais 5,2 millions de personnes. En un an, cela représente 300 000 personnes de plus sans emploi. Et depuis l’élection présidentielle de mai 2012, la hausse des demandeurs d’emploi a été de 572 000 inscrits supplémentaires (+ 19,5 %) pour la catégorie A et de 1,29 million de nouveaux inscrits toutes catégories confondues, soit une hausse de 28 %. C'est dire l'ampleur du désastre humain.
Le chômage en février 2015
Pour le chef de l’État et le gouvernement, la tentation va être grande de minimiser les derniers chiffres du chômage de février. Ils ne seraient que les dernières traces d'une conjoncture passée. L'embellie serait à l'horizon. L'INSEE aussi note une amélioration du climat des affaires en mars, dans sa dernière étude publiée le 25 mars. Même si les avis des chefs d'entreprise restent encore très en deçà des moyennes sur longue période, écrit l'institut, ceux-ci manifestent une plus grande confiance que les mois précédents, tout au moins quand ils travaillent dans les services ou le commerce.
De fait, l’environnement économique s’est bel et bien modifié. En somme, la reprise est sans doute là ; mais de quelle reprise s’agit-il ? Et contribuera-t-elle à la relance de l’emploi et au recul du chômage, qui sont les premières préoccupations des Français ? Ce sont quelques-unes des questions que soulève la conjoncture économique et sociale.
Conjonction favorable
Y a-t-il bel et bien des facteurs qui favorisent la reprise ?
Du chef de l’État jusqu’aux ministres de Bercy, c’est depuis quelques semaines le même message qui est diffusé en boucle : pour timide qu’elle soit, la reprise économique se dessine. Ce ne sont peut-être que les premiers frémissements, mais le moteur de la croissance a redémarré. Comme pour conjurer la débâcle politique des élections départementales, il se trouve même des hiérarques socialistes pour prolonger le message sur un registre attendu : sans doute la politique économique et sociale va-t-elle être massivement sanctionnée dans le pays, mais il ne faut surtout pas en changer puisque, tôt ou tard, elle va commencer à porter ses fruits.
Des frémissements économiques sont effectivement perceptibles. La France profite depuis quelques mois d’un environnement qui s’est profondément modifié.
Une baisse de 25 % en six mois © Boursorama
D’abord, il y a la baisse de l’euro, notamment face au dollar. Alors qu’il caracolait encore à des niveaux très élevés voici un an, aux alentours de 1,40 dollar en mars 2014, il est tombé progressivement aux alentours de 1,05 dollar depuis l’annonce de la BCE de sa politique monétaire « non conventionnelle » (voir la BCE sort son bazooka monétaire). Une parité parfaite entre le dollar et l’euro n’est plus qu’une question de semaines, à en croire les experts. Du premier ministre italien, Matteo Renzi, à François Hollande, la plupart des responsables politiques l’appellent de leurs vœux.
Cet effondrement de la monnaie unique est une très bonne nouvelle pour les économies européennes, et notamment l’économie française. Tous les économistes soulignent l’avantage procuré par un euro faible : celui-ci va favoriser les exportations et donc contribuer à stimuler la croissance. Étonnant retournement, qui en dit long sur la versatilité doctrinaire des « experts » ! Beaucoup d’entre eux ont applaudi, des années durant, la politique du « franc fort » puis de « l’euro fort » – qui avait pour prolongement mécanique une politique du chômage élevé. Ce sont les mêmes qui se félicitent aujourd’hui d'une politique monétaire strictement inverse.
Mais si l’euro a décroché, ce n’est pas parce que l’Europe a enfin choisi, de manière délibérée, une nouvelle stratégie de croissance, avec à la clef une politique monétaire plus accommodante, combinée à une politique budgétaire moins restrictive. C’est la dynamique même de la crise qui a contraint la BCE à violer les dogmes monétaires qu’elle avait elle-même établis. Pour éviter la stagnation voire la déflation, la Banque centrale n’a plus vu comme solution que l’arme monétaire. Quelles que soient les raisons qui ont poussé à ce changement radical, le fait est là : même si l’effondrement de l’euro n'est qu'un sous-produit de la crise économique historique qui secoue l’Europe, il joue malgré tout dans le bon sens.
Les effets de la baisse de l’euro, surtout pour une économie qui réalise 70 % de ses échanges au sein du marché unique, ne doivent cependant pas être surestimés. Les seuls qui en profitent vraiment actuellement sont les marchés boursiers. Les bourses européennes volent de record en record. Le CAC a dépassé les 5 000 points, son plus haut niveau depuis le printemps 2008, juste avant que la crise financière ne se transforme en tempête planétaire, avec la faillite de Lehman Brothers. De cette euphorie boursière, des économistes tirent argument pour dire qu’il y a là un autre indice du retournement de la conjoncture. D’autres, beaucoup plus prudents, mettent en garde contre la formation de nouvelles bulles financières. Comme cela s’est passé aux États-Unis, le quantitative easing de la BCE risque surtout, selon eux, de créer un déplacement gigantesque de l’argent vers les actions, sans grand effet sur l’économie réelle.
Un deuxième facteur agit favorablement : l’effondrement des prix pétroliers. Là encore, le mouvement est spectaculaire. De 112 dollars le baril (de brent), les cours se sont effondrés à près de 52 dollars en début d’année, avant de remonter ensuite aux alentours de 55 dollars. Cet allègement de la facture énergétique – même s’il est freiné par le renchérissement du dollar – est évidemment un facteur bénéfique pour les entreprises aussi bien que les ménages.
Le troisième facteur favorable est évidemment le niveau historiquement bas des taux d’intérêt. Les taux directeurs de la BCE sont presque nuls (0,05 %). Certains États comme l’Allemagne empruntent même désormais à des taux négatifs. Cette baisse du loyer de l’argent se diffuse dans toute l’économie, jusqu’aux entreprises et même aux ménages. À titre d’illustration, les taux d'intérêt accordés aux particuliers pour des crédits immobiliers ont continué leur baisse en France en début d’année pour se rapprocher de 2,20 % en moyenne en France.
Taux d’intérêt historiquement bas sinon nul, pétrole en chute, euro au plus bas aussi : cela fait donc très longtemps que la France ne bénéficiait pas d’un alignement des astres, si l’on peut dire, aussi favorable.
Et pourtant, la reprise ne risque-t-elle pas d’être poussive ?
François Hollande et le gouvernement claironnent que la reprise est au coin de la rue, mais tout laisse à penser que la croissance restera très faible. Les prévisions officielles du ministère français des finances sont en ligne avec ce constat : elles font état d’une croissance possible de seulement + 1 % en 2015 et de + 1,7 % en 2016. Pour la France, la Commission européenne fait un pronostic voisin, avec une croissance de + 1 % cette année et de + 1,8 % en 2016. L’OCDE a des prévisions également quasi identiques pour notre pays : + 1,1 % en 2015 et + 1,7 % en 2016.
Mais compte tenu des évolutions démographiques, la baisse du chômage ne s’enclenche que si le rythme de croissance de l’économie atteint au minimum de + 1,7 à + 1,8 % l’an. En clair, la croissance risque d’être trop faible pour endiguer la vague montante du chômage et de la précarité. Au mieux, le taux de chômage risque de stagner à un niveau historiquement élevé en 2015.
Les raisons de ce surplace sont multiples. En premier lieu, la France porte encore les nombreux stigmates des huit années de crise. Près de 60 000 entreprises ont fait faillite chaque année depuis 2008. Les autres ont diminué leurs investissements de façon drastique, ont réduit parfois dans des proportions spectaculaires leurs capacités de production. Et même si le climat est plus favorable, beaucoup ont encore de grands problèmes de trésorerie. Difficile de se remettre en quelques mois d’une destruction économique et industrielle d’une telle ampleur. L’économie française navigue donc sous toute petite voile et risque de ne pas pouvoir profiter autant qu’espéré des vents porteurs.
D’autant que les vents porteurs sont très circonscrits. Si un environnement plus serein – sauf accident toujours possible en Grèce – s’installe en Europe, dans le reste du monde, les perspectives sont beaucoup plus incertaines. La reprise américaine, soutenue depuis des mois voire des années à coups de centaines de milliards de dollars par la Réserve fédérale, est en train de donner des signes d’affaiblissement. Depuis trois mois, tous les indices – production industrielle, vente au détail, immobilier – stagnent ou baissent. Des économistes redoutent que ce ne soient les signes annonciateurs d’un nouveau retournement.
Dans le reste du monde, ce n’est même plus une crainte mais une certitude : la croissance s'essouffle. En Chine, le ralentissement est désormais avéré. Même si la croissance chinoise reste officiellement autour de 6,3 %, les signaux d’un profond dérèglement se multiplient. Les importations de matières premières ont chuté de près de 17 % depuis le début de l’année. Les exportations sont en baisse de 9 %. Au Japon, la politique de relance décidée par le gouvernement est en train d’échouer. Le pays retombe dans la déflation, avec un endettement encore plus lourd. La dette japonaise dépasse désormais les 220 % du PIB, à peine moins que la Chine avec ses 240 % d’endettement.
Les pays émergents, sur lesquels les économistes misaient tant, sont aussi aux prises avec des difficultés. À l’exception de l’Inde, tous les autres – Brésil, Turquie, Asie du Sud-Est, et on ne parle même pas de la Russie –, accusent de très nets ralentissements, compliqués en plus de l’appréciation du dollar. Même si un euro faible aide les entreprises à exporter, celles-ci risquent donc de ne pas en profiter pleinement, faute de débouchés extérieurs.
Le problème se pose exactement dans les mêmes termes en France et dans la zone euro : la demande fait défaut. Les politiques procycliques d’austérité, menées avec obstination depuis 2009, ont provoqué un asséchement de la consommation. Le gouvernement français peut prendre toutes les mesures de soutien qu’il veut, rien ne change en l’absence de carnet de commandes.
© Reuters
L’immense transfert de charges sociales et fiscales organisé en faveur des entreprises, à hauteur de quelque 42 milliards d’euros, sous la forme d’abord du « choc de compétitivité » puis du « pacte de responsabilité », n’a pas modifié la situation d’un iota : toutes les études disponibles attestent que ces sommes apportées sans la moindre contrepartie aux entreprises ont d’abord généré des effets d’aubaine, et très peu d’effets sur l’emploi.
Pour en avoir la confirmation chiffrée, il suffit de se reporter aux notes et simulations économiques très détaillées qu’Arnaud Montebourg, avec l’aide d’une équipe d’économistes, a périodiquement adressées à François Hollande, du temps où il était ministre, d’abord du redressement productif, puis de l’économie : on y trouve des évaluations très détaillées de la croissance en moins et du chômage en plus générés par cette politique fortement restrictive (lire Les notes secrètes de Montebourg à Hollande et Les conditions secrètes de Montebourg pour faire équipe avec Valls).
Loin de tirer les conclusions de l’expérience passée, le gouvernement donne le sentiment de vouloir surenchérir dans l’austérité dans les mois à venir. L’Europe l’y presse, exigeant toujours plus de réformes en contrepartie des délais de grâce qui ont été accordés à Paris. Un jour, c’est Pierre Moscovici – qui a conduit la politique économique de la France au cours des trois dernières années, ce qu’il semble oublier – qui fait la leçon aux Français, accusés de trop tarder dans la remise en cause de son droit social. Un autre, c’est Jean-Claude Juncker – celui qui a organisé depuis vingt ans l’appauvrissement systématique des finances publiques en facilitant l’évasion fiscale au Luxembourg – qui reproche lui aussi aux Français de traîner dans la mise en place des réformes. Un autre encore, c’est le ministre allemand de l’économie, Philipp Rösler, qui proteste contre le traitement de faveur accordé à la France et qui demande, voire exige, que les recettes espagnoles soient imposées à Paris.
Les injonctions européennes créent des remous jusqu'au sein du gouvernement. Ces derniers jours, des fuites font état des débats qui opposent le ministre des finances, Michel Sapin, et le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, sur la meilleure façon d’utiliser les surplus de la reprise. Tandis que le premier souhaite faire quelques réserves de précaution pour les finances publiques, le second recommande au contraire de profiter de la légère embellie pour accélérer les réformes sur le marché de travail, l’assurance chômage, et peut-être même le Smic.
Même si cela risque de compromettre les tentatives d'ouverture du gouvernement en direction des frondeurs et des écologistes, Emmanuel Macron a toutes les chances de l’emporter. Certains pronostiquent qu’une fois les élections départementales passées, l'échec étant déjà assumé, le gouvernement pourrait embrayer sur un nouveau programme de réformes encore plus dures. Au risque de créer encore plus d'inquiétude et de précarité, et finalement de casser la faible reprise de l’économie.
Précarité
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Le chômage va-t-il tout de même finir par reculer ?
Les chiffres de février viennent rappeler les prévisions de l’Unedic, le régime d’assurance chômage, pour l’année 2015 (elles sont ici). Celles-ci ne laissent malheureusement guère d’espoir à ce sujet : « Le chômage BIT poursuivrait sa hausse jusqu’à la fin de l’année 2015. En effet, la faible croissance limiterait la progression de l’emploi total, qui serait alors insuffisante pour compenser la hausse de la population active. Il en résulterait une progression du chômage BIT de +0,3 point sur l’ensemble de l’année 2014, puis à nouveau +0,3 point en 2015. Fin 2015, le taux de chômage s’établirait alors à 10,3 %. Sur les listes de Pôle emploi, cela se traduirait par 182 000 inscriptions supplémentaires en catégorie A en 2014, puis +104 000 en 2015. Parallèlement, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi tout en ayant exercé dans le mois une activité rémunérée courte ou à faible intensité horaire (catégories B et C) progresserait de +97 000 personnes en 2014, puis +78 000 personnes en 2015 », écrit l’organisme.
Plus inquiétante encore est l’évolution même du marché du travail en France ces dernières années, du fait des coups de boutoir contre le code du travail. Le contrat à durée indéterminée (CDI), qui était encore la norme des relations du travail au début des années 1980, est devenu maintenant l’exception (lire Près de 6 millions de chômeurs : l’échec de Hollande).
Une étude récente de l’Institut de recherche économique et social (IRES) (lire ici) pointait la gravité de l’évolution : « La répartition des embauches entre contrats temporaires et CDI est à l’inverse de celle observée pour les effectifs parmi les salariés en emploi. D’après les déclarations uniques d’embauche et les déclarations mensuelles des agences d’intérim, au quatrième trimestre 2012, 49,5 % des intentions d’embauche sont en CDD, 42,3 % sont des missions d’intérim et 8,1 % sont des CDI. Ainsi, dans le secteur concurrentiel, plus de 90 % des embauches s’effectuent en contrat temporaire », écrit l’institution (lire notre enquête travail en pointillé, précarité à temps complet).
Même si la reprise se confirme, elle risque donc de se traduire en emplois précaires, en petits boulots, comme cela s’est passé aux États-Unis et en Grande-Bretagne. La baisse du chômage y a été accompagnée d’une chute de la productivité, d’une chute des salaires, d’une paupérisation des classes moyennes.
En d’autres termes, les emplois de service à faible valeur ont pris le pas sur les emplois qualifiés. Les moins formés ont même renoncé à chercher du travail et sont sortis du marché. Ainsi, alors que la population américaine augmente de 2 millions de personnes par an aux États-Unis, le taux de population active est tombé de 67,5 % en 2000 à 62,8 % aujourd’hui. Ce seul chiffre dit l’ampleur de l’exclusion.
C’est contre ce mur de l’exclusion, de la précarisation qu’est en train de heurter la machine économique américaine. La Banque centrale a beau déverser des tombereaux de dollars, rien n’embraye si ce n’est les marchés financiers. L’Europe et la France se dirigent vers les mêmes écueils. La croissance seule ne suffira pas à vaincre le chômage en Europe, préviennent des économistes, soulignant le risque d'une génération perdue.
« Le plus désolant est que les responsables européens continuent à tolérer un niveau inacceptable et dangereux de chômage », précise Jonathan Portes, directeur de l'Institut britannique de recherche économique et sociale. Alors François Hollande peut bien faire mine de retrouver le moral, et la Bourse avec lui, les Français risquent pourtant de ne pas être aussi enjoués que lui. Rien, finalement, n'est en train de changer. La politique menée continue à faire le choix d'un chômage élevé et d'une précarisation grandissante.
Source : http://www.mediapart.fr