Au lendemain du vote de la loi sur la transition énergétique dont il a présidé la rédaction à l’Assemblée, le député socialiste François Brottes (Isère) a été choisi comme président du directoire par RTE, gestionnaire du réseau de transport de l’électricité, filiale d’EDF.
L’art de passer d’un mandat électif à la direction d’une grande entreprise est pratiqué de longue date par les dirigeants politiques français. Mais la reconversion professionnelle de ce proche de François Hollande, qu’il conseillait lors de la campagne présidentielle de 2012, pose la question du conflit d’intérêts : à la tête de RTE, il deviendrait l’un des principaux dirigeants au sein du groupe EDF, après avoir contribué à écrire la loi qui en régit l’activité. C’est d’autant plus problématique que plusieurs articles correspondent à ce que le géant français de l’énergie voulait y trouver. Rétrospectivement, l’action parlementaire de François Brottes, spécialiste des questions énergétiques, suscite de fortes interrogations.
« Le conseil de surveillance de RTE, réuni ce 23 juillet 2015, a proposé après accord de la ministre de l'Écologie, du Développement durable et de l'Énergie, François Brottes au poste de président du directoire de RTE », a confirmé jeudi l’entreprise dans un communiqué. François Brottes, qui siège au Palais-Bourbon depuis dix-huit ans, devrait prendre ses fonctions le 1er septembre 2015. « Atteint par la limite d’âge fixé par les statuts de l’entreprise », son prédécesseur, Dominique Maillard, ne pouvait solliciter un nouveau mandat.
La nomination de Brottes est quasiment acquise – la Commission de régulation de l’énergie (CRE) doit encore en examiner la conformité aux critères déontologiques du code de l’énergie, mais son avis est consultatif. Et les règles sont minimales : le code de l’énergie prévoit simplement que les dirigeants ne peuvent détenir d’actions des sociétés concernées et ne doivent pas venir d’une autre filiale du groupe dans lequel ils sont nommés.

Ce transfert, préparé depuis des mois au sommet de l’État, ressemble fort à un service rendu à ce soldat loyal de François Hollande. Pour l’Élysée, la nomination de Brottes à la tête de RTE est la garantie d’y trouver un fidèle et un homme de confiance, en plein bouleversement économique et technologique sur le marché européen de l’énergie.
Il est inédit qu’un parlementaire élu au suffrage universel, qui plus est président d’une des commissions les plus prestigieuses de l’Assemblée, quitte son mandat en cours de législature pour présider une entreprise publique. Une façon d’envisager son avenir avec sérénité : tandis que ses collègues voient se profiler en 2017 une débâcle digne de la dégelée législative de 1993, Brottes, 59 ans, nommé pour cinq ans chez RTE, n’aura pas à se confronter au verdict des urnes et pourra ensuite faire valoir ses droits à la retraite. Dans l'entreprise, il retrouvera une de ses proches, Frédérique Rimbaud, ancienne responsable des relations de RTE avec les collectivités territoriales.
Dans les couloirs de l’Assemblée, la rumeur d’une nomination prochaine de Brottes courait depuis des mois. Les socialistes ne sont donc pas surpris. D’autant que des députés socialistes candidatent déjà pour succéder au « Président » (il aime qu'on le nomme ainsi), comme Frédérique Massat (Ariège) ou Yves Blein (Rhône ) – ce dernier est lié aux Mulliez, la famille des propriétaires d’Auchan, ce qui en fait un candidat controversé au sein du groupe socialiste. Le nom de Frédéric Barbier (Doubs) est également cité.
Pourtant, depuis l’annonce de la nomination de François Brottes à RTE, certains élus socialistes s’égosillent. En cause : son futur salaire. L’actuel titulaire du poste, Dominique Maillard, gagne jusqu’à 33 300 euros brut par mois, part variable comprise : c’est près de quatre fois plus que le montant de l’indemnité d’un député de base.
« C’est dégueulasse, dit un socialiste sous couvert d’anonymat. C’est plus qu’un ministre, plus que le président de la République. Il va aller tranquillement jusqu’à la retraite comme ça, avec les avantages qui vont avec. La belle vie ! » « En termes d’exemplarité, vu la période, c’est quand même hallucinant », s’inquiète un autre. Début 2015, François Brottes avait été épinglé pour avoir, comme d’autres élus, acquis sa permanence parlementaire avec son indemnité représentative de frais de mandat (IRFM), un pécule de 7 000 euros par mois dont l’usage n’est quasiment pas contrôlé – il n’a pas démenti.
Défense des intérêts énergétiques
Autre problème, démocratique celui-là : anticipant cette nomination, le gouvernement avait chargé en février François Brottes d’une mission « sur la sécurité d’approvisionnement en électricité, en France et en Europe ». À l’époque, personne ne s’en était rendu compte. Mais cette astuce de procédure permet en réalité d’éviter une législative partielle. Selon le code électoral, un député dont la mission est prolongée au bout de six mois transmet automatiquement son siège à son suppléant sans repasser par les urnes. Quand il démissionnera, François Brottes sera donc remplacé par Pierre Ribeaud, conseiller général PS de l’Isère. Opportun pour le PS, qui n’a plus de majorité absolue à l’Assemblée et voit sa ligne économique contestée par les frondeurs.
Mais ce qui fait le plus grincer les dents à l’Assemblée nationale est qu’un député en exercice quitte son poste pour diriger une entreprise qui faisait partie de ses interlocuteurs réguliers en tant qu’élu de la Nation, et dont la maison mère exerce une puissante influence sur les élus. Très actif à l’Assemblée sur le sujet de la production et de la tarification de l’électricité – il est l’auteur de la loi sur la tarification progressive, finalement censurée par le Conseil constitutionnel en 2013 –, François Brottes y a, à de très nombreuses reprises, défendu les intérêts du secteur énergétique.
Début juillet, c’est lui qui a repris et déposé à l’Assemblée l’amendement de Gérard Longuet au Sénat rendant possible l’enfouissement géologique profond des déchets nucléaires. Alors que le gouvernement s’était engagé à ne pas faire avancer le projet Cigéo, nom du futur site de stockage, à Bure, il s’est dédit à la dernière minute et a profité du passage en force de la loi Macron par 49.3 pour y glisser un article confirmant la voie de l’enfouissement. Pourtant, l’Autorité de sûreté du nucléaire n’a même pas encore rendu son avis définitif sur ce projet contesté et très onéreux.
La loi sur la transition énergétique et pour la croissance verte tout juste votée a fait l’objet d’un lobbying intense d’EDF et d’Engie (ex-GDF Suez) pour y préserver au maximum leurs intérêts économiques. Ils y sont parvenus, sur un point extrêmement sensible, mais technique et donc passé inaperçu aux yeux du grand public : il concerne les réseaux d’électricité et le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (le Turpe), payé par tous les consommateurs sur leur facture.
En 2012, le Conseil d’État a annulé le mode de calcul du Turpe, considérant qu’il était « erroné en droit » car il ne rend pas compte des coûts réels d’usage du réseau. Les collectivités locales sont propriétaires de leurs réseaux d’électricité. L’immense majorité d’entre elles en délèguent l’exploitation à EDF, qui les valorise dans ses comptes, sans investir autant qu’elle le devrait dans leur entretien. C’est cet arrangement comptable que le Conseil d’État a sanctionné. Or la loi sur la transition énergétique prend le contre-pied de ce jugement, en établissant que l’investissement dans les réseaux est indépendant de leur régime de propriété (article 153). C’est exactement ce que souhaitait EDF, maison mère d’ERDF, filiale chargée de la distribution de l’électricité.
Le même article crée un « comité du système de distribution publique d’électricité » chargé de surveiller les investissements d’ERDF. Cette très légère concession d’EDF à un regard extérieur sur la politique de sa filiale de distribution lui permet de sauver les apparences et de maintenir son statut très particulier en Europe. Alors que le droit européen oblige à séparer les activités de production et de distribution d’électricité, en application des directives libéralisant le marché de l’énergie, EDF maintient dans son giron ERDF et RTE. Dispositif qui lui permet de faire profiter le groupe de son activité de distribution. Là encore, cet article de la loi met en œuvre ce que l’électricien souhaitait.
En tant que président de la commission spéciale chargé de l’élaboration de la loi, François Brottes a joué un rôle déterminant dans la rédaction du texte. Président de la commission du développement durable à l'Assemblée, Jean-Paul Chanteguet a dénoncé dans Le Monde une loi qui « aurait pu être écrite par EDF : ce n'est pas un texte de transition, mais d'adaptation de notre modèle énergétique, organisé essentiellement autour de l'électricité. Environ 40 % des articles sont consacrés à l'électricité, la capacité de production électronucléaire est maintenue à son niveau actuel et le développement de la voiture électrique devient une priorité ».
À d’autres occasions, le député de l’Isère est monté au créneau pour défendre les intérêts du secteur électrique. Par exemple, lorsqu’il a tenté d’introduire, fin 2014, un article favorable au chauffage électrique dans la loi de transition énergétique. L’amendement a finalement été retiré. Il risquait de remettre en cause la réglementation thermique 2012, dite RT 2012, qui limite la consommation énergétique des nouveaux logements. Cette réglementation fait l’objet depuis plusieurs années d’attaques de la part d’EDF et d’un recours devant le Conseil d’État déposé par le GIFAM, le lobby des appareils ménagers, qui la rendent responsable de la chute des parts de marché de l’électricité dans les logements neufs. D’ailleurs, en 2012, lors d’un colloque organisé par Les Échos, François Brottes avait déjà relayé leurs inquiétudes et appelé à réviser la réglementation.
Autre action notable : la création du cadre légal de l’effacement diffus, pratique qui consiste à couper temporairement la consommation d’électricité de clients volontaires. Alors qu’existent les plus grands doutes sur l’efficacité de ce dispositif pour économiser de l’énergie, François Brottes l’a défendu mordicus, au risque de créer un formidable effet d’aubaine pour la société Voltalis, spécialisée sur ce créneau. Elle est présidée par Pâris Mouratoglou, ancien dirigeant d’EDF Énergies Nouvelles, qui a fait fortune grâce à la bulle du photovoltaïque de 2009. En mars, l’association de défense des consommateurs UFC-Que Choisir a porté plainte devant le Conseil d’État contre ce dispositif jugé « scandaleux ».
« La loi, c'est comme un chewing-gum »
En octobre 2014, en commission d’enquête sur les tarifs de l’électricité, Dominique Maillard, alors président de RTE, remercie devant tout le monde le député François Brottes, futur président de RTE, pour les services rendus à la bonne marche de la filiale d’EDF : « Je remercie la représentation parlementaire – et vous en particulier, monsieur Brottes, pour votre implication » (à lire ici). Quel est l’objet de ces félicitations ? « Avoir introduit dans la loi une simplification des procédures relatives aux enquêtes publiques. » En clair, ne plus obliger la société à supporter le rythme, jugé trop lent, des commissions particulières du débat public qui précèdent toute installation de lignes à haute tension (souvent contestées localement). Et pouvoir désormais expédier cela par le biais de débats beaucoup plus rapides. Un progrès pour la productivité du maître d’ouvrage, mais un recul pour la démocratie locale. L’autre simplification appréciée par RTE doit lui permettre de raccorder plus facilement les éoliennes offshore aux terres, en dérogation à la loi Littoral. Un député remercié pour son œuvre législative par le chef d’entreprise à qui il va succéder : la situation n’est pas banale. Sollicité deux fois par Mediapart, l'élu socialiste ne nous a pas répondu.
Élu d’une circonscription de montagne, François Brottes a aussi fait de la promotion et de la défense de la “houille blanche”, autrement dit les barrages électriques, l'un de ses chevaux de bataille. « Dans la vallée de l’Isère, là où est née la houille blanche, les acteurs du territoire savent ce qu’ils doivent à l’électricité », expliquait-il en 2010 sur le site de RTE.
Il s’oppose sur ces sujets aux écologistes – qu’il apprécie peu et tient pour des ennemis dans son département, ex-fief socialiste où ceux-ci ont emporté la mairie de Grenoble face au PS. « Il est influencé par EDF, mais il n’est pas le seul », soupire un bon connaisseur de ces sujets au Parlement. Même s’il a parfois critiqué EDF – par exemple pour les hausses des tarifs électriques –, François Brottes passe de longue date pour un grand avocat de l’opérateur public au sein de l’Assemblée nationale. « Comment ne pas relire tous ses engagements passés à la lumière de cette nomination ? » s’étrangle un responsable du groupe PS.
En 2011, François Brottes intègre le staff de campagne de François Hollande. Il y est nommé pour s’occuper, déjà, des sujets d’énergie. Avec Bernard Cazeneuve, alors député de Cherbourg (où se trouve l’usine de retraitement des déchets nucléaires de La Hague), il joue un rôle actif dans la réécriture de l’accord PS-écologistes, qui aboutira à biffer un paragraphe sur la reconversion de la filière MOX, un combustible nucléaire jugé ultra-dangereux par les écologistes.
Questionné en mars dernier par des journalistes sur son rapport aux lobbies, François Brottes assumait d’« écouter tout le monde » quand il prépare une loi. « La loi, c’est comme un chewing-gum. En quinze jours, j’ai reçu 150 contributions sur la loi de transition énergétique. Heureusement qu’on a des inspirateurs ! Je refuse d’aller à des déjeuners organisés par des agences de communication, mais j’écoute tout le monde et j’ai des contacts avec les entreprises. » D’autres responsables de l’Assemblée, comme la présidente de la commission des affaires sociales, Catherine Lemorton, ou la rapporteure générale du budget, Valérie Rabault, sont en la matière plus regardantes.
Source : http://www.mediapart.fr