Les rumeurs de vente rapide sont reparties en février. Cela allait être annoncé au moment de la présentation des résultats d’Engie le 2 mars, prédisaient certains. La conférence est passée et rien n’est venu. Un porte-parole de la direction se refuse au moindre commentaire sur le dossier. Mais les échéances semblent s’approcher, inexorablement. Lundi 20 mars, un comité d’entreprise d’Engie s’est terminé sur un clash. La direction a refusé de donner les éléments que les représentants du personnel demandaient avant de se prononcer sur le sort de la branche exploration-production. Le comité d’entreprise a décidé d’engager une procédure judiciaire afin d’obtenir les informations que la direction lui refuse. Ultime tentative de résistance sans doute vouée à l’échec.
Car la direction ne reviendra pas sur son projet de cession. Il en va du sort d’Isabelle Kocher, la directrice générale d’Engie. Elle s’est engagée sur ce programme auprès des analystes boursiers. Elle doit “délivrer”, selon le jargon financier utilisé dans le groupe. Cela s’inscrit dans la nouvelle stratégie du groupe. Une de plus.
Cinq stratégies en neuf ans
« Combien de stratégies avons-nous eues depuis la fusion entre Suez et GDF ? » La question laisse Éric Buttazzoni, coordinateur CGT d’Engie, silencieux pendant un moment. Il a beau suivre la vie du groupe par le menu, il lui faut un peu de temps pour se remémorer toutes les étapes par lesquelles est passé le groupe depuis la fusion entre GDF et Suez en 2008. Il y a en eu tellement en dix ans. Les salariés en ont le tournis.
D’abord, il y a eu GDF-Suez, leader mondial du gaz et du GNL (gaz naturel liquéfié) juste après la fusion. C’était l’époque où Gérard Mestrallet, PDG du groupe, voyait le groupe exporter massivement du gaz vers les États-Unis. Le leader mondial du gaz avait juste omis un détail : la production massive de gaz de schiste aux États-Unis à partir de 2005. D’importateurs, les États-Unis sont devenus autosuffisants et désormais exportateurs de gaz américain. Deux ans plus tard, le groupe change d’orientation. Il rachète en deux fois son concurrent International Power. Ce dernier est valorisé à prix d’or (28 milliards d’euros) mais GDF-Suez paie une partie en papier. Grâce à cette acquisition, le groupe va devenir le leader de l’électricité et du gaz, en particulier dans les pays émergents, annonce triomphant Gérard Mestrallet.
Trois ans plus tard, la stratégie est à l’eau. La révolution des énergies renouvelables est passée par là, brisant tous les équilibres énergétiques passés. GDF-Suez ne l’a pas vue venir. Le groupe a dû fermer plusieurs centrales thermiques pour faire face aux surcapacités. Gérard Mestrallet annonce alors qu’il « abandonne le monde ancien » pour se tourner vers le monde nouveau. L’avenir désormais pour GDF-Suez passe par les énergies renouvelables en Europe et les marchés à forte croissance. Il promet de devenir le grand énergéticien du monde, de développer les infrastructures gazières dans le monde.
En 2016, nouveau changement de cap. Le groupe a changé de nom : il s’appelle désormais Engie. Gérard Mestrallet, devenu président, et Isabelle Kocher, directrice générale appelée à lui succéder, tirent un nouveau trait sur le passé. Ils ne croient plus à la mondialisation des marchés de l’énergie, aux grandes structures verticales. Plus question de se battre sur les marchés, de spéculer sur les différences du prix du gaz sur les marchés asiatiques, et notamment au Japon, d’exploiter des centrales à charbon. Le nouvel avenir du groupe est dans la transition énergétique, les énergies renouvelables, les services, les marchés régulés.
Pour accélérer cette transformation, le groupe prévoit de céder 15 milliards d’euros d’actifs, d’investir 22 milliards d’euros et de réaliser 2,8 milliards d’économie – qui viennent s’ajouter aux 5 milliards déjà réalisés entre 2012 et 2015 – sur trois ans. Cette transformation doit être un premier pas vers un groupe du monde futur de l’énergie. L’ambition stratégique est résumée sous la forme d’un sigle : Objectif 3D pour décarbonisation, décentralisation, digitalisation.
À chaque fois, les administrateurs de l’État, qui est actionnaire à hauteur de 29,1 %, entérinent tout, sans semble-t-il s’inquiéter de ces changements incessants. Pourtant ces faux pas, ces revirements, ces erreurs stratégiques ont un coût. Le groupe a été en déficit sur trois des quatre dernières années. En 2013, le groupe a affiché une perte de 9,7 milliards d’euros. Après avoir redressé la situation en 2014 (3,1 milliards d’euros de bénéfice), le groupe replonge en 2015 (5,1 milliards de perte). En 2016, il est à nouveau dans le rouge, affichant une perte de 400 millions. Mais selon la direction d’Engie, ces résultats sont quasiment sans signification : ce ne sont que des pertes comptables, sans effet sur la santé du groupe. L’essentiel, il est vrai, est lié à des dépréciations d’actifs. Mais celles-ci ont atteint des proportions gigantesques : le groupe a déprécié pour 29 milliards d’euros d’actifs en quatre ans, soit plus du quart de ses actifs corporels et des goodwill (survaleurs) inscrits au bilan. Pour parler dans le langage du monde financier, le seul que nombre de dirigeants acceptent, rarement il y a eu une telle destruction de valeur dans un groupe.
Mouvements perpétuels
« Engie n’a pas fait plus mal que ses concurrents européens. Regardez E.ON ou RWE. Ils sont dans une situation aussi difficile. Tous les énergéticiens européens se retrouvent laminés par la montée en puissance des énergies renouvelables », analyse un connaisseur du groupe. Prenant la défense de la direction, il pointe un doigt accusateur vers la Commission européenne. Selon lui, c’est elle la grande responsable des défaillances en série des acteurs historiques de l’énergie sur le marché européen. C’est elle, accuse-t-il, qui a organisé une concurrence effrénée sur les marchés traditionnels de l’énergie, tout en autorisant dans le même temps les subventions massives et les prix fixes pour les énergies renouvelables. « Il n’y a plus aucune rentabilité possible dans un marché aussi faussé. Tous les électriciens et les gaziers ont été pris en étau », conclut-il.
L’Europe de l’énergie a incontestablement tourné au fiasco. Mais cela dédouane-t-il pour autant la direction d’Engie de toute responsabilité ? En dépit de ses acquisitions multiples de ces dernières années, le groupe réalise un Ebitda inférieur à celui accompli au moment de la fusion (10,7 contre 13,8 milliards au moment de la fusion). La chute des prix du pétrole et du gaz a incontestablement pénalisé le groupe, tout comme la révolution des énergies renouvelables. Mais pas seulement.
Depuis neuf ans, il semble avoir laissé de côté tout repère industriel pour une gestion purement financière. Par certains côtés, Engie ressemble à un hedge fund. Toutes les infrastructures gazières – stockage, distribution – qui faisaient l’unité industrielle de GDF et qui assurent encore une bonne partie du résultat du groupe, ont été filialisées après avoir été délestées de leur trésorerie et de leurs moyens de financement. Les actifs valsent à toute vitesse, selon les modes du moment. Une grande partie des dépréciations réalisées au cours des quatre dernières années sont liées à des sociétés ou des actifs qui avaient été achetés il y a moins de cinq ans. Cette année, celles-ci portent essentiellement sur les productions d’électricité en Europe, y compris des champs éoliens. Certaines installations ont à peine été achetées, souvent au prix fort, qu’elles sont revendues, parfois à prix bradé. D’une année sur l’autre, rien n’est comparable, ce qui permet de masquer des réalités parfois dérangeantes.
Ces mouvements perpétuels, cette recherche incessante de la maximisation des profits à court terme finissent par déboussoler les salariés du groupe. On leur a tenu tous les discours. Et à chaque fois, cela se traduit par des réorganisations (la troisième en quatre ans au siège), des changements de périmètre et de métier, des dysfonctionnements...
*Suite de l'article sur mediapart
Source : https://www.mediapart.fr