Médiapart - 11 novembre 2011 | Par François Bonnet
Sommes-nous à un tournant historique, l'un de ceux de l'ampleur de la chute de l'URSS – dont nous fêterons les vingt ans le mois prochain ? Un tournant qui serait l'effondrement financier et politique de l'Europe, la fin de soixante années de construction européenne ?
C'est ce que l'on constate avec l'accélération, depuis une semaine et l'échec du sommet du G-20, d'une crise monétaire qui, devenue crise politique, vient de provoquer ce qu'il faut bien appeler deux coups d'Etat. Georges Papandréou en Grèce, Silvio Berlusconi en Italie n'ont pas démissionné à l'occasion de défaites électorales, et pas même de vote de censure de leur parlement respectif: ces votes de censure n'ont pas eu lieu, ni à Athènes ni à Rome.
Silvio Berlusconi.© (Reuters)
Non, les deux hommes, maillons faibles de la chaîne des chefs de gouvernement de la zone euro, sont tombés renversés par les marchés et des partenaires européens sous pression. Les marchés, c'est-à-dire les banques et autres établissements financiers (fonds de pension, hedge funds, fonds d'investissement, etc.). Leurs partenaires européens, c'est-à-dire Angela Merkel, Nicolas Sarkozy, les dirigeants de la banque centrale européenne (BCE) et de la commission européenne, déclarant agir au nom de ce qu'ils présentent comme leur devoir : circonscrire l'incendie, sauver l'euro, l'Europe (et se sauver eux-mêmes).
En moins d'une semaine, trois hommes viennent incarner et prêter leur visage aux coups d'Etat des marchés.
- Mario Draghi : ce banquier, vice-président de la banque d'affaires Goldmann Sachs-Europe qui avait aidé la Grèce à maquiller ses comptes, puis gouverneur de la banque d'Italie, prend la présidence de la Banque centrale européenne.
- Lucas Papademos : cet ancien dirigeant de la banque centrale grecque (1994-2002), puis ancien vice-président de la BCE durant huit ans (2002-2010), et qui depuis ces deux postes ne pouvait rien ignorer des faux comptes grecs, devient premier ministre grec. Sa condition : un gouvernement d'union nationale qui va de la droite extrême au parti socialiste.
- Mario Monti : cet économiste de la droite libérale, commissaire européen en charge de la concurrence durant dix ans (1994-2004), et à ce titre acteur déterminé de la dérégulation des marchés européens, nommé mercredi sénateur à vie, doit devenir premier ministre italien. Sa condition : un gouvernement d'union nationale qui devrait aller de la xénophobe et populiste Ligue du Nord au principal parti d'opposition de gauche à Berlusconi, le Parti démocrate.
Et pourquoi pas en France?
Ce n'est pas fini. Dans une semaine, dimanche 20 novembre, est programmée la mort – cette fois dans les urnes – du gouvernement espagnol. Exit le gouvernement socialiste : c'est sous la pression des marchés financiers que Zapatero avait décidé de provoquer ces élections anticipées. Tout comme Brian Cowen l'avait fait en Irlande en 2010 pour lui aussi être battu et démissionner.
L'écart entre les taux allemands et français.
Alors pourquoi ne pas poursuivre la courbe de ces régimes tombés ou renversés ? Et écrire par exemple que, début janvier, lorsque les taux d'intérêt à 10 ans sur la dette française auront doublé (de 3,4% jeudi, ils dépasseraient les 7%), Nicolas Sarkozy demandera à former un gouvernement d'union nationale. Qu'il nommera à sa tête un technocrate (Jean-Claude Trichet qui vient de quitter la présidence de la BCE est sur le marché...) ou un technicien, par exemple Michel Pébereau, un ancien du Trésor, passé par le cabinet du ministre Monory, et aujourd'hui puissant patron de BNP-Paribas ?
Et que, si d'aventure la gauche refusait ce gouvernement d'union nationale malgré les pressions répétées des marchés, elle se verrait accusée de la politique du pire comme elle l'a déjà été pour avoir refusé la « règle d'or »?
Science-fiction stupide : en est-on si sûr ? Depuis un mois, Dominique de Villepin demande un plan d'austérité d'au moins 20 milliards d'euros porté par un gouvernement d'union nationale qu'il rejoindrait avec allant. François Bayrou, qui se veut prophète en matière de dénonciation de la dette, brandit son concept de majorité centrale, nouvelle union nationale du cercle de la raison (lire notre entretien ici). Et ne doutons pas qu'un Jean-Louis Borloo se joindrait sans hésitation à un tel dispositif.
Georges Papandréou, après l'annonce de sa démission.© Reuters
Mesure-t-on bien les scandaleux dénis démocratiques et sociaux que doivent aujourd'hui subir les citoyens grecs et italiens ? Papandréou et Berlusconi peuvent, à des titres divers tant les deux hommes ne sauraient être comparés, incarner ou être perçus comme des modèles d'hommes politiques incompétents ou corrompus. Mais le premier a été largement élu en 2009, le second largement élu en 2008. Et les voilà effacés, hors toute procédure démocratique, dans un affolement européen provoqué par les taux d'intérêt et les cours de bourse.
«Les fous ont pris le contrôle de l'asile», dit l'économiste Pierre Larrouturou dans un entretien à Mediapart. Les financiers «qui ont ruiné une foule de gens continuent à nous expliquer ce que l'on doit faire... Je suis condamné à lire des articles économiques que je ne comprends pas», dit en écho dans un entretien au Monde l'écrivain franco-grec Vassilis Alexakis.
Technocrates et populistes se nourrissent les uns les autres
Inutile désormais de parler de gauche, de droite, de chômage, de droits sociaux, de redistribution, de révolution fiscale : il faut surveiller les Crédit default swap, les trend des bourses asiatiques et américaines, le cours de l'action du Crédit agricole, de la Société générale et de la Commerzbank, lespread franco-allemand, l'état du marché obligataire puis analyser à la loupe ce que peut bien vouloir dire le dernier communiqué de la BCE qui répondait à celui de la FED et anticipait l'ouverture des marchés asiatiques. Non, on ne rit pas: le président de la République italienne, Giorgio Napolitano, 86 ans et ancien communiste, veut un nouveau gouvernement, à tout prix avant dimanche soir et «l'ouverture des marchés»!
Et c'est ainsi que, devant les forces des marchés, les hystéries spéculatrices et les crispations nationalistes, nos démocraties s'effacent.
Parce que nos dirigeants ont laissé faire. Une Europe de l'urgence émerge soudain, non pas «post-démocratique», comme l'écrit et le dit l'ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine (à voir ici en vidéo). Mais a-démocratique, celle d'une démocratie évanouie, celle d'une démocratie qui est poussée de côté jusqu'à un éventuel retour à meilleure fortune.
Ce seront de vraies élections législatives en Grèce dans quinze semaines, nous dit-on, qui permettront de redonner la parole au peuple : mais entre-temps aura été adopté le plan d'austérité qui engagera le pays pour la décennie à venir ! En Italie, ces élections anticipées ne sont pas même assurées... Quant à l'Espagne, le Parti populaire (droite), certain de l'emporter sur les socialistes, s'est surtout gardé d'exposer le moindre programme économique, arguant seulement qu'il était mieux à même d'appliquer les recettes européennes.
L'Europe de l'urgence, a-démocratique, est celle des banquiers et des technocrates. Mais sortie par la porte, ne doutons pas que la politique va s'empresser de rentrer par la fenêtre sous sa pire forme : la droite extrême xénophobe et populiste. Car dès qu'il s'agit d'Europe, technocrates et populistes se nourrissent les uns les autres : la dénonciation des premiers alimente les seconds et la peur des seconds jettent dans les bras des premiers.
Echapper aux technocrates fondés de pouvoir de marchés financiers fous ; échapper aux populismes extrémistes et aux replis des nations. C'est finalement le seul vrai enjeu de cette crise sans précédent. Et cela pose à la fois la question des responsabilités passées comme des schémas de reconstruction futurs.
Nicolas Sarkozy, le 8 novembre.
Les responsabilités passées, Nicolas Sarkozy les a clairement identifiées : elles sont celles de ses prédécesseurs, Lionel Jospin et Jacques Chirac en tête. Il l'a encore redit mardi, à l'occasion d'un déplacement à Strasbourg. La Grèce n'aurait pas dû intégrer la zone euro ; l'euro a été fait sans aucun outil de coordination des politiques économiques (la fameuse gouvernance économique), sans intégration ou harmonisation des politiques des Etats et des deux premières économies européennes, l'Allemagne et la France.
La vidéo du discours de Sarkozy à regarder en cliquant ici, en particulier à partir de la 63e minute.
Le chef de l'Etat n'énonce là que de vieilles banalités. Oui, les insuffisances grecques étaient connues mais le faible poids de son économie (2% du PIB européen) devait permettre de les absorber aisément (n'a-t-on pas accepté la Bulgarie et la Roumanie dans l'Union européenne en sachant parfaitement que ces deux pays n'étaient pas prêts?).
La crise actuelle n'est pas la conséquence des mauvais choix du tournant des années 2000 mais de la gestion irresponsable de la zone euro conduite depuis 2008. Par Nicolas Sarkozy comme par Angela Merkel. On mesure mieux au vu de la situation actuelle combien le « mini-traité » de Lisbonne, initié par les Allemands et promu par Sarkozy dès son élection en 2007, n'a fait qu'installer tous les leviers d'une crise politique qui éclate au grand jour aujourd'hui.
Le chantier de la reconstruction
Mediapart a publié d'innombrables enquêtes à ce sujet (celle-ci, par exemple). Peut-on juste rappeler que Sarkozy et Merkel auraient pu dès 2008 contraindre Silvio Berlusconi à modifier sa politique économique ? Que rien ne les empêchait de demander à la droite grecque (alors au pouvoir) de cesser de truquer les comptes du pays? Que la chancelière allemande comme le chef de l'Etat français auraient tout aussi bien pu exiger des grandes banques françaises et allemandes d'agir autrement dans leurs engagements spéculatifs sur les dettes des Etats ?
Barroso, président de la commission européenne.
Rien de cela n'ayant été fait, le chantier de la reconstruction européenne s'ouvre dans les pires conditions. Plusieurs scénarios sont évoqués : ils comportent tous des dangers extrêmes, allant d'une possible désintégration de la zone euro ou dislocation de l'Union européenne à une fuite en avant fédéraliste et technocratique. Aucun, à ce stade, n'implique de nouvelles consultations des citoyens européens ou n'envisage un nouvel accroissement des pouvoirs du Parlement européen.
Le « grand bond en avant » fédéraliste, tant souhaité à Bruxelles (lire ici notre article), ne pourra que faire le jeu des populismes. Hubert Védrine a raison de souligner combien ce terme de fédéralisme est un « mot-valise » contenant tout et son contraire. On peut le déplorer mais il est surtout, aujourd'hui, un mot-épouvantail pour une grande majorité de citoyens européens.
Un autre danger est le projet clairement exposé par Nicolas Sarkozy d'un noyau dur européen dans une Union européenne à 27. C'est le vieux projet de « groupe avancé », quelques pays accélérant leur intégration économique : cela peut se faire à l'échelle de la zone euro (17 pays) mais aussi à une échelle moindre, les cinq ou sept pays les plus proches.
Berlin dément à ce stade, Paris également, mais c'est une possibilité envisagée pourtant à l'Elysée et exprimée dans le discours de Strasbourg du chef de l'Etat. Barroso, président de la commission européenne, ne s'y est d'ailleurs pas trompé qui, dès le lendemain, à Berlin, se disait farouchement opposé à une zone euro qui laisserait derrière elle, et dans une Union européenne disloquée, les dix autres pays membres de l'UE mais non de la zone euro: «Je veux être clair, c'est intenable», a-t-il insisté.
Alors peut-être faut-il relire, avec un œil neuf, la déclaration fondatrice du 9 mai 1950, celle de Robert Schuman, qui lancait le processus de construction européen. Et revenir aux principes fondateurs:
- Sa première phrase : « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. » Nos dirigeants prennent-ils aujourd'hui « la mesure » de ce qui est en jeu ?
- Sa cinquième phrase : «L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait.» La « solidarité de fait » est-elle celle qui est en train d'être appliquée à la Grèce et à l'Italie ? Les « réalisations concrètes » le sont-elles en priorité pour les citoyens européens ? (L'intégralité de la déclaration est là.)
Poser ces questions montre l'ampleur du gouffre qui s'est ouvert sous les pieds des Européens. Depuis 2005, et les votes négatifs des Français et des Néerlandais, le débat européen a été escamoté par les partis dominants des droites et des gauches européennes. Il n'est plus possible d'en faire l'économie. Donc de revenir devant les électeurs des 27 pays membres et de les consulter.