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Jeudi 17 novembre, trois jours après la dispersion brutale, à New York, du mouvement Occupy Wall Street, les Indignés campent toujours sur le parvis de La Défense. Résistant aux intimidations, aux arrestations, au froid.
Le 4 novembre 2011, les Indignés occupent le parvis de la Défense. Photo : Christophe Petit Tesson/MAXPPP.
Le froid rougit le nez des policiers. Ça leur donne un air proche des Indignés maquillés en clowns qui sont en face. Sur le parvis de La Défense, devant la grande Arche, dans l'un des endroits de la planète Terre les moins propices à l'épanouissement de l'être humain, les Indignés tiennent depuis douze jours.
Une partie d'échecs fermée se joue chaque jour contre la Préfecture qui tente inlassablement de démotiver les squatteurs : confiscation des tentes, des sacs de couchage, de la nourriture, des cartons qui servent d'abri de fortune, intimidations physiques, arrestations. Rien n'y fait. Les Indignés sont toujours là. Moins nombreux qu'à New York, mais vaillants. Ils se relaient pour tenir.
Nous sommes le mardi 15 novembre 2011, dans la nuit. La veille, Occupy Wall Street a été nettoyé en force. Les Français attendent leur tour. Ils ont installé leur camp dans ce symbole tout en verticalité pour manifester leur désir d'horizontalité : une réelle démocratie et pas « ce simulacre tenu par les marchés financiers ». Partout, des cartons, des palettes en bois forment sous l'éclairage indifférent des tours de la Défense une sorte de radeau de la Méduse anticapitaliste projeté au cœur du système, dans une tempête de flics et d'indifférence. Les armes : des pancartes, des petites fleurs colorées, des cœurs, et aussi des slogans : « Sur nous, souffle le vent du capitalisme » a écrit un Indigné congelé.
“Les CRS ne sont pas non plus
les plus grands profiteurs du système
capitalistique. Un jour, on arrivera
peut-être à fraterniser.”
Les CRS avancent en colonne et convergent vers le camp. Ils sont habillés en Robocop, mais seulement jusqu'au cou. Les visages sont découverts, juste surmontés d'un calot : « On nous a demandé de montrer visage humain », lâche un uniforme. La cohorte policière fond sur le radeau. « J'y suis, j'y reste, je ne partirai pas ! ». Les Indignés résistent, chantent, hurlent, se démènent pour conserver bouffe, sacs, médicaments ; des dizaines de smartphones sont brandis en mode caméra, comme s'il fallait prévenir la bavure en immortalisant ses prémisses. Dans une relative non-violence, les forces de l'ordre mettent la pagaille et détruisent tout, toujours sur le fil. Nous ne sommes pas en Tunisie ou sur la place Tahrir.
Le 11 novembre 2011, au pied de la Grande Arche de La Défense.
Fin de séance à l'UGC d'à côté, qui vomit des spectateurs plus ou moins indifférents. Certains se bouchent le nez. Ça sent la pisse sur les marches qui mènent au parvis. Les Indignés luttent, récupèrent des cartons. Bousculade. Chants : « Il était un petit homme, pirouette cacahouète, qui avait une drôle de maison. Sa maison est en carton, pirouette, cacahouète, les escaliers sont en papier ». Les CRS reculent. Quelques-uns sourient, dans une sorte de communion involontaire. « Les CRS ne sont pas non plus les plus grands profiteurs du système capitalistique. Un jour, on arrivera peut-être à fraterniser », rêve un Indigné en se lissant la barbe. En attendant, la plupart des uniformes font la moue réglementaire.
“On est animé par une volonté,
on construit dans le chaos.
Nous n'attendons pas des lendemains
qui chantent, la lutte, c'est maintenant.”
Les Sisyphe de l'abri cartonné reconstruisent déjà leur camp devant l'œil pétrifié des policiers. Manifestement, la stratégie de harcèlement de la Préfecture ne fonctionne pas comme prévu. La petite foule des courageux, deux cents personnes grand maximum, est bigarrée : des hippies, une femme nue, un type à bonnet péruvien qui chante des mantras indiens, des étrangers, Indignés américains, espagnols, et même Suisse, plus une grande majorité de quidams qui travaillent la journée et vient soutenir le mouvement chaque soir, Elsa, 24 ans, intermittente, Daniel, 30 ans, prof et documentaliste, Patrick, cheminot, 47 ans, Ridha, chercheur en sociologie politique, d'origine tunisienne, la cinquantaine, visage coupé à la serpe, petites lunettes : « Nous avons tous quelque chose en nous de Tunisie », plaisante-t-il. Ses traits se renfrognent aussitôt : « On est animé par une volonté, on construit dans le chaos. Nous n'attendons pas des lendemains qui chantent, la lutte, c'est maintenant ».
Combien de temps vont-ils tenir alors que la France encore engourdie ne semble pas prête au grand soir ? « Nous sommes des pionniers, ajoute Daniel, le prof révolutionnaire pilier du mouvement. Nous sommes un mouvement pacifiste. Notre seule arme, c’est le nombre. Pour le moment, notre mobilisation maximale, c'est 3 000 personnes. C'est déjà pas mal et ce n’est que le début. Nous sommes obstinés. »
“C’est la première fois que je me mobilise,
je sens que le peuple est là, c’est
un mouvement sans étiquette politique.”
L'opiniâtreté des révoltés de la crise est frappante. Sur le parvis, dans les congères invisibles, les Indignés essaient encore de récupérer leurs sacs et la nourriture. Nouvelles bousculades. « Je défends tes frères d'Afrique et toi tu m'en empêches, dit une jeune capuche énervée à un policier noir. Tu es un Bounty ! [NDLR, noir à l'extérieur, blanc dedans] » Le flic ne bronche pas. D'autres uniformes discutent en plaisantant avec des Indignés. Ça vanne. Ça fuse. « Pourquoi vous nous piquez notre bouffe, nos médicaments, quel article de loi vous en donne le droit ? », lâche un long type énervé. « Les ordres », répond un calot.
Plus loin, Elsa, Daniel, Patrick et Ridha se demandent quelle suite ils vont donner à leur mouvement. Faut-il changer d'endroit, quitter le symbole pour revenir au cœur de la cité ? A Bastille, où est né le mouvement à la suite de la révolte espagnole l'été dernier, les forces de police les avaient boutés sans difficulté.
« Tout ça est empirique, explique Daniel. On organise des assemblées, des commissions juridiques, un site internet. Ça va se clarifier. Il va nous falloir du temps pour rencontrer les autres mouvements, les syndicats, les gars de PSA, par exemple. Hier, des pompiers en grève sont venus nous voir. On a besoin des médias pour nous relayer, on a parfois l'impression d'être abandonnés ». « Laissez-nous le temps, renchérit Elsa. C’est la première fois que je me mobilise, je sens que le peuple est là, c’est un mouvement sans étiquette politique. Mais on ne nous laisse pas le temps de montrer qu’on existe, qu'on ne veut plus de leur système ».
En attendant la transformation hypothétique du radeau en armada, les pionniers rêvent de lancer une journée de grève générale mondiale contre la dette ou de fêter le 17 décembre le premier anniversaire de la révolution tunisienne, à Paris. Quand le froid devient vraiment trop mordant, les Indignés se réchauffent avec des idées. Autoriser les banques centrales à émettre de la monnaie ; stopper ce système qui permet aux banques privées de se nourrir avec les intérêts des prêts et enclenchent la spirale de la dette... « On devrait tous naître en recevant une somme garantie à vie pour survivre dignement », s'enflamme Daniel. Utopie ? « Le réalisme, c'est ce système qui va dans le mur », répond-il en soufflant de l'air chaud dans ses mains.
Nicolas Delesalle
Le 17 novembre 2011 - Mis à jour le 18 novembre 2011 à 13h20
e 17 novembre 2011 - Mis à jour le 18 novembre 2011 à 13h20 |