Douillettement recroquevillé sous sa couette, Kevin Payet souriait aux anges. Dans son sommeil, il s'activait en rêve autour d'un barbecue. La plage d'Etang-salé bruissait des réunions de famille dominicales, les enfants jouaient au ballon ou barbotaient dans l'eau en émettant des sons joyeux tandis que le gramoune faisait sa sieste à même le sable. Le visage masqué par un petit chapeau de paille, couché sur le dos, le vieil homme s'abritait du soleil sous un drap tendu entre deux arbres. Sur le grill, les saucisses exsudaient leur graisse en cuisant. Cette sueur grasse gouttait sur le feu de charbon de bois; il s'en dégageait un bruit de frichti qui ouvrait bien l'appétit. A cette scène idyllique s'invitait l'habituel chien errant squelettique que n'importe quel fumet de viande, sous toutes les latitudes, attire comme un aimant. Kevin le chassait d'un geste du bras, il lui disait «Allé grat out ki! fous le camp!»... Le ciel de l'île était immensément bleu, l'air était à la température idéale... Et vu la couleur des saucisses, il était bientôt temps de se mettre à table.
Lakshmi prit soin de ne pas réveiller son mari.
Kevin dormait depuis le matin. Sitôt rentré d'une nouvelle nuit exténuante, il s'était glissé dans son lit sans même prendre le temps de manger. Cela faisait déjà seize heures qu'il était couché. Au début, son sommeil avait été agité, elle l'avait entendu parler en dormant, il avait refait le film des dernières heures. Ensuite, il avait longuement ronflé. Et là, les yeux clos devant elle, il paraissait serein. Enfin. Elle le constatait à ses traits détendus, à son corps abandonné. Il était perdu dans un rêve agréable. Et seule la faim l'en sortirait.
Il était 22h30. La jeune femme tira la porte derrière elle en s'aidant de la clé dans la serrure pour éviter de faire du bruit. En sortant de l'immeuble, elle ressentit comme une honte; elle était peu habituée à sortir seule de chez elle une fois la nuit tombée. C'était comme un sentiment d'adultère. Elle avait un secret. Kevin ne se doutait de rien. Elle remonta son col de veste quand elle sentit la fraîcheur lui tomber sur la nuque. L'air était pourtant doux, le printemps s'installait. Elle pressa le pas jusqu'au garage à vélos et prit le large en pédalant.
***
L'arrivée imminente à Paris de napix310 sema une grande fébrilité dans les couloirs de la P.P., d'habitude calmes à l'étage du Préfet.
A l'instant où Constance Tranh, singulièrement volubile, annonça à Keller que l'on avait presque identifié le chef présumé des agit'nautes et qu'il venait de quitter l'Espagne pour la France, le haut-fonctionnaire chevronné ne manifesta ni étonnement ni enthousiasme. Paumes des mains en avant, doigts écartés: dans un mouvement d'apaisement, il invita Constance au sang-froid et fit parler l'expérience.
- Maintenant, Lieutenant, écoutez-moi.
(Il venait de dire «Lieutenant»).
- Oui, monsieur le chef de cabinet.
- Nous allons prévenir la police de l'air d'Orly. Cela dit, vos collègues de l'aéroport ne disposeront d'aucun signalement. Ils n'interpelleront donc personne et pour cause : en l'état actuel de nos connaissances, nous ne pistons qu'un téléphone mobile, pas un être de chair et d'os. Les policiers d'Orly seront vigilants, que peut-on leur demander de plus?... Et pendant qu'ils le seront, nous agirons. Je vais engager une procédure d'urgence afin que nous puissions suivre le portable de napix310 dans tous ses déplacements. Dieu seul sait vers qui il nous mènera. Ce qui est acquis, c'est que l'interpellation de notre agit'naute n'est plus qu'une question de temps.
Très doucement, Constance hocha la tête, signe que le raisonnement lui paraissait indiscutable. Le Lieutenant Tranh se contenta seulement d'ajouter: «J'ai hâte de voir à quoi ressemble ce type». Keller plissa le front en exprimant la surprise. Hochant la tête à son tour, il regarda sa collaboratrice et lui répondit: «...Et si ce type était une femme?».
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Il devait être un peu plus de 23h30 quand Lakshmi Payet atteignit sa destination. Dans les derniers kilomètres, elle avait pris soin d'éteindre ses feux de bicyclette afin de ne pas éveiller l'attention des policiers de quartier chargés de veiller au respect du couvre-feu.
Avant de quitter la cité où elle vivait, elle avait repéré sur internet l'emplacement des postes de police. De tours en détours, elle les avait soigneusement évités, préférant les ruelles aux avenues, les voies faiblement éclairées à celles qui baignaient dans la lumière. Depuis son départ une heure plus tôt, elle n'avait pas cessé une seconde de se tenir sur ses gardes, les sens en veille, prête à se cacher n'importe où.
Arrivée à l'intersection de la rue Doudeauville et de la rue des Poissonniers, elle attacha son vélo à une rambarde et regarda en direction de la rue Poulet. Là, plaquées comme un liseré contre les devantures des magasins et les portes cochères, des épouses de C.R.S. par dizaines attendaient le moment où elles investiraient la chaussée. D'un coup, Lakshmi se sentit moins seule, moins effrayée par l'audace de son acte. Elle pensa à Kevin qui dormait peut-être encore à la maison. Quand il se réveillerait, il ne serait pas surpris de voir qu'il était seul. Près d'une assiette de charcuterie posée sur la table de la cuisine, elle lui avait laissé un mot pour lui dire qu'elle et les enfants étaient partis dormir chez une parente toute proche, histoire de le laisser tranquille jusqu'à son réveil.
Elle avait chaud d'avoir tant pédalé et d'avoir eu si peur. Elle déboutonna sa veste, rabattit son col et marcha vers ses compagnes d'infortune qui n'échangeaient pas un seul mot. Rue Poulet, la manifestation silencieuse de flics-ou-esclaves.com était sur le point de commencer.
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Dans son petit bureau du côté de la Goutte d'Or, le Brigadier Luc Jablonsky était d'une humeur massacrante. La rencontre de football qui devait faire l'objet d'une retransmission ce soir-là avait été annulée faute de public à cause du couvre-feu. Dorénavant, les évènements sportifs étaient tenus de se dérouler en plein jour.
A la place du match, les dirigeants de CapTV n'avaient pas été très inspirés: ils avaient programmé la rediffusion d'une émission de variétés pendant que la chaîne voisine proposait un documentaire sur les manuscrits de la Mer morte. Jablonsky n'aimait pas la chanson en général («c'est tafioles et compagnie!», disait-il) et il n'avait pas eu la volonté de consulter un dictionnaire pour voir ce que pouvait bien signifier «manuscrits».
Il allait s'endormir devant une série américaine déjà vue cent fois quand l'horloge indiqua minuit. Il l'avait achetée dans une boutique de souvenirs sur le plateau de Millevaches. Elle fonctionnait selon le principe du coucou, à une différence près: l'animal qui en surgissait pour signaler les heures n'était pas une bête à plumes mais à cornes. De ce fait, la petite figurine qui sortait de la pendule comme le diable de sa boîte produisait le son «meuh». Sur les douze coups de minuit, c'en était entêtant.
Le Brigadier ajusta son pantalon qu'il avait dégrafé, il enfila son blouson, remit à sa ceinture son pistolet de service, y accrocha aussi sa lampe torche et sa matraque. Il s'étira en baillant puis flanqua une grande tape sur l'épaule de son équipier qui sommeillait tranquillement, vautré sur un gros fauteuil avachi. Le temps que le sous-Brigadier se réveille, Jablonsky saisit la thermos et se servit un peu de café noir avec deux sucres. Il touilla pendant un moment, perdu dans ses pensées, et se décida à avaler le robusta trop chaud par petites gorgées.
Ce poste de police assez minable, c'était sa punition. Après l'incident de la Place Pasdeloup, on lui avait dit «excès de zèle» et on l'avait muté là en lui conseillant de dire merci. Il devait s'estimer heureux de rester à Paris.
Luc Jablonski prit place dans la voiture de ronde pour une heure de maraude. Il maudissait ses collègues C.R.S («les pauvrettes») qui avaient molli sous le poids du travail à tel point qu'il avait fallu décréter un couvre-feu pour leur laisser le temps de surmonter leur fatigue. En attendant la fin de cette cure de remise en forme, Jablonski et les gardiens de la paix se retrouvaient mûrs pour la corvée. A eux la surveillance des rues, du crépuscule à l'aube. A eux, les patrouilles dans les quartiers que la loi d'exception avait rendu déserts. A eux, les vérifications d'identité et de sauf-conduit auprès des travailleurs de la nuit porteurs d'une dérogation... Le seul intérêt à tout cela, c'était la consigne que l'on avait donnée en sus aux agents: l'interpellation des contrevenants n'excluait pas le recours à la force en cas de nécessité.
Au coin de la rue Myrha, le Brigadier ordonna à son équipier de tourner à gauche dans la rue Stephenson pour rejoindre la rue Doudeauville en roulant au pas. Tout était calme. Tout était incroyablement calme jusque-là.
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A l'aéroport d'Orly, le vol SP613 était annoncé «à l'heure» sur les panneaux des arrivées.
L'appareil de la compagnie à bas coût Spanish'Air fit un atterrissage impeccable avant de s'immobiliser sur le tarmac où débarquèrent ses passagers. Des autocars vinrent les chercher.
Tous ceux qui étaient montés à bord de cet avion savaient très bien que la France entière était soumise à un couvre-feu. Il leur fallait gagner un lieu d'hébergement dans les plus brefs délais. Aussi, les uns et les autres ne traînèrent-ils pas pour filer vers la sortie et se mettre en quête d'un taxi. Parmi eux, nombreux étaient ceux qui ne s'étaient pourvus à Séville que d'un sac ou d'une petite valise transportable en cabine afin d'éviter une longue attente devant les tapis à bagages.
Une fois passés la douane et ses contrôles aléatoires, l'aérogare semblait subir une alerte à la bombe tant ses travées étaient vides. La seule humanité alentour était armée de pistolets mitrailleurs. C'était un lourd environnement kaki de regards méfiants et menaçants portés par des treillis-rangers. Et personne ne parlait.
L'empressement des voyageurs du Séville-Paris les faisait ressembler à une procession de fuyards. La cohorte émettait un son soyeux qu'accompagnait parfois le crissement agaçant d'une roulette de valise bloquée par un petit caillou, un chewing-gum, une boulette de papier.
C'est dans cette ambiance sonore si particulière, presque étrange, que retentit soudain la sonnerie d'un téléphone. La voix de la Callas s'éleva, le chant de Carmen se répandit dans le hall, s'envola jusqu'aux cintres... «L'aaamour-est-uuun oiseeau-rebelle que-nul-ne peu-eut-apprivooiser...».
***
La vessie pleine, Kevin Payet en avait bien fini avec son barbecue réunionnais. Même pas le temps de déguster les grillades. Il se soulageait à présent contre un arbre. Il urinait en rêve et ça lui faisait du bien. C'est ainsi qu'il passa du sommeil au réveil avec le sentiment désagréable d'avoir mouillé ses draps. Il se précipita aux toilettes.
Payet avait très faim. Sans avoir la moindre idée de l'heure qu'il pouvait être, il quitta les WC pour la cuisine où il découvrit l'assiette de charcuterie et le message laissés pas Lakshmi. Il mangea de bon appétit, heureux à l'idée de cette trêve sifflée par les plus hautes autorités de l'Etat. Tant que le couvre-feu ne serait pas levé, il pourrait vivre à peu près normalement, avoir des jours de repos, profiter de ses enfants, faire ses courses à l'hypermarché avec sa brune, dormir avec elle, auprès d'elle. Et l'aimer.
Une fois rassasié, il se laissa gagner par l'inquiétude. Les questions se bousculèrent en lui. Au cours des derniers mois, Lakshmi lui avait plus d'une fois confié sa lassitude, il lui était même arrivé d'exploser de colère. Il avait vu ses larmes. Depuis les vacances de Noël, leur relation avait changé. Elle n'avait plus été tout à fait la même qu'avant ce départ manqué pour La Réunion. Depuis son retour de là-bas, elle ne lui avait pas accordé son pardon.
Et puis enfin, qu'est-ce qu'il lui avait pris d'aller dormir chez sa parente, cette cancanière à peine de la famille car veuve d'un cousin éloigné de sa mère? C'était la première fois que Mimi découchait. Et pour tout dire, l'absence des enfants ne le rassurait pas.
L'inquiétude se mua en angoisse. Le questionnement devint carrément douloureux. Et si Lakshmi était partie vraiment? Si elle s'en était allée à tout jamais en emmenant les garçons? Si elle ne l'aimait plus?
Kevin décrocha du mur le combiné de la cuisine et composa le numéro abrégé du téléphone portable de sa femme. Au bout du fil, on décrocha. Et une voix d'homme lui répondit.
***
Constance Tranh ne parvenait plus à fermer l'œil. Elle oscillait entre la joie et l'abattement. L'appel du chef de cabinet l'avait laissée dans un entre-deux perturbant. Trop beau, trop vite. Trop surprenant.
Vers 1h00 du matin, Jacques-Julien Keller l'avait réveillée en sursaut et l'avait informée des évènements de la soirée. L'arrivée à Orly de l'avion de Séville, l'activation immédiate de la phase de repérage et de surveillance du téléphone mobile de napix310 en territoire français... et puis ce fait inattendu: l'interpellation du suspect dans l'enceinte de l'aéroport.
Constance s'en était étonnée aussitôt auprès de son interlocuteur; il lui avait expliqué que la vice-Présidente n'avait pas voulu attendre. Marie-Michèle Laborde avait ordonné que l'on fasse sonner le portable de l'agit'naute présumé avant sa sortie de l'aérogare, ce qui fut fait. Après cela, solidement encadré, napix310 avait été conduit à Paris et placé en garde à vue. Son interrogatoire avait commencé. La tâche du Lieutenant Tranh venait donc de s'achever.
Ne sachant plus que dire, la jeune policière s'apprêtait à mettre un terme à l'entretien téléphonique quand une question lui vint à l'esprit.
- Monsieur?
- Oui, Constance...
- Vous a-t-on donné son identité?
- ...
A l'autre bout du fil, Keller sembla chercher la feuille libre sur laquelle il avait inscrit le nom de napix310. De temps à autre, il disait: «Attendez, attendez...». Sa collaboratrice patienta quelques secondes jusqu'à ce que la voix du chef de cabinet du Préfet de police de Paris se fasse entendre à nouveau. Il parut déchiffrer ce qu'il avait écrit.
- A ce que l'on m'a dit, napix310 dispose d'un passeport européen établi en Espagne. Double nationalité, espagnole et française. Le nom de cette femme, enfin: Luisa Bajos de Villaluenga.
***
- Payèèè!?!
Kevin faillit se pincer en entendant la voix de Jablonsky. Cela ne pouvait pas être réel. Sans doute ne s'était-il pas réveillé, c'était cela sans doute. Il rêvait encore.
- C'est toi, Payèèè!?!
Kevin se décida à parler. Sa voix exprimait la nervosité.
- Oui, Luc, c'est moi. Maintenant, explique-moi pourquoi, lorsque j'appelle ma femme sur son portable, c'est toi qui réponds...
Il y eut un silence.
- Ta femme?
La suite fut une longue histoire que l'on pourrait résumer en quelques mots: «couvre-feu... ronde... rue Poulet... groupe de noctambules... femmes silencieuses... respect des instructions... dispersion... refus d'obtempérer... renforts... interpellation... garde à vue».
Kevin Payet eut la désagréable sensation d'écouter le récit d'une scène dont il avait été le témoin, c'était comme une impression de déjà-vu. Il dit seulement :
- Tu as bien dit: «refus d'obtempérer»?
- Vouich.
- Jablonsky, rassure-moi... Tu... Tu n'as pas cogné Lakshmi, au moins?
- Qui?
- Lakshmi. C'est ma femme. La mère de mes enfants.
- Heuuu... T'inquiète, Payè. T'fais pas d'mourron. Elle est au Quai et j'y suis encore. Un médecin l'a examinée. Ta Shakmi, crois-moi, elle va bien.
Deux étages plus bas, la cellule des gardés à vue baignait dans une pénombre soviétique. Un néon sur deux était grillé, l'autre diffusait un faible halo jaunâtre. L'endroit sentait fort le ranci.
Lakshmi Payet se frotta délicatement l'épaule endolorie. Le coup de tonfa du Brigadier y avait certainement laissé son empreinte. Elle en devina les contours et les couleurs. L'ecchymose prenait ses aises et le bras peinait à bouger; solliciter cette épaule un peu, rien qu'un peu, relevait du supplice. Apparemment, le médecin l'avait certifié, l'os n'était pas brisé mais c'était tout comme. Lakshmi avait très mal.
Tout à sa douleur, elle se crut d'abord seule dans la pièce jusqu'à ce qu'un soupir parvint à ses oreilles. Au bout du banc de ciment froid sur lequel on lui avait intimé l'ordre de s'asseoir, il y avait une forme qui commençait à parler. La femme du bout avait un léger accent. D'abord en chuchotant puis de plus en plus fort, elle répétait: «Jé né comprends pas. C'est incroyable. Jé né comprends pas»...
Lakshmi s'approcha d'elle. Elle se présenta à l'inconnue, et aussitôt la conversation s'engagea.
La jeune femme blonde arrivait de Séville. Elle venait à Paris pour une quinzaine de jours, guère plus. C'était une surprise faite à sa mère bientôt quinquagénaire; «Maman n'arrive pas à sé faire à cette idée» avait-elle précisé, «Jé mé suis dit qué ma présence allait mettre du baume sur ses 50 ans».
A la question de Lakshmi: «...Mais pour quelle raison vous a-t-on mise en garde à vue?», elle secouait la tête pour dire son ignorance, ou alors elle partait dans un charabia dont on retenait que «Les policiers, ils m'appellent Napitch jé-né-sé-quoi et qué jé suis Luisa». Et invariablement, cette Luisa désemparée reprenait le refrain du début: «Jé né comprends pas. C'est incroyable. Non, jé né comprends pas»...
Fin du huitième épisode, la suite demain