En cette belle journée de printemps, les parages du Palais présidentiel, d'habitude si tranquilles, étaient en proie à une agitation. Des C.R.S. casqués allaient et venaient dans les voies principales comme dans les rues adjacentes. La partie basse des Champs-Elysées grouillait de treillis bleu-marine. Ce n'était pas à proprement parler une manifestation: il s'agissait plutôt d'une gigantesque patrouille. Accoudés aux fenêtres et aux balcons, les riverains et les employés du quartier contemplaient la marée étincelante que produisait la conjonction du soleil sur les visières des casques et la déambulation serrée de ceux qui les portaient. Car ils étaient venus en grand nombre, sans armes ni ordres, chacun n'ayant qu'une chose à dire: l'épouse d'un C.R.S. est intouchable.
Lakshmi Payet était passée tout près d'une comparution immédiate et d'une peine de prison ferme. L'activisme des femmes de flics-ou-esclaves.com lui avait rendu sa liberté. Grâce aux épouses des C.R.S., ses semblables, ses sœurs, qui avaient contraint leurs maris à flâner en une masse menaçante autour du Sanctuaire présidentiel pendant leurs jours de repos, elle avait retrouvé Kevin. Elle et lui, enfin ensemble, ils étaient allés récupérer les enfants chez la veuve du cousin éloigné. Après avoir couché leurs petits, Lakshmi et son homme s'étaient mutuellement demandé pardon.
Avant de pouvoir se réconcilier avec son homme, l'épouse du Brigadier Payet avait subi deux nuits et deux jours de garde à vue. Pendant cette interminable captivité, les policiers étaient venus régulièrement chercher Luisa pour l'interroger.
A chaque fois, la Franco-Espagnole était rentrée exténuée de ces interrogatoires. Ils duraient parfois trois heures. Elle semblait sincèrement dépassée par les évènements et ne cessait de dire: «Ils mé démandent qui est Chatgritch, qui est Doupleitch. Ils continuent à m'appéler Napitch jé-né-sé-quoi... Et quand jé réponds qué jé mé prénomme Luisa, ils récommencent... Mais pourquoi?».
Lakshmi était sensible à cette complainte. Inlassablement, elle tentait de convaincre la jeune femme désemparée de prévenir sa mère au plus vite. «Dans la foulée, un avocat viendra t'aider» soulignait-elle.
D'un geste, Luisa chassait systématiquement cette suggestion pourtant raisonnable. Elle disait être la victime d'une méprise, le cauchemar finirait par se dissiper, ce ne pouvait être qu'une question de minutes. Et puis, elle savait sa mère d'une nature inquiète et craignait de lui infliger un choc, sans compter que.... Et là, elle s'arrêtait. Elle n'allait jamais jusqu'au bout de sa phrase. Cela avait pour effet d'attiser la curiosité de la Réunionnaise que les histoires de famille, tout bonnement, fascinaient. Après le troisième ou quatrième «sans compter que...», Lakshmi finit par reprendre dans sa voix cette énigmatique procession de mots qui finissaient en cul de sac; à plusieurs reprises, elle posa cette question: «...sans compter que quoi, Luisa?...». Elle insistait. Et la réponse ne venait pas.
Les enquêteurs n'obtinrent pas davantage de succès. Ils ne s'en formalisèrent d'ailleurs pas. Bientôt leur parviendrait d'Espagne un joli catalogue d'informations précises. Elles leur avaient été promises. Ils connaitraient alors tout -ou presque tout- sur cette Luisa Bajos de Villaluenga, incendiaire patentée du web, perturbatrice des nuits françaises. Ils sauraient tout sur cette innocente Luisa, alias napix310, qui avait su venir à bout des Compagnies Républicaines de Sécurité et des unités de gendarmerie mobile en leur ôtant, pendant les mois d'hiver, le droit de dormir et de se reposer.
La coopération entre la police française et son homologue de la région autonome d'Andalousie souffrait toutefois d'un contretemps. Les «déambulations» massives des C.R.S. en colère étaient devenues régulières (ayant l'interdiction de manifester, ils «déambulaient»). Leurs collègues avaient suivi le mouvement, tant en France que de l'autre côté des Pyrénées où la situation économique se traduisait par une réduction drastique des effectifs policiers et -c'en était la conséquence- par une hausse inverse des actes de délinquance. Bref, là-bas comme ici, la machine policière était salement grippée. Ce ralentissement des actes administratifs ne plaidait pas pour une libération imminente de Luisa. Les faits dont on la suspectait (et qu'elle n'avouait pas) autorisaient ses «tortionnaires», comme elle les appelait, à prolonger sa garde à vue tant que cela leur semblait nécessaire. Les jours passaient, l'enquête n'avançait pas.
D'elle, on ne disposait donc que des maigres éléments que la Garde civile espagnole avait transmis à Paris le soir de l'arrivée de Luisa à Orly.
La lecture de la note envoyée de Madrid révélait que la suspecte était la fille du PDG du groupe Villaluenga. Etudiante en histoire de l'art à Séville, elle avait très tôt pris ses distances avec ce papa plein aux as. L'héritière de Villaluenga S.A. avait cherché économiquement à exister par elle-même.
Non, nul n'aurait pu accuser cette fille d'être vénale. Elle s'était mise à travailler le soir jusqu'à onze heures dans un bar à tapas et tous les week-ends dans une cave à flamenco dont elle tenait le vestiaire. Sa volonté d'indépendance lui avait d'abord fait refuser toute espèce de fil à la patte, tout ce qui aurait pu l'entraver dans sa quête d'autonomie. Ni téléphone, ni ordinateur. Son père, qui se plaignait continuellement de manquer de nouvelles d'elle, avait fini par lui faire accepter un GSM de son entreprise. Elle s'était résignée à cette concession car elle aimait son paternel et ne souhaitait pas rompre le lien affectif qui les unissait.
Or, ce portable était bien celui que napix310 avait utilisé pour faire parvenir à chatgrix le message-étincelle qui avait peu à peu mis le feu à la toile. De là était parti le signal, ce SMS qui disait: «La nuit est à nous». Ces cinq petits mots avaient tout déclenché. Ils avaient conduit les protestataires internautes, grappe après grappe, à occuper silencieusement les rues des communes de France autour des douze coups de minuit.
***
Depuis son installation du côté de Pernéty au cours de l'été précédent, Constance Tranh avait rapidement pris ses quartiers au zinc de «L'Angelo». Le petit chafouin aux narines dilatées et le gros à l'accent parigot lui étaient devenus familiers. Ils allaient jusqu'à l'interpeller en guettant ses réactions dès qu'ils balançaient leurs blagues de comptoir; même Angelo, toujours bourru derrière son bar, ne manquait jamais de la saluer d'un «Salut ma copine!» en lui servant illico presto l'arabica qu'elle n'avait pas encore commandé. Tous ignoraient la profession de «la demoiselle», comme ils disaient quand ils la prenaient à témoin à la troisième personne («la demoiselle, elle pense comme moi», «demande donc à la demoiselle», «attention, il y a une demoiselle ici!»). Elle appréciait cette atmosphère joviale et n'hésitait jamais à rire ou à sourire, même quand le cœur n'y était pas.
Ce jour-là, justement, le cœur n'y était pas.
Elle venait de comprendre dans la douleur les limites de son métier. Depuis ses débuts professionnels, on avait répété au Lieutenant Tranh qu'un policier n'est jamais propriétaire de son enquête. Elle croyait avoir intégré ce paramètre, mais l'épilogue de cette première affaire la laissait sur sa faim. C'était un peu comme si une main inconnue avait pris son assiette à son insu avant la fin du repas et l'avait offerte à un tiers à l'instant même où Constance s'apprêtait à en saucer le fond, la mie de pain encore entre les doigts.
«C'était une femme!», se dit-elle. Ce plaisantin de Keller avait vu juste. L'art divinatoire devait être l'apanage des grands innocents. Le chef de cabinet du Préfet de police avait senti, elle pouvait en témoigner, que napix310 était une femme et non un homme. Et à présent, cette Luisa Bajos de Villaluenga était en garde à vue, ici, à Paris. Trahie par une puce gabonaise. Pendant que le chafouin et le Parigot tentaient d'attirer son attention en faisant assaut de vannes à deux balles, Constance Tranh ne parvenait pas à oublier l'affaire et son actrice principale. Cette fille appartenait-elle à une organisation politique? Quelle cause défendait-elle?... Pourquoi avait-elle commis l'imprudence de venir en France au risque de s'y faire arrêter? Lâcherait-elle ou avait-elle lâché les noms de ses complices?... Et puis, au fait... A quoi ressemblait donc Luisa?
- Ho, ma copine!
- Mmmhhh?
Le visage d'Angelo était à moins de quinze centimètres de celui de sa cliente. Il tapotait le zinc qu'il percutait de ses phalanges et il interrogeait Constance du regard avec l'air de lui avoir posé une question.
- Vous m'avez demandé quelque chose?
- Oui, mademoiselle. Je vous dis que le perco est en rade et qu'on ne servira pas de café avant une heure. J'attends le réparateur. Alors? Qu'est-ce que je vous sers?
En effet, Angelo n'avait pas posé cette fois devant elle la tasse d'arabica fumant qu'elle ne prenait plus la peine de lui commander. Percolateur en panne.
- Eh bien, donnez-moi...
A un mètre d'elle, la nouvelle copine du chafouin (il en changeait comme de chemises) parcourait avec voracité la rubrique «faits-divers» du journal «Le Quotidien des Parisiens»; les abonnés préféraient dire «Q.P.», deux initiales qu'inversaient volontiers et très injustement les détracteurs de ce grand titre de presse. Le visage roussi de la petite boulotte aux mollets de lanceuse de poids bulgare disparaissait entièrement derrière son journal. Elle le tenait bien haut devant elle, comme pour bien en faire profiter la cantonade. Accoudée au zinc tout près d'elle, Constance pouvait en détailler la première page sans se contorsionner. Elle comprit ainsi et instantanément que l'interpellation de Luisa Bajos de Villaluenga n'était pas passée inaperçue. Le «Q.P.» titrait: «Voici la prêtresse des Visiteurs du Soir». Sous ces grosses lettres, le visage étonné d'une jeune femme blonde occupait toute la photo de Une. Apparemment, le photographe du journal l'avait shootée au moment précis où elle s'était retournée vers les policiers venus l'interpeller dans l'aérogare. Dans le coin inférieur gauche du cliché, on apercevait la main de Luisa qui tenait son G.S.M.
- Eh ! Ho ! Mademoiselle !... Qu'est-ce que je vous sers?
Constance Tranh tourna brusquement la tête vers Angelo qui commençait à s'impatienter sérieusement. Il s'adoucit quand il lut sur le visage de sa cliente une expression aussi effrayée qu'insolite, quelque chose comme la tête d'un quidam qui viendrait de croiser un Martien.
Elle lui répondit enfin.
- Un guignolet-gin, Angelo, s'il vous plaît.
Puis elle ajouta: «Un double. J'en ai besoin».
***
Sur le perron, côté jardins, le Président tentait de distraire sa colère dans la contemplation des bourgeons. Maurizio Caillard avait lu cette méthode dans une revue féminine qui avait publié la fiche de lecture d'un essai intitulé: «Comment trouver le calme en toutes circonstances». Il cessa de mirer les bourgeons quand il se surprit à penser qu'ils ne poussaient pas assez vite à son goût. Il regrettait de n'avoir pas le pouvoir de les faire éclore sur leurs branches juste en prononçant le mot «fleur». Tout semblait être fait pour l'irriter. Le chef de l'Etat était impatient et furieux. Et cela se voyait bien.
Imogène et lui partaient ce matin-là vers le lac Balaton. Un riche homme d'affaires de leurs amis les avait invités pour quelques jours à venir décompresser dans son château hongrois. En cette demi-saison, les eaux du lac étaient encore très fraîches. Caillard avait pensé à prendre sa combinaison de jet-ski et ses gants préférés à picots antidérapants. Il avait hâte de prouver à son hôte que si le scooter nautique avait été élevé au rang des disciplines olympiques, lui, Maurizio, en aurait été le premier des champions.
En attendant de dompter la surface ondoyante du Balaton, l'empereur méconnu du jet-ski faisait les cent pas sur le perron du Palais présidentiel. Cette aberrante histoire de C.R.S. en colère qui employaient leurs jours de repos à «déambuler» en treillis autour de chez lui l'excédait au plus haut point. La force publique et tout ce qui l'incarnait, c'était l'affaire de la vice-Présidente. De fait, il l'avait convoquée et elle n'arrivait pas.
Marie-Michèle Laborde finit par se pointer en nage, bouffie de chaleur, rouge écarlate d'avoir couru. Elle devinait ce qui l'attendait. Incontestablement, il lui fallait un courage certain pour se présenter à son chef dans des dispositions aussi peu favorables.
Quand elle le vit, elle marqua un léger temps d'arrêt, simple réflexe de survie. Mais elle en avait vu d'autres et n'avait pas pour habitude de flancher quand se présentait à elle un danger. La main tendue pour le saluer, elle s'avança d'un pas volontaire vers son chef. Il bouillait, la tête penchée sur le côté droit, les mains jointes derrière le dos, le corps entier oscillant d'arrière en avant. Et ce mouvement s'achevait sur la pointe des pieds en un ridicule effet de ressort qui parachevait en lui tout ce qui pouvait ressembler à un signe d'agacement. Ça sentait la curée.
Elle consulta sa montre. A la vue de l'heure, elle afficha une expression qu'on lit plus souvent sur les traits de celui qui attend que sur le visage de celle qui est attendue. Sur ce, elle prit les devants et entreprit de déposer ses excuses aux pieds du Président.
- Pardonnez-moi ces douze minutes de retard, Monsieur le Président. J'aurais été à l'heure... euhyyyeuuhh... si les C.R.S... euhyyy...
- ...Oui, Madame la vice-Présidente?... Que disiez-vous? Les C.R.S.?... Que faisaient-ils, les C.R.S.?
- Euhyyyyyyy... Eh bien... Ils déambulaient, Monsieur le Président, lorsque...
La colère de Caillard explosa.
Sur le ton sarcastique de l'instituteur sadique qui tance et terrorise un écolier réfractaire au B.A.BA, il assomma de questions Marie-Michèle Laborde.
- Madame Laborde, dites-moi... A qui ai-je donc confié la vice-Présidence quand on m'a réélu?
- Yyyyeuuuh... A moi, Monsieur le Président?
- Bien. Maintenant, Madame Laborde, pourriez-vous me rappeler en quoi consiste votre tâche?
- J'ai la responsabilité de la sécurité de la France, dans ses frontières et ...hyyyeuuu... et hors de ses frontières.
- BBBiiieeen!... «Dans ses frontières» précisez-vous, Madame Laborde. Qu'entendez-vous par là?
Son interlocutrice perçut un piège. Elle regarda le bout de ses mocassins, prit son temps pour répondre, fixa un point dans le ciel pour tenter une diversion: rien n'y fit. La voix du Président se fit soudain plus forte, moins onctueuse. Comminatoire.
- Qu'en-ten-dez-vous-par-là, Madame Laborde?
- Monsieur le Président euhyyyeeeuhhhhhh... Je veux dire qu'à cette fin j'ai autorité sur toutes les forces de police présentes sur notre territoire.
Elle faillit ajouter mais se retint à temps: «J'ai juste? Est-ce la bonne réponse?». Plus raide que jamais dans son tailleur-pantalon, elle attendit la suite.
- Alors, Madame Laborde... (Reprenant le contrôle de ses nerfs, il prit une large inspiration et se mit à parler plus lentement en articulant bien comme s'il énonçait les données d'un problème d'arithmétique)... Reprenez-moi si je me trompe: les Compagnies Républicaines de Sécurité formant une composante essentielle des forces de police présentes sur notre territoire, est-il bien normal, est-il acceptable que ces mêmes Compagnies Républicaines de Sécurité passent les journées de récupération que vous leur avez généreusement octroyées à «déambuler» en nombre autour du Palais présidentiel au point de bloquer votre véhicule officiel et de vous faire accuser ici un retard de douze minutes alors que l'avion privé de mon ami Arnaud Pillorègues n'attend que moi pour partir?
Il reprit son souffle et la regarda droit dans les yeux.
- Madame Laborde, je suis tout ouïe. J'écoute votre réponse. Et pas de salamalecs, s'il vous plaît. J'ai déjà perdu beaucoup de temps.
Elle rassembla ses forces, puis, adoptant une posture toute militaire elle résuma sa mission.
- Monsieur le Président, vous pouvez partir tranquille. Demain, les hommes des C.R.S. seront rentrés dans leurs casernements. Les congés de récupération seront suspendus jusqu'à nouvel ordre au nom des nécessités du service. Quant aux meneurs de ces derniers jours, ils seront fermement sanctionnés.
Incrédule, il la toisa pendant que se consumaient les secondes. Tout cela lui paraissait trop beau.
- Et l'incident de la rue Poulet?
- Cet incident restera comme une exception, Monsieur le Président. Le couvre-feu sera respecté. En cas de nouveau désordre, j'activerai le plan B.
Maurizio Caillard n'écoutait déjà plus sa vice-Présidente. Il se focalisait sur un détail, un seul, un minuscule détail qui retenait toute son attention: depuis quelques secondes, Marie-Michèle Laborde n'avait pas glissé le moindre petit «Yyyeuuhh» dans la conversation.
***
Constance n'appréciait guère les alcools forts. En d'autres temps, le double guignolet-gin d'Angelo l'aurait envoyée au tapis. Mais là, elle ne vacillait pas. Elle tenait droit, tout à la surprise d'avoir vu ce qu'elle avait vu.
Après avoir vidé son verre d'un trait, elle posa un billet sur le comptoir et n'attendit pas la monnaie. Elle s'engouffra dans les sous-sols du métro, station Pernéty; ligne 13, changement à Champs-Elysées Clémenceau pour éviter les longs couloirs de Montparnasse et la sempiternelle panne des tapis roulants; ligne 1 direction Châtelet; bords de Seine à pied, traversée du Pont Notre-Dame, place Lépine... Et enfin, l'immeuble de la P.P..
Ces trente minutes de trajet, le Lieutenant Tranh les avait vécues dans un flot d'interrogations en boucle. En arrivant à destination, tout à ses pensées, elle n'eut pas un regard pour les anémones, les narcisses, les muscaris qui ensoleillaient les parterres du marché aux fleurs. Plus la jeune femme tentait d'assembler et de rassembler ses souvenirs pour comprendre, plus elle avait l'impression d'être le jouet de quelque chose qui la dépassait.
Les épreuves que ses deux parents avaient surmontées auraient pu la faire verser, enfant, dans un monde dominé par le Divin et l'immatériel. Elle n'avait jamais cédé à l'appel d'une dévotion béate ni à l'acceptation fataliste de ce qui viendrait d'en haut. A la justice immanente, elle avait toujours préféré celle des juges de chair et d'os. Si la loi s'écrivait avec un «L» majuscule, c'était bien celle des hommes. Tout devait être démontrable. Rationnellement. Constance Tranh n'avait pas choisi d'intégrer la police par l'opération du Saint-Esprit.
Quand elle parvint à l'étage où se trouvait son bureau et celui de Jacques-Julien Keller, elle vit qu'il y régnait une vibrante agitation. Les gens pressés y croisaient des îlots de conciliabules, on se transmettait de bouche à oreille un secret à faire peur, il se passait indéniablement quelque chose.
Constance frappa à la porte du chef de cabinet au moment précis où il allait sortir de la pièce. Keller tenait sur son thorax une chemise cartonnée de teinte grège; le Préfet de police l'attendait.
«Ah, vous voilà... remarqua-t-il simplement à voix haute. Elle voulut lui parler. Elle avait une révélation à lui faire, c'était très important. Il sembla ne pas l'entendre. Il ajouta: «...C'est bien que vous soyez là. Je peux avoir besoin de vous. Attendez-moi ici, je reviens dans cinq à sept minutes». Puis il s'éloigna hâtivement.
Constance entra dans le vaste bureau. Le patron ne l'avait pas invitée à s'asseoir, elle l'attendit debout. Le temps lui parut long jusqu'au retour de Keller. Pourtant, quand il revint, il ne s'était pas écoulé plus de sept minutes depuis son départ. Il ferma la porte derrière lui et marqua une pause en considérant avec bienveillance sa collaboratrice préférée. Il avait laissé chez le Préfet la chemise grège, celle qu'il tenait tout à l'heure contre son corps comme s'il se fut agit d'un bien des plus précieux.
- Vous n'imaginez pas à quel point je suis ravi de vous voir, lui dit-il.
Elle marcha vers lui en parlant confusément. Enfin elle trouvait à qui parler. Il lui fallait se libérer de ce poison, de cette parole qu'elle gardait pour elle seule depuis l'instant du choc ressenti chez Angelo.
Celui à qui elle destinait ses confidences l'interrompit.
- Un moment, chère Mademoiselle! Croyez-le bien, je vais vous écouter. Mais auparavant, soyez attentive à ce que je vais vous dire. Il arrive ici quelque chose d'inouï, de totalement imprévisible. C'est une histoire de fou.
Elle resta bouche bée, coupée dans son élan par le devoir de préséance. Elle adressa donc un signe de tête un peu mou à son supérieur hiérarchique. Keller entreprit à la seconde de tout lui raconter.
- Les échanges de fichiers entre l'Espagne et la France ont repris. Nous en savons plus -beaucoup plus!- sur la personnalité et surtout sur les proches de Luisa Bajos de Villaluenga. En recoupant les informations données par nos partenaires espagnols, nous avons découvert l'impensable. Tenez-vous bien, Constance...
Elle ne le laissa pas continuer.
- C'est inutile, Monsieur le chef de cabinet. Je sais ce que vous allez me dire. Je suis prête à le parier.
Lui que rien ne surprenait, il fut interloqué. Elle le vit pâlir.
- Que voulez-vous dire, Constance ?
- Quand j'ai connu Luisa Bajos de Villaluenga, elle se faisait appeler Maria-Luisa Bajos. C'était à Madrid, il y a cinq ans. Je suivais là-bas une partie de mes études dans le cadre d'un programme européen. Elle et moi, nous nous sommes rencontrées au cours d'une petite fête organisée par mon colocataire.
- Votre colocataire?
Constance Tranh baissa les yeux et reprit le fil de son récit.
- Maria... -car tout le monde l'appelait Maria- n'était pas dans son assiette ce soir-là. Elle était déprimée. Elle avait un peu forcé sur la sangria et avait tiré sur quelques joints. Une fois l'appartement vidé de ses occupants, nous sommes restées là, toutes les deux, au milieu des gobelets et des assiettes de plastique sales. Elle était malade. Je ne voulais pas la laisser rentrer dans cet état. Entre deux ou trois visites à la cuvette des toilettes, nous avons discuté, elle et moi...
- Et votre colocataire, Constance, il était là, lui-aussi?
Keller faisait une fixette et ce n'était pas le moment de finasser. Pour ne pas se laisser distraire une fois de plus, elle lui servit avec aplomb une fausse réponse qui le fit taire pour de bon.
- Non. Lui, il avait abrégé la soirée. En fait, il était allé finir la nuit chez l'un de ses invités, un type qui lui plaisait... si vous voyez ce que je veux dire.
Le chef de cabinet s'en tint là. Constance put reprendre le cours de son histoire sans être interrompue.
- ... Donc, Maria, Maria-Luisa... -Luisa si vous préférez- allait plutôt mal, et pas seulement parce qu'elle avait bu. Sans vouloir lui tirer les vers du nez, j'ai obtenu qu'elle vide son sac. J'étais sûre que ça lui ferait du bien. Ah ça ! Pour le coup, elle l'a vidé, son sac ! Et ce qu'il y avait dedans, si j'ai bien compris, c'est ce que vous venez d'apprendre...
Sans dire un mot, une moue sur les lèvres, le front plissé, Jacques-Julien Keller lui répondit lentement oui de la tête. Alors, avant de lui céder enfin la parole, elle conclut...
- ...Si tout le monde connaît le papa de Luisa, peu de gens ont une idée de qui peut être sa maman. Oui, Monsieur le chef de cabinet, je sais ce qui vous met en émoi ce matin. Je crois qu'en faisant procéder à l'interpellation de cette fille, quelqu'un a fait une grosse boulette.
Fin du neuvième épisode, la suite demain