| 14.01.12 | 14h31 • Mis à jour le 14.01.12 | 14h42
Il faut au moins lui reconnaître cela, à Jean-Claude Mas, l'ex-patron de Poly implant prothèse (PIP), prince déchu des prothèses mammaires. Un talent de persuasion, un art de la supercherie à rendre jaloux les rois du boniment. Pendant plus de vingt ans, cet ancien visiteur médical passé par le négoce en vin et l'assurance avant de se reconvertir dans les seins en silicone a réussi à embobiner ses salariés en leur faisant croire que son gel maison, non agréé, était "le meilleur" pour doper les poitrines de ces dames, et surtout de "bien meilleure qualité" que le Nusil, le gel médical des Américains. Avec le même aplomb, il a juré durant des années aux inspecteurs venus le contrôler qu'il n'utilisait que du silicone homologué.
L'histoire pourrait faire rire si cette tromperie à grande échelle n'avait débouché sur un vaste scandale sanitaire. On compte pas moins de 400 000 victimes dans le monde. Pas un jour ne passe sans qu'au Venezuela, en Argentine, en Grande-Bretagne, en Chine ou en France, des femmes se palpent la poitrine pour s'assurer que leur prothèse n'a pas rompu. Toutes traquent le moindre ganglion, signe d'irritation ou de dispersion du produit dans le corps.
Il a fallu qu'un trio de chirurgiens marseillais s'interroge, que les inspecteurs de l'Agence française de sécurité sanitaire (Afssaps) s'arrêtent sur une photo envoyée par un ancien de PIP pour que la supercherie soit mise au jour, en mars 2010. Les gendarmes de Marseille ont pris le relais dans le cadre d'une enquête préliminaire, ouverte par le parquet.
Depuis le 14 octobre 2011, celle-ci est close et ses conclusions, sans équivoque. Jean-Claude Mas, qui a reconnu "avoir sciemment fabriqué des prothèses mammaires en gel PIP (...) pour son rapport qualité-prix" et "avoir volontairement dissimulé à l'organisme certificateur - TÜV - l'existence de ce gel PIP", ainsi que quatre anciens cadres dirigeants de PIP devraient être cités à comparaître pour tromperie devant le tribunal correctionnel avant la fin de l'année.
UNE SEULE SOLUTION : TRICHER
Jean-Claude Mas découvre le marché de la prothèse mammaire en rencontrant sa compagne, Mme Lucciardi, dans les années 1980. L'époque est aux gros seins, les poitrines généreuses triomphent et la chirurgie esthétique se démocratise. La société MAP, gérée par Mme Lucciardi, propose des prothèses remplies de sérum physiologique et un modèle en silicone, mis au point par le Dr Arion, "chirurgien plastique, chimiste". Embauché comme commercial, M. Mas apprend tout des secrets de fabrication avant de créer sa société, au début des années 1990. Le siège de PIP - il choisit intentionnellement un acronyme grivois - est installé à La Seyne-sur-Mer, dans le Var. L'objectif : produire à grande échelle, inonder le marché mondial.
A l'époque, l'Europe n'a pas encore unifié sa réglementation sur les dispositifs médicaux. Lorsqu'elle le fait, en 1993, M. Mas décide de ne pas en tenir compte. Son gel maison, en fait celui du Dr Arion, n'est pas homologué, mais il est commercialisé depuis des années et personne n'y trouve rien à redire. "Bien meilleur" que celui des concurrents, jure-t-il, il est surtout dix fois moins cher et lui permet d'économiser un million d'euros. Pourquoi y renoncerait-il ?
Comme il n'a pas les moyens de s'offrir une validation en bonne et due forme, le patron de PIP ne voit qu'une solution : tricher. C'est ainsi que, pendant des années, il va faire croire à TÜV Rheinland, l'organisme allemand qui lui délivre le label "CE" - sésame indispensable pour écouler ses stocks -, qu'il utilise bien du Nusil. Et pendant des années, les inspecteurs n'y verront que du feu.
L'UTILISATION DU GEL MAISON EST UN SECRET DE POLICHINELLE
Chez PIP, l'utilisation du gel maison est un secret de Polichinelle. "Je savais que le marquage CE mentionnait que les prothèses devaient être remplies de Nusil, mais comme le gel PIP était fabriqué depuis des années, je pensais que ça n'avait pas d'incidence", explique l'un des salariés aux gendarmes. La préparation, un peu particulière, de la visite annuelle du TÜV aurait pu leur mettre la puce à l'oreille. Mais le patron est obtus et caractériel, les salaires sont bons et aucun retour n'est à signaler. Pourquoi s'inquiéter ?
TÜV, qui "ne part pas avec l'hypothèse que le client (lui) cache quelque chose", annonce toujours ses visites. Dix jours avant, c'est le branle-bas de combat à La Seyne-sur-Mer. Les salariés de PIP doivent faire disparaître toute trace de matières premières non homologuées. Ainsi le responsable du service informatique efface-t-il du système les bordereaux de commande des fournisseurs maison, et les remplace par ceux de Nusil.
Dans la cour de l'entreprise, les magasiniers chargent les fûts sur des palettes et les stockent à l'extérieur de l'établissement. D'autres bidons sont cachés dans un transformateur EDF. Le surplus est chargé dans le camion de l'usine, lequel prendra le large le jour J.
Pendant ce temps, à la production, on relance la fabrication de "vraies prothèses". Rien n'est laissé au hasard. "On se sentait mal, il suffisait qu'on laisse un fût traîner et on risquait de tout perdre. On avait la pression de la direction : si on perdait le marquage CE, on perdait tout", raconte l'ancien responsable de la production.
Mais TÜV est venu plus de dix fois, et à plus de dix reprises, la certification CE a été reconduite. "Lors du dernier audit (...), j'étais à deux doigts de pleurer quand ils ont dit que la boîte était sérieuse", confie Nadine C., aux achats. TÜV parti, un pot est organisé dans chaque service puis tout "repart comme avant". Cette "véritable organisation au sein de l'entreprise avant les audits a permis de garder le secret pendant dix ans", résument les gendarmes.
DES PROTHÈSES ROMPENT PAR DIZAINES
L'imposture aurait encore pu durer si les prothèses n'avaient commencé à rompre par dizaines. En 2007, PIP reçoit des appels d'Angleterre, des fax de Colombie. L'année suivante, trois chirurgiens marseillais s'inquiètent à leur tour d'une recrudescence d'incidents et se retournent vers le fabricant.
Celui-ci se contente d'envoyer une nouvelle paire de seins à la patiente, deux autres au chirurgien, ainsi que 1 000 euros "en dédommagement des frais d'explantation et d'implantation". Mais la débandade continue. Les chirurgiens somment les commerciales PIP d'assister aux "explantations", pour qu'elles constatent que le gel se transforme... en huile.
"Le problème, c'est qu'avec le temps les composants se désolidarisaient et l'huile remontait à la surface, expliquera plus tard l'un des ingénieurs aux gendarmes. Les cuves restaient dans le couloir la nuit et parfois plusieurs jours (...). Quand la production reprenait, on testait juste la pénétrabilité du gel et (...) on reprenait une production sans même remélanger."
La multiplication des ruptures est indéniable, mais Mas nie l'évidence. "La France, on s'en fout, vous ne représentez que 10 % du chiffre d'affaires et les chirurgiens ne comprennent rien", rétorque-t-il aux commerciales. Il a les yeux rivés vers les 25 % de marché de la Colombie et du Venezuela. A bout, Fabienne B. finit par démissionner. "C'était devenu impossible à vendre déontologiquement."
En novembre 2009, le système Mas se fissure de toutes parts. Lors d'une réunion houleuse, les salariés exigent le retour au tout-Nusil. "Impossible", répondent Jean-Claude Mas et Claude Couty, son directeur. Les comptes sont au plus mal. Un seul mot d'ordre, produire, produire, et à moindre coût. Secrètement, Mas espère que sa nouvelle recette, le PIP 2, concoctée de manière aussi artisanale que la première, portera ses fruits.
C'était sans compter les chirurgiens marseillais qui ont décidé d'alerter l'Afssaps par courrier en octobre 2009 et février 2010. L'inspection de l'agence aura lieu un mois plus tard. Devant les gendarmes, Jean-Claude Mas, finalement trahi par ses poubelles, avoue tout. La fraude, la tromperie, le mensonge. Mais ses "prothèses ne présentent aucun risque pour la santé", jure-t-il. A-t-il un mot pour les victimes ? questionnent les gendarmes. Pas un. "Elles ne déposent plainte que pour recevoir de l'argent."
Emeline Cazi et Laetita Clavreul
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