Mediapart savait avoir été victime d’un espionnage policier sur ordre de l’Elysée. Nous l’avions écrit le 3 novembre 2010, ce qui nous avait valu une plainte de Claude Guéant (notre article “Espionnage d'Etat des journalistes : Monsieur le Président, cela vous concerne”). Puis, le bras droit de Nicolas Sarkozy a brusquement renoncé, le 30 juin 2011, par crainte du procès à venir (nos articles ici et ici). Quelques jours plus tôt, la preuve – les fameuses « fadettes » – des surveillances visant les téléphones de journalistes du Monde enquêtant sur les mêmes dossiers que Mediapart avait été apportée à la justice. Aujourd’hui, un livre d’enquête, L’Espion du Président (Robert Laffont), apporte de nouvelles révélations sur l’ampleur de cette surveillance attentatoire aux libertés fondamentales.
Mediapart va évidemment saisir la justice de ces faits nouveaux afin que toute la vérité soit faite sur cet espionnage et que ses auteurs en répondent, ceux qui l’ont ordonné comme ceux qui ont exécuté cet ordre illégal. Le livre des journalistes Olivia Recasens, Christophe Labbé et Didier Hassoux – les deux premiers travaillant au Point et le troisième au Canard enchaîné – est consacré à Bernard Squarcini, le patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), issue de la fusion des Renseignements généraux et de la Direction de la surveillance du territoire.
Leur enquête montre avec minutie comment cette direction de la police nationale est devenue, sous la direction de ce policier totalement dévoué à Nicolas Sarkozy et sous couvert d’un secret défense favorisant une totale opacité, l’exécutante des missions de basse police du pouvoir politique, et plus précisément de la présidence de la République.
Bernard Squarcini, patron de la DCRI.© (Reuters)
Les révélations de notre consœur et de nos confrères sont précises, factuelles et sourcées, avec notamment le témoignage « on » d’un policier, Joël Bouchité, qui fut patron des RG et qui est récemment devenu préfet de l’Orne après avoir été, jusqu’en juillet 2011, conseiller pour la sécurité à l’Elysée ! Une source qui ne peut donc guère être soupçonnée de médisances partisanes envers le pouvoir actuel…
Or Mediapart est longuement évoqué (pages 145 à 149) juste après que ce haut fonctionnaire, dans un témoignage recueilli le 16 août 2011, a été longuement cité, expliquant avec moult détails les « moyens parfaitement illégaux » utilisés pour surveiller les rédactions sous le règne de Bernard Squarcini auquel il reproche d’avoir « ancré dans l’imaginaire populaire que la DCRI était une police politique ».
« Début juillet 2010, écrivent les auteurs, Claude Guéant, le secrétaire général de l’Elysée, organise rue du Faubourg-Saint-Honoré une réunion de crise pour riposter aux révélations sur l’affaire Bettencourt publiées sur Mediapart. Le journal en ligne piloté par Edwy Plenel, l’ancien patron de la rédaction du Monde, a sorti, quelques semaines plus tôt, les enregistrements pirates qui mettent en cause le ministre du budget et trésorier de l’UMP, Eric Woerth. L’Elysée prétend posséder un dossier produit par la Direction centrale du renseignement intérieur. L’information diffusée est de fait précise : le principal actionnaire de Mediapart est un évadé fiscal belge, propriétaire d’un restaurant à Paris dans le VIe arrondissement. »
En novembre 2010, nous avions vaguement évoqué, dans notre interpellation publique de Nicolas Sarkozy sur l’espionnage dont nous avions été la cible, ce tuyau crevé visant notre actionnariat dont nous avions appris qu’il avait été complaisamment diffusé dans certaines rédactions qui, évidemment, n’en avaient rien fait, tout simplement parce que rien n’est vrai. L’actionnaire principal de Mediapart, ce sont ses fondateurs salariés et, à notre connaissance, aucun évadé fiscal belge ou restaurateur parisien ne figure à notre tour de table. Désormais nous savons que cette calomnie venait de la DCRI qui fouinait tous azimuts autour de Mediapart, de ses journalistes et de ses actionnaires, à la demande de la présidence de la République.
Car les auteurs de L’Espion du Président se font ensuite plus précis. Immédiatement après avoir évoqué cette calomnie de basse police sur l’actionnariat de Mediapart, ils citent le témoignage d’un policier de la DCRI, recueilli le 30 juillet 2011 :
« David est catégorique. C’est la troisième fois que nous rencontrons cet officier de la DCRI. Avant de commencer à nous parler, il a pris soin de vérifier que nos téléphones portables étaient bien éteints. “La boîte a effectivement demandé, en 2010, un travail sur Mediapart et Plenel parce qu’ils énervent le Château, confirme-t-il. La demande venait de l’Etat-Major. Certains ont refusé mais on a su en interne que d’autres l’avaient fait.” Peut-être est-ce ce dossier, en l’occurrence un document de sept pages sur le financement du journal en ligne, que Claude Guéant a entre les mains cet été 2010. »
Mediapart va saisir la justice et demander réparation
A la lecture de ces révélations, qui confirment, précisent et prolongent nos propres informations de l’automne 2010, on comprend que Claude Guéant (portrait ici), après avoir joué les matamores en nous poursuivant en justice, ait brusquement renoncé, le 30 juin 2011, au procès prévu sur une durée de trois jours à l’automne 2011. Notre abondante offre de preuves et notre quarantaine de témoins annonçaient une belle bataille. Nous entendions bien faire le procès d’une présidence de la République qui piétine cette liberté fondamentale dont la presse est à la fois le symbole et l’instrument : le droit à l’information des citoyens.
Nicolas Sarkozy et Claude Guéant.© Reuters
Ce n’est que partie remise puisque, au vu de ces nouveaux éléments, Mediapart et ses avocats, Mes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, vont saisir la justice et demander réparation. Car ce que montre L’Espion du Président, c’est que nous ne connaissons encore qu’une petite partie de la vérité sur l’espionnage dont nous avons été victimes. Mediapart est en effet cité à plusieurs autres reprises sur l’inquiétude provoquée à l’Elysée et relayée auprès de Bernard Squarcini par nos constantes révélations sur les principaux scandales du quinquennat. Et les méthodes d’espionnage des rédactions par la DCRI, telles qu’elles sont décrites par ce livre, ne relèvent pas d’un dérapage occasionnel mais d’une violation systématique des libertés. Bernard Squarcini a d'ailleurs été mis en examen en octobre dernier dans le scandale de la surveillance téléphonique des journalistes du Monde.
Pages 64 à 67 du livre, les auteurs expliquent que l’affaire Takieddine/Karachi, ce feuilleton chroniqué avec entêtement par Mediapart, est « l’une des plus embarrassantes pour le Château » et constitue une priorité pour le patron du renseignement intérieur, chargé de « baisser les flammes sous les casseroles de la Sarkozie ». Mentionnant Bernard Squarcini par son surnom, ils ajoutent à ce propos : « Le Squale l’a toujours surveillée comme le lait sur le feu, ralentissant l’ébullition sans toutefois pouvoir l’empêcher. » Et de préciser : « Le site d’information Mediapart, qui était en pointe sur l’affaire Karachi, a fait l’objet en 2010 d’une enquête poussée du renseignement intérieur. »
Quant aux méthodes illégales, elles ont cette particularité, selon l’enquête des trois journalistes, d’avoir été généralisées au sein de la DCRI et non plus limitées à des équipes spéciales, à la manière de ce que fut la « cellule de l’Elysée » sous la présidence de François Mitterrand. « Sous Squarcini, peut-on lire pages 108 et 109, il n’y a pas de “brigade du chef”. Pas de groupe d’enquêtes réservées avec des hommes de main qui ne rendent compte qu’au patron dont ils exécutent, sans broncher, les commandes “un peu particulières”. Les juges peuvent toujours chercher à Levallois (où siège de la DCRI) un “cabinet noir”. Ils ne le trouveront pas. (…) Le système mis en place par le Squale paraît bien plus redoutable qu’autrefois. C’est la structure entière qui semble vicié. »
On apprend ainsi qu’une structure dénommée R1 se charge des « sonorisations », tandis qu’une structure R2 est chargée de « casser » les ordinateurs, « en clair, déverrouille les systèmes de sécurité qui empêchent d’accéder au contenu d’un PC ou d’un Mac ». Les auteurs citent un officier : « En quelques minutes, ils sont capables de siphonner l’intégralité d’un disque dur. » Ils poursuivent : « Régulièrement, un véhicule banalisé quitte la petite commune de Boullay-les-Troux dans l’Essonne, pour se rendre au 84, boulevard de Villiers à Levallois-Perret, dans les Hauts-de-Seine. Le chauffeur s’engouffre prestement dans le parking souterrain. Sa cargaison recèlerait comptes rendus d’écoutes, identifications téléphoniques et autres e-mails interceptés à l’insu de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, la CNCIS. »
Les auteurs disent bien que c’est à Boullay-les-Troux que s’opèrent les « écoutes off » de la DCRI, sous l’égide de la sous-division R, alors que « les écoutes légales » le sont sous la houlette de deux divisions, la J (écoutes judiciaires) et la P (écoutes administratives).
Le livre parle également des cambrioleurs de la DCRI, affectés à la sous-division L, et des « serruriers du net ». « Des informaticiens capables de voyages dans le temps en retrouvant tout ce qui a été tapé sur un clavier jusqu’à un million de caractères en arrière ou d’aller aspirer, à travers la Toile, le contenu du disque dur d’un ordinateur sans laisser de trace. Pratique, lorsqu’on veut par exemple mettre la main sur les épreuves d’un livre embarrassant pour le Château. »
Le témoignage de Joël Bouchité est à replacer dans ce contexte. L’ex-conseiller sécurité de Nicolas Sarkozy, aujourd’hui préfet de l’Orne, affirme : « [Squarcini] a aussi recréé à son côté une petite cellule presse. Des mecs chargés de se rancarder sur ce qui se passe dans les journaux, les affaires qui vont sortir, la personnalité des journalistes. Pour cela, comme pour d’autres choses, ils usent de moyens parfaitement illégaux. Leur grand truc, c’est de voler des adresses IP, la carte d’identité des ordinateurs. Ils épient les échanges de mails, les consultations de sites. Ils sont alors au parfum de tout. Si nécessaire, ils doublent en faisant des fadettes. » De plus, Joël Bouchité affirme que Bernard Squarcini a conservé « des camions d’archives » visant « notamment des personnalités politiques et des journalistes »
« Je ne m’intéresse pas aux journalistes mais à leurs sources », objecte le patron de la DCRI cité par les auteurs. Or c’est bien là l’aveu d’une atteinte à la démocratie : car ce sont bien les sources des journalistes qui incarnent le droit d’alerte des citoyens. Dès lors, l’on comprend mieux, à la lecture de L’Espion du Président, l’épisode des mystérieux cambriolages dont divers journaux, parmi lesquels Mediapart, ont fait l’objet en 2010 (notre article ici).
Le même David, qui est si précis sur le dossier de sept pages sur Mediapart concocté pour l’Elysée par la DCRI, confie en effet : « Maintenant, on n’a plus besoin de partir avec l’ordinateur, on siphonne le contenu à distance. Il y a des gens à la section R qui font ça très bien (…) En revanche, si vous voulez donner un signal, lancer un avertissement, voler un ordinateur est une façon d’intimider les sources, en leur signifiant que leur contact est ciblé. C’est un travail qui peut être sous-traité. Les services ont tous dans leur carnet d’adresses une boîte privée prête à bosser pour eux. »
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Lire également sous l'onglet "Prolonger" des déclarations de Bernard Squarcini et de Claude Guéant.
L'Espion du Président, au cœur de la police politique de Sarkozy, par Olivia Recasens, Didier Hassoux, Christophe Labbé.
Editions Robert Laffont, 285 pages, 19 euros