On savait qu'Amesys, une filiale du groupe français Bull, avait vendu des moyens de surveillance d'Internet à la Libye de Kadhafi. Mediapart avait également révélé que Ziad Takieddine, connu par ailleurs pour son rôle dans l'affaire Karachi, avait servi d'intermédiaire pour divers contrats entre la France et la Libye, notamment concernant la fourniture de moyens de surveillance d'Internet.
Jean Marc Manach – journaliste pour le site d'information Owni – publie ce jeudi un livre numérique, « Au pays de Candy », avec de nouveaux documents qui détaillent l'implication de Ziad Takieddine et le niveau de collaboration de Claude Guéant et des autorités françaises, notamment dans la signature de contrats liés à la surveillance informatique en Libye. Nous en publions les bonnes feuilles. [Les intertitres sont de Rue89, ndlr.]
Les notes de Takieddine que nous avons décidé de rendre publiques montrent à quel point, tant du côté libyen que français, l'objectif était de sceller un pacte entre les deux gouvernements, et leurs ministères de l'Intérieur respectifs.
Un contrat avec Sagem
Le 6 septembre 2005, Takieddine évoque ainsi un projet de contrat de coopération dans le domaine de formation des gardes-frontières, négocié pour le compte de Sagem depuis 2003.
L'intermédiaire y souligne « la volonté exprimée à plusieurs reprises par les responsables libyens de voir ce contrat traité de “gouvernement à gouvernement” » :
« Les autorités libyennes, qui par ailleurs “ne voient aucun inconvénient à traiter avec l'un ou les industriels choisis par le ministère de l'Intérieur français”, “à condition que ça se passe sous la surveillance du ministère”. »
Ce même 6 septembre, Takieddine rédige une autre note, estampillée « confidentiel », au sujet de la « visite du ministre le 6 octobre 2005 » :
« Il est important de noter que la visite préparatoire du directeur de cabinet [à l'époque, Claude Guéant, ndlr] revêt une extrême importance. Par ailleurs, il est indispensable que le directeur de cabinet effectue cette visite de préparation, et lui laisser le soins de préparer le coté “officiel” de la visite. »
Ziad Takieddine tient à ce titre à préciser que « la visite préparatoire est inhabituelle. Elle doit revêtir un caractère secret » :
« Pour cette raison, il sera préférable que CG [Claude Guéant, ndlr.] se déplace seul, et que le déplacement s'effectue “sans fanfare” L'autre avantage : plus d'aise pour évoquer l'autre sujet important, de la manière la plus directe... »
Une étroite collaboration entre ministères
La note ne détaille pas la nature de cet « autre sujet important », mais Takieddine tient à préciser qu'« il est indispensable que le volet “commercial” de la visite ne soit pas mis en avant par les préparatifs officiels. Seulement comme un point important dans le cadre des “échanges” entre les deux pays dans le domaine de la lutte contre le terrorisme » :
« La visite aura lieu malgré le manque d'enthousiasme et le peu d'intérêt manifestés par la France. Il serait souhaitable, pour la réussite de celle-ci, d'éviter de provoquer une quelconque réaction qui risque de conduire à l'annulation de la visite pour des raisons diverses. Un “secret défense” absolu devra donc accompagner les préparations parallèles. »
Un autre document, daté du 7 septembre 2005 et lui aussi estampillé « confidentiel », précise à ce titre que, pour refléter « la volonté des autorités des deux pays (France et Libye) de traiter le contrat de gouvernement à gouvernement », le ministre de l'Intérieur et son cabinet doivent s'impliquer personnellement :
« Il est bien évident que l'implication du cabinet du ministre et si le besoin se fait sentir, du ministre lui-même, est requise pour l'obtention des conditions les plus intéressantes, ceci en étroite collaboration avec les services du ministère. »
Sarkozy vient discuter « sécurité et défense »
A la manière d'un chef du protocole, Ziadd Takieddine ira même jusqu'à préparer l'emploi du temps de la « visite de CG » à Tripoli, du 30 septembre au 2 octobre 2005, suivie de celle de Nicolas Sarkozy (NS) et Brice Hortefeux (BH), le 6 octobre suivant :
« Points à aborder :
1. Lettre (copie) + fax à envoyer au ministre de l'Intérieur concernant la visite de CG. (Arrivée et départ).
2. Livres de NS + signature à emmener avec lui pour le Leader.
3. Cadeaux livres de valeur : histoire/Révolution française, etc.
4. Le CV de NS et BH à remettre pour avis avant de les remettre au Leader. »
Y sont prévus un « tête à tête avec le Leader », un rendez-vous avec « le ministre de l'Intérieur : jusqu'où ? » suivi d'un « dîner avec le numéro deux (patron de la Sécurité et de la Défense) et le ministre libyen de l'Intérieur », Takieddine prenant la peine de préciser qu'il serait préférable qu'il se tienne « sans l'ambassadeur », mais avec « ZT ».
Objectif : discuter de « tous les dérivés du domaine de la sécurité, défense et surtout protection des frontières effectué par le pôle de sécurité française dirigé par Sagem », et de « la volonté française dans le cadre de la surveillance et la sécurité et surtout une volonté d'aide (sans commune mesure avec celle proposée par les US) ».
Les discussions à propos des contrats
Les termes de la « volonté française d'aide » en terme de « surveillance et de sécurité » ayant été entérinés, restait donc à discuter concrètement des contrats, ce qui fut fait dans la foulée. Les documents que nous publions ci-après montrent comment les marchands d'armes français ont moins cherché à vendre à Kadhafi des solutions de sécurité que des systèmes d'espionnage.
Fin janvier 2006, Ziad Takieddine rencontre Philippe Vannier, alors PDG d'i2e [l'ancien nom d'Amesys, ndlr], et le décrit comme « le principal fournisseur du ministère de la Défense pour ce qui est de l'interception des télécommunications », que « les autorités françaises recommandent d'impliquer dans toutes les questions liées aux transmissions et à la sécurité en Libye ». Les termes du débat sont posés. [...]
Le 5 avril 2006, Ziad Takieddine écrit à Omer A. Salem, responsable du système de sécurité publique libyen, pour le remercier de l'accueil qui lui avait été fait, la veille, lorsqu'il était venu lui présenter ses « propositions en matière de sécurité des systèmes d'information ». Il en profite pour l'inviter au siège d'i2e, à Aix-en-Provence, le 17 avril suivant, et signe sa lettre au nom de « Philippe Vannier ».
Devenir « des professionnels de l'interception »
Le 24, Ziad Takieddine consigne la synthèse du programme « Homeland Security » (sécurité intérieure, en VF) qu'i2e se propose de vendre à la Libye, en trois lots distincts.
1. « Protéger » (c'est Ziad qui souligne) la Libye via un extranet sécurisé afin de pouvoir chiffrer toutes les communications (échange de fichiers, téléphonie mobile ou par IP).
2. « Intercepter » en envoyant cinq-six experts d'i2e en Libye afin d'aider les Libyens à apprendre à « tracer, intercepter et enregistrer » e-mails et voix sur IP, avec comme « objectif : devenir des professionnels de l'interception ».
Ziad Takieddine note à ce titre qu'il serait également opportun de pouvoir « activer l'écoute du GSM », afin de pouvoir identifier les numéros et identifiants des titulaires de téléphones portables à partir de leurs noms, mais également de pouvoir géolocaliser, intercepter et écouter toutes les communications large bande, HF/VHF/UHF, ainsi que les systèmes radio, CB ou talkies-walkies utilisés par les « taxis, ambulances, bus, etc. »
3. « Brouilleurs pour la proctection [sic] des VIP », ce que fera également i2e en proposant à Kadhafi d'acheter deux 4x4 sécurisés dotés de son système Shadow de brouillage électronique. [...]
On ne saura probablement jamais qui, des sbires de Kadhafi ou des employés ou responsables d'i2e, a été le premier à évoquer la pertinence de doter la Libye d'un système de surveillance de l'Internet, « à l'échelle d'une nation ».
Ce document atteste en tout cas qu'à l'époque, le système n'existait pas « sur étagère », qu'il a peu à peu été élaboré par les Français, en fonction des besoins (réels ou supposés) des Libyens, et qu'il a donc été développé tout spécialement pour Kadhafi.
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