À Athènes, une correspondance d'Amélie Poinssot
Il est jeune, il travaille depuis peu dans l'entreprise familiale. Il descend de quatre générations d'armateurs grecs. Jean faussement négligé sur mocassins impeccables, boucle dans le creux de l'oreille, Dimitris assiste ce jour-là, en banlieue d'Athènes, à la conférence de presse donnée au salon Posidonia, le salon international de la marine marchande, par l'Union des armateurs grecs – son père en est le trésorier.
Le jeune homme a fait des études de droit, et quand on lui demande s'il trouve normal que les armateurs paient moins d'impôts que les autres en Grèce, il vous répond dans un grand sourire : « La question, c'est plutôt : où payer des impôts ? Nous sommes comme des multinationales, rien ne nous oblige à nous domicilier en Grèce... » Pas même une once de sentiment patriotique ? « Je ne vois pas le rapport, on peut être grec et avoir des possessions à l'étranger. »
Aujourd'hui, alors que la Grèce naufragée menace d'être engloutie dans une crise politique et économique sans précédent, l'Union des armateurs grecs n'est pas prête à renoncer aux exemptions fiscales dont bénéficie le secteur. Il s'agit d'un régime fiscal spécifique qui est même inscrit dans l'article 27 de la Constitution établie après la chute de la dictature des Colonels, en 1975. Son souci, c'est plutôt la crise économique, qui met à mal les affaires.
Depuis 2009, le marché mondial de la marine marchande est dans le creux de la vague. Le Baltic Dry Index, l'indice des prix du transport maritime, a été divisé par quatre et est retombé au niveau de 2002. Il y a trop de bateaux par rapport à la demande et, d'après les spécialistes, la reprise ne devrait pas intervenir avant les trois ou quatre prochaines années.
À cette conjoncture mondiale s'ajoutent le marasme économique national et l'instabilité politique. Les classes moyennes grecques, premières touchées par l'austérité, payent un lourd tribut à la crise... Mais les armateurs sont épargnés par les réformes. L'Union des armateurs grecs a bonne conscience : elle dit avoir constitué une caisse de solidarité pour aider les Grecs les plus démunis – même si elle est incapable de détailler les montants en jeu aux journalistes présents lors de la conférence. Cela a toujours été l'attitude des grandes familles d'armateurs qui ont, les unes, financé des fondations culturelles, les autres des hôpitaux : faire des dons quand bon leur semble, et rester libre de toute contrainte fiscale.
Les armateurs n'ont qu'un mot à la bouche : compétitivité. « Si on veut rester premiers dans le monde, et c'est dans l'intérêt de la Grèce, il faut renforcer notre compétitivité, a répété le président de l'Union des armateurs grecs, Theodoros Veniamis. La question est : est-ce qu'on soutient un drapeau européen contre la concurrence des pays asiatiques ou est-ce qu'on préfère un drapeau chinois ? »
Le salon Posidonia, le plus important du genre au niveau mondial, a rassemblé la semaine dernière près de 1 900 exposants en provenance de 87 pays différents. Le plus représenté après la Grèce se trouve être précisément... la Chine. Le président se dit toutefois ouvert à la discussion sur la question de la fiscalité. « De toute façon, cela ne dépend pas seulement de nous. Cela dépend aussi du gouvernement, et du parlement qui vote les lois. » Mais l'idée de supprimer les exemptions fiscales du secteur – élément du programme de la gauche radicale de Syriza – fait frémir la profession. « Mais nous ne faisons pas de politique, s'empresse d'ajouter le président. Notre unique mission est de travailler de la manière la plus compétitive possible. »
Cette conférence de presse, l'Union des armateurs grecs s'en serait bien passée : frileuse à l'extrême, elle n'accorde jamais d'interview à la presse. Une vingtaine de demandes d'interviews de grands médias internationaux attendent sur son bureau depuis des mois, nous explique la responsable communication de l'organisation, pour nous signifier l'incongruité de notre propre demande. Il lui était pourtant impossible de déserter le gigantesque salon de la marine marchande... Quelques armateurs sont donc apparus, discrets au possible et réservés dans un entre-soi impénétrable.
En public, seul le président parle. Nous lui demandons : pourquoi les armateurs grecs, au fond, sont exonérés d'impôts ? Il s'agace : « Vous avez lu ça où ? C'est un mythe ! Nous payons des taxes comme les autres, nous sommes tout à fait dans la moyenne européenne. »
En fait, tout ce qui touche à l'équipement des bateaux et aux achats pour la vie à bord est exonéré de TVA (23 % en Grèce). Les compagnies maritimes grecques ne sont pas imposées sur leurs bénéfices : elles s'acquittent seulement d'une taxe forfaitaire en fonction du tonnage des navires. De nombreuses catégories de bateaux sont de plus exemptées de l'impôt sur la propriété. Et depuis une loi datant de 2004, les compagnies maritimes sont exemptées d'impôts sur la propriété immobilière – ce qui, à l'époque, a suscité le retour en Grèce de nombreuses entreprises qui siégeaient à Londres.
Les armateurs ne versent finalement leur obole à l'État que via les cotisations patronales sur les seuls emplois déclarés en Grèce. « Si on lève de nouveaux impôts sur les armateurs, nul doute que les entreprises vont se déplacer à nouveau et quitter le pays », avertit Elias Demian, de la Fondation pour la recherche économique et industrielle (IOVE), à Athènes. Le jeune chercheur est sur le point de livrer une étude sur le secteur maritime, commandée par l'un des grands armateurs grecs.
« La menace de quitter le pays peut sonner comme un chantage, mais c'est la réalité d'un marché devenu mondial, et qui ne résonne plus du tout en termes de frontières. Les armateurs peuvent diriger leurs affaires depuis n'importe où : il suffit d'un téléphone portable ! » Un constat qui doit être tempéré car, au fond, beaucoup préfèrent diriger leurs affaires depuis Le Pirée, et employer des équipages grecs... « Mais les sommes en jeu sont considérables : il n'y a pas d'éthique », explique Elias Demian.
La marine marchande pèse 6,6 % du PIB grec, et la flotte commerciale grecque, avec 3 325 navires, comptait pour 14,6 % de la flotte mondiale en 2011. Un tiers de ces navires seulement battent pavillon grec, ce qui les oblige à recruter capitaine et membres d'équipage parmi les nationaux. Au total, la marine marchande grecque génère 34 000 emplois directs, d'après les calculs d'Elias Demian. « Mais les bénéfices pour l'économie nationale sont bien plus importants : le secteur de la marine marchande s'inscrit dans toute une chaîne de production et de services ; on estime que si les armateurs rapatriaient l'ensemble de leurs activités en Grèce, le taux de chômage diminuerait de 35 %. »
« De toute façon, les armateurs sont en position de force, nous confiait sur le salon Posidonia un cadre dirigeant de Bureau Veritas, une société française de classification des navires. Ils peuvent bénéficier de leurs privilèges partout : si on les leur retire ici, ils les retrouveront immédiatement ailleurs... » Lors de l'ouverture du salon, le premier ministre grec par intérim, Panagiotis Pikramenos, a déclaré que l'État grec devait « soutenir et respecter le potentiel significatif du secteur qui a placé la Grèce au sommet de l'industrie maritime mondiale ». Mais il a aussi appelé les armateurs à soutenir le pays « dans cette période difficile » : « Aujourd'hui, plus que jamais, la Grèce a besoin de nouveaux investissements, de nouveaux emplois, et de davantage de liquidités. »
Pas un mot sur la fiscalité. Les autorités grecques, dont la politique d'austérité a essentiellement visé les classes moyennes, retraités et salariés, ne semblent pas prêtes à s'attaquer à certains privilèges... Les armateurs font partie de ces intouchables, au même titre que l'Église et les monastères qui n'ont pas plus été inquiétés jusqu'à présent.
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