On les appelle les ari ou les zardozi, selon qu'ils manient le crochet ou l'aiguille. Ils travaillent en silence, bercés par le bruit des ventilateurs. Ils cousent à plusieurs, sur des modèles tracés à la craie, des millions de paillettes, perles, sequins, rubans, strass avec des fils de coton ou parfois d'or. Mumbai compte 100 000 brodeurs. Des hommes exclusivement, musulmans, dans un pays dominé par l'hindouisme. On les rencontre au cœur de la ville, à deux pas de la gare centrale : le quartier de Grant Road abrite 600 ateliers – les kharkanas – sur un kilomètre carré. Là, sont réalisées des merveilles destinées à des maisons de luxe dont les brodeurs ignorent souvent l'existence. Malgré leur savoir-faire extraordinaire applaudi dans les défilés des collections de haute couture ou de prêt-à-porter haut de gamme, ces légions d'ouvriers, qui viennent surtout du Bengale ou d'Uttar Pradesh, sont considérées comme la lie de la société. Situés au plus bas de l'échelle sociale, ils rêvent, pour leurs enfants, d'un autre avenir.
Leurs conditions de travail sont peu enviables. Entassés dans des ateliers parfois très bas de plafond, sans climatisation, éclairés par de violents néons, ils sont assis sur le sol quatorze heures par jour, devant des tréteaux de bois très bas, tendus de filets de pêche bleus sur lesquels sont installés leurs travaux de broderie. Dans une rue jonchée de détritus, on songe forcément au taudis des Thénardier en empruntant l'échelle raide et sale qui conduit à l'atelier Anisa Fashion Art, dirigé par Feroz Ahmed. Originaire du Bihar, ce solide gaillard, qui a très tôt quitté l'école, fait travailler une centaine d'employés. Deux petites fenêtres constituent les seules ouvertures de cette salle surchauffée et peu ventilée. La plupart des employés, présents six jours sur sept, de 8 h 30 à 23 heures (y compris les pauses déjeuner, thé, dîner ou les prières) dorment et mangent sur place.
Sous-traitant et parfois sous-traitant de sous-traitant, le patron de cette PME ne sait pas qui sont les destinataires finaux des commandes qui émanent de compagnies d'export, intermédiaires de groupes situés aux Etats-Unis ou en Italie. Feroz Ahmed nous montre toutefois un tee-shirt brodé de larges paillettes bleues sur lequel est apposée l'étiquette Blumarine. Sur Internet, cette futilité sera vendue 385 euros.
LES TRADITIONS ONT LA VIE DURE
Toujours dans ce même quartier, Mohammed Maslehuddin règne sur une quarantaine d'artisans dans son atelier spécialisé dans les petits sacs à main brodés et les minaudières. Ses locaux sont plus vastes, plus aérés. A l'entrée, une pancarte annonce : "Interdit de fumer ou de cracher sous peine d'une amende de 200 roupies (2,9 euros)." Ce petit patron se plaint de la pression sur les prix exercée par ses donneurs d'ordre indiens. Le temps nécessaire à la broderie n'est, lui, pas compressible : il faut toujours une dizaine d'heures pour chaque article. "Mumbai est la ville indienne qui possède la plus forte concentration de brodeurs", dit-il, en se félicitant que "l'électricité y fonctionne mieux qu'à Calcutta". La ville est beaucoup plus chère aussi – notamment l'immobilier – et les salaires y sont plus élevés. Trois fois plus en moyenne qu'à New Delhi et cinq fois plus qu'à Calcutta, où les artisans travaillent peu pour le luxe, mais presque exclusivement pour le prêt-à-porter ou le marché national.
Un autre artisan de Mumbai, considéré comme l'un des plus créatifs, Ali Rasa, travaille, sous une cascade d'intermédiaires, pour Galliano et, de façon directe, pour des designers indiens comme Neeta Lulla. Il paie ses ouvriers entre 9 000 et 14 200 roupies (de 130 à 205 euros) par mois, selon leur ancienneté. "Ce n'est pas difficile de trouver de bons brodeurs sur le marché", dit-il. Le plus jeune dans son atelier vient de fêter ses 16 ans. Il a démarré voici trois ans. Tous retournent dans leur village deux fois par an, pour quelques semaines.
Pourquoi ne voit-on pas une seule brodeuse à Bombay ? "C'est un travail très difficile, il faut se souvenir de tout", explique, sans rire, Ali Raza. Dans cette profession trustée par les musulmans, les femmes restent chez elles. En revanche, traditionnellement, elles peuvent travailler à domicile, sur commandes, dans certaines régions, comme au Bengale. C'est surtout parce que ce métier nécessite une grande concentration et une extrême précision que les apprentis ne démarrent pas ce métier avant 13 ans, ce qui explique, en creux, pourquoi il n'y a pas d'enfants dans ces ateliers.
Les traditions ont la vie dure. Même le plus capé des brodeurs de Mumbai, Liaqat Khan, qui travaille pour Ralph Lauren, Valentino, Gucci, Armani, Escada, Givenchy, Stella McCartney ou Chloé, n'a aucune relation directe avec ses clients, hormis les grands designers indiens comme Krishna Mehta. Toutes ses commandes passent par des intermédiaires, Marsil Export, Safran ou Finesse, qui rognent inéluctablement les marges de l'artisan. Dans son atelier, où est actuellement brodée la splendide robe de mariée de sa deuxième fille, ce qui nécessitera 3 000 heures de travail, cet homme fier et exigeant de 58 ans, dont le principal handicap dans les affaires est de ne pas parler anglais, sait bien que les intermédiaires empochent jusqu'à "trois fois le prix" qu'il demande. Pour autant, il n'a pas envie de s'adjoindre un directeur général chargé de démarcher des clients à l'étranger. Il préfère espérer qu'un jour son fils prendra la relève et alors "c'est lui qui fera l'intermédiaire". Le plus aguerri de ses ouvriers, Babu, qui manie l'aiguille depuis vingt-cinq ans, n'a aucune envie que ses fils s'engagent dans la même profession que lui. "Je ne veux pas qu'ils vivent cela. C'est tellement dur : je n'ai que le dimanche de libre et je ne gagne pas assez pour ouvrir mon propre atelier", regrette-t-il.
Sans illusions non plus, Gabriella Cortese, à la tête de la marque de prêt-à-porter Antik Batik, est l'une des rares créatrices de mode à passer chaque année plusieurs mois à Delhi pour travailler directement avec les brodeurs. "En Inde de toute façon, ce qui est réalisé à la main coûte toujours moins cher que ce qui est fabriqué à la machine et, dans l'oeil d'un Indien, un Occidental représente toujours un paquet de dollars", explique-t-elle. Gabriella Cortese constate que la plupart des brodeurs "ne savent ni lire ni écrire" et que ces musulmans souffrent, de la part des hindous, d'un racisme à peine voilé. Les patrons des ateliers n'hésitent pas à se séparer d'eux si les commandes diminuent. "J'essaye de les pousser à garder leurs artisans, dit-elle. Ce n'est pas facile de faire évoluer les habitudes. Entre eux, les Indiens s'exploitent sans vergogne et les structures féodales perdurent."
EXTRAORDINAIRES ÉCONOMIES
Deux Français, Maximiliano Modesti et Jean-François Lesage, ont franchi le pas voici plus d'une vingtaine d'années et créé leur atelier. L'un à Mumbai, l'autre à Chennai. D'origine italienne, Maximiliano Modesti veut faire bouger les choses et, avec la foi des convertis, espère redonner aux Indiens une réelle confiance en leur propre artisanat. Dans les ateliers 2M – un gigantesque espace dans la banlieue de Mumbai – il a embauché de jeunes Indiens sortis des meilleures écoles de design. Son équipe de 350 brodeurs s'active sur les lignes de production destinées aux différentes marques. Les plus doués créent les prototypes et les échantillons. Les salaires sont supérieurs à la moyenne (275 euros au minimum) et les horaires de travail s'échelonnent de 10 heures à 21 heures, avec deux heures de pause. Une révolution. Il reçoit d'ailleurs cinquante CV chaque mois. Maximiliano Modesti travaille pour les grands du luxe. Hermès lui confie ses lignes d'exception, comme ces foulards baptisés Pégase ou Quadrige ou encore ces immenses châles en double crêpe Georgette qui nécessitent chacun 280 heures de travail. Voire la pose de paillettes sur des carrés plus classiques, qui seront ensuite renvoyés dans la région lyonnaise où ils seront ourlés. Il compte également comme clients fidèles Isabel Marant, Oscar de la Renta, mais aussi Pierre Balmain, Jason Wu ou Roberto Cavalli. "Des créateurs qui aiment fondamentalement l'artisanat indien", précise-t-il.
Jean-François Lesage, lui, est né dans la broderie. Ses grands-parents puis son père, François, ont dirigé le plus bel atelier parisien, celui qui, dès le début du XXe siècle, fournissait les grands noms de la mode – Paquin ou Madeleine Vionnet – avant de créer d'éblouissants motifs au crochet de Lunéville pour Christian Dior, Valentino ou Chanel (devenu propriétaire de l'entreprise en 2002). S'il travaille surtout pour des architectes et des décorateurs chics du monde entier, Jean-François Lesage collabore exclusivement, dans la mode, avec Lesage Paris. "J'ignore alors pour quelle maison je brode. Je le découvre en regardant les défilés sur Internet. Il serait inconcevable, en raison des coûts de fabrication, de produire certains modèles à Paris", dit-il, en ayant conscience que l'on ajoute parfois, dans le 9e arrondissement "le sel et le poivre" à ce qui a été réalisé en Inde. "Certaines commandes ne peuvent être réalisées qu'ici. Une ouvrière française ne pourrait jamais par exemple broder 74 000 abeilles. En Occident, il n'y a aucun plaisir à la répétition. En Asie, il existe en revanche une certaine fierté à exécuter des travaux gigantesques, la répétition d'un motif n'est pas considérée comme une punition", veut-il croire.
Les maisons de luxe européennes soutiennent l'artisanat indien tout en réalisant d'extraordinaires économies. Du coup, les petites mains manquent dans l'Hexagone : il ne reste plus à Paris que 200 brodeuses réparties dans une poignée d'ateliers, comme Lesage, Hurel, Montex, Cécile Henri, Lanel ou Emmanuelle Vernoux. Fatalité ou cruauté de la mondialisation, la moins qualifiée des ouvrières parisiennes coûte forcément dix fois le salaire de ses collègues en Inde. Maximiliano Modesti a toutes les raisons d'être confiant sur l'évolution du volume des commandes passées en Inde par les géants du luxe. D'autant plus, affirme-t-il, que « la broderie à la main est, dans la mode, la seule chose qui ne puisse être copiée, n'étant pas reproductible à la machine".
La main-d'œuvre indienne est, elle, sans limite. Ritu Sethi, la fondatrice de l'unique encyclopédie sur l'artisanat en Inde – éditée par Craft Revival Trust et qui recense 60 000 ateliers de broderie dans toutes les régions de l'Inde –, est persuadée que cette activité souffre toujours d'au moins trois maux : le manque de notoriété, l'insuffisance des salaires et de la protection juridique. Contrairement aux designers de mode, "les brodeurs n'arrivent pas à se faire un nom", dit-elle, et "ils ne gagnent toujours pas assez". Moins optimiste que Maximiliano Modesti, elle redoute que "certains motifs de broderie puissent à terme être piratés". Ritu Sethi milite, avec l'aide de l'Unesco, pour la création d'un diplôme qualifiant pour ces artisans, évalués à plus de 750 000 dans tout le souscontinent. Pour tenter de mettre fin à ce syndrome d'infériorité qui les frappe et à cette malédiction qui veut qu'aujourd'hui encore le plus brillant des brodeurs des ateliers 2M, Atul, explique sans hésiter qu'il préférerait être "chauffeur de taxi".