Depuis quelques semaines, une pluie de lettres recommandées s’abat dans les boîtes aux lettres des gérants non salariés du groupe Casino. Ces travailleurs au statut hybride, pas vraiment salariés mais pas non plus totalement commerçants, sont payés à la commission sur les ventes qu’effectuent leurs magasins. Ils sont environ 3 400 en France et pilotent des Petit Casino, des Spar et des Leader Price Express, partout sur le territoire.
À l’automne dernier, Mediapart a consacré une longue enquête à leurs conditions de travail et aux étranges déficits qui se creusent dans les comptes de dizaines de magasins. Nous avions raconté comment Casino, deuxième groupe de distribution en France, se sert de ces trous comptables pour rompre les contrats le liant à ces gérants, qui travaillent bien souvent en couple, régulièrement plus de 60 heures par semaine, gagnent de toutes petites sommes, et n’ont pas d’autre logement que celui qui leur est fourni par leur employeur. Ces pratiques ont toujours cours et donnent encore lieu à des procès à répétition.
Mais depuis le printemps, les gérants non salariés doivent faire face à un nouveau souci. Selon nos informations, le groupe, présidé par Jean-Charles Naouri, envoie très largement des lettres leur demandant d’étendre les horaires d’ouverture de leurs magasins, bien que le groupe ne puisse pas officiellement leur imposer ce choix. Et ce courrier est bien souvent le prélude à une rupture du contrat de travail. « Nous tenons à attirer votre attention sur vos horaires : vous êtes libres de les déterminer, ceci étant, vous devez respecter les termes de votre contrat de cogérance qui prévoit que vous devez tenir compte des coutumes locales des commerçants, indiquent ces courriers types. Ainsi, par la présente, nous devons attirer votre attention sur l’impact de ne pas ajuster vos horaires d’ouverture. En effet, vos horaires actuels ne proposent pas de plages d’ouverture suffisantes de notre magasin. »
La demande de Casino s’appuie sur l’article 1 du « contrat de cogérance » signé par les gérants, qui précise qu’ils doivent « assurer la gestion du magasin de vente au détail, dont ils fixent les plages d’ouverture en tenant compte des coutumes locales des commerçants détaillant d’alimentation générale et/ou des besoins de la clientèle ». Les courriers envoyés détaillent donc les horaires d’ouverture du magasin ciblé et les comparent à ceux de ses voisins. « Vos choix d’ouverture, qui ne répondent pas aux modes de consommation de nos clients et ne correspondent pas à notre image et politique commerciale, mettent en péril l’activité de notre magasin », insiste le courrier. Avant de se faire menaçant : « Sans nous immiscer dans votre organisation de l’exercice personnel de votre activité, nous vous demandons de revoir votre choix d’horaires et jours d’ouverture de notre commerce et ce afin de respecter vos obligations contractuelles. »
Ce courrier est précédé ou accompagné de visites des responsables commerciaux, qui transmettent le même message. En cas de refus, les gérants reçoivent promptement une deuxième lettre les convoquant à un entretien préalable à la rupture de leur contrat, puis sont remerciés. C’est ce qui est arrivé à Sandrine Dargès et à son mari. Ils travaillaient depuis août 2006 au sein du groupe Casino et s’occupaient d’un magasin à Nîmes depuis six ans, d’abord sous enseigne Petit Casino puis, à partir de janvier 2015, sous enseigne Leader Price Express. Malgré un chiffre d’affaires important de 820 000 euros par mois, une ouverture du magasin étendue avec le passage en Leader Price (8 h-13 h ; 15 h-19 h 30 du lundi au samedi) et plus de 75 heures de travail hebdomadaire pour chacun, selon leurs décomptes, les époux Dargès ont reçu le 22 avril un courrier de Casino leur demandant d’élargir les heures d’ouverture.
Devant leur refus, leur contrat a été rompu fin juin, et ils doivent quitter leur logement mi-août. « Nous avions 500 clients par jour, les deux caisses tournaient quasiment en continu, nos deux heures de pause à midi nous servaient surtout à remettre de la marchandise en rayon ! » explique Sandrine Dargès. Pour ouvrir plus, elle a demandé au groupe de salarier un vigile et un employé, ainsi que du matériel de vidéosurveillance. Refusé. « En dix ans, nous n’avions jamais eu aucun souci, la direction nous faisait confiance. Lors de l’entretien préalable à la rupture de notre contrat, 25 minutes en tout et pour tout, on nous a seulement reproché de ne pas accepter d’ouvrir plus. Ils ont sans doute trouvé d’autres candidats qui ont accepté ces conditions… »
Les conflits autour des horaires se multiplient
Interrogé par Mediapart, le groupe Casino indique qu’il peut effectivement être amené « à conseiller les gérants mandataires non salariés sur l’évolution de leurs plages d’ouverture ». Mais il assure qu’« il est faux de prétendre que le non-respect des coutumes locales déboucherait automatiquement sur une résiliation du contrat ». Cette situation n’est sans doute pas automatique. Mais elle est très fréquente. Mediapart a eu connaissance de plusieurs cas similaires, dont les protagonistes désirent rester anonymes. « Depuis un peu plus d’un mois, nous avons recensé des dizaines de cas similaires », indique Didier Houacine, responsable CGT des gérants non salariés, dont le syndicat est le seul à dénoncer ces situations. « Des gérants reçoivent des courriers impliquant qu’ils travaillent 90 heures par semaine, alors qu’un couple seul tient le magasin ! » s’indigne-t-il.
Casino dément toujours, assurant que ces informations « n’expriment pas la réalité mais une polémique entretenue depuis plusieurs années par une seule organisation syndicale ». Pourtant, d’autres confirment. Comme Adrien Renaud, avocat grenoblois, qui accompagne de nombreux gérants dans des procédures aux prud’hommes ou au tribunal de commerce. « En un mois, j’ai été contacté par quinze couples de gérants confrontés à des problématiques de rupture de contrat, essentiellement pour des problèmes d’horaires d’ouverture des magasins, dit-il. Les premiers courriers sont arrivés il y a quatre ou cinq mois. C’est nouveau : jusqu’à présent, Casino ne demandait jamais cela par courrier. »
Un autre bon connaisseur du système voit lui aussi les conflits autour des horaires se multiplier. Il s’agit de Thierry Gautier, syndiqué CFDT (il fut délégué central pour le syndicat, lorsqu’il était encore représentatif chez les gérants Casino). L’homme est sans doute le seul à gérer deux magasins Casino sous deux statuts différents : il est gérant non salarié à Roubaix, mais franchisé, donc indépendant, à Villeneuve-d’Ascq. Une position qui lui permet de constater « une différence de statut flagrante » entre les deux catégories de personnel Casino, en défaveur des gérants non salariés.
Depuis de longs mois, Thierry Gautier accumule les exemples et les éléments de preuve allant dans le même sens que l’enquête précédente de Mediapart : anomalies de gestion, déficits non expliqués, contrôle à distance du système informatique des gérants… Accompagné des responsables de trois autres magasins, il a attaqué le groupe au pénal pour escroquerie et a réuni une quarantaine de gérants pour demander devant les prud’hommes une requalification de leur contrat en contrat de travail “salariés classiques” (lire par exemple ces articles de La Voix du Nord ici et ici).
« Des gérants à qui l’on demande de travailler plus m’appellent, catastrophés, et beaucoup n’avaient jamais eu aucun problème auparavant, témoigne celui qui fait de plus en plus figure de dernier recours pour ses collègues. De ce que je constate personnellement, cela concerne au moins une cinquantaine de magasins depuis le mois de mai. »
Loin du nord de la France, Fabien Brenon est l’un de ceux qui sont ciblés. Et ce gérant, installé depuis 2008 à Maclas, un petit village de la Loire, le vit extrêmement mal. « Ma femme et moi sommes sous antidépresseurs, on est au bout du rouleau », avoue-t-il. Il dit « adorer son boulot et son magasin », mais a « perdu le goût de tout, et 8 kilos, dans l’enfer que nous vivons », depuis que la directrice commerciale qui supervise son magasin le pousse à ouvrir plus longtemps. Par des visites récurrentes et des menaces à peine voilées, assure-t-il. Le 9 juin, il a porté plainte pour « harcèlement ». La pétition qu’il a lancée pour protester a recueilli 600 signatures de clients qui, assure Fabien Brenon, le soutiennent totalement.
« Plan social déguisé » ?
Sans aller jusqu’à ces extrémités, les procédures régulièrement suivies par Casino peuvent en effet paraître étonnantes. Ainsi, les horaires d’ouverture parfois donnés en référence aux gérants à qui il est demandé de travailler davantage sont ceux de magasins bien plus grands que les enseignes de proximité Casino. Thierry Gautier évoque par exemple un cas en Normandie où un magasin au chiffre d’affaires de 200 000 euros est comparé à un Carrefour Market dont le chiffre d’affaires avoisine 15 millions d’euros et qui, bien sûr, compte de nombreux salariés.
« Comment un couple de cogérants, seul dans son magasin et qui n’a pas les moyens d’embaucher, peut-il s’aligner ? Est-ce qu’un Super U, qui compte 10 salariés aux 35 heures, est comparable à un Petit Casino de 50 m2 tenu par un couple ? Bien sûr que non, s’agace Me Renaud. Comment peut-on demander à des salariés de faire des semaines de 70 heures, pour moins que le Smic chacun, et sans respecter les règles de repos hebdomadaire ? » L’avocat prépare sur cette base de nouveaux dossiers pour les prud’hommes.
D’autres fois, des gérants acceptent d’ouvrir plus longtemps, mais des procédures de rupture sont tout de même engagées, ou bien on les informe que leur magasin va en fait fermer ! Thierry Gautier cite deux cas, Didier Houacine au moins un autre et Mediapart a connaissance d’un couple dans cette situation : « On ne comprend pas, on est dans le groupe depuis de nombreuses années et on a fait tout ce qu’on nous demandait, témoigne la gérante d’un commerce de plus de 250 m2 en région parisienne. Comme demandé, on a élargi les horaires de notre magasin, notre but n’est pas de nous retrouver à la rue avec un enfant à charge. Mais on a quand même reçu une lettre de convocation à l’entretien de rupture quelques semaines plus tard… »
« Ces lettres concernant les horaires sont des leurres », juge Thierry Gautier. « C’est un faux prétexte, Casino essaie de trouver des motifs de rupture », approuve Didier Houacine, pour qui « le groupe mène un plan de licenciements économiques déguisé, un dégraissage de la masse salariale, sans respecter les règles en vigueur ». Rappelons qu’un plan social (plan de sauvegarde de l’emploi, PSE) est obligatoire dans les entreprises de plus de 50 salariés qui se séparent d’au moins 10 personnes sur une période de 30 jours. Le dégraissage concernerait tout particulièrement les Leader Price Express, le nouveau concept déployé progressivement il y a moins de deux ans : prix moins élevés, et donc plus de clients, mais aussi plus de travail et de manutention pour les gérants. Ces petits Leader Price sont très largement ciblés par les procédures en cours, parfois moins de 18 mois après avoir été lancés.
Là encore, le groupe oppose un démenti vigoureux à ces soupçons : « Des fermetures de magasins peuvent avoir lieu, la société faisant évoluer son parc de magasins au fur et à mesure qu’elle décline sa politique commerciale, indique son service de communication. Elles ont toujours existé et sont compensées par des ouvertures. » À cet égard, l’entreprise rappelle « qu’en 2015, 162 couples de gérants ont rejoint la branche proximité, ce qui porte leur nombre total à 3 341. Ce qui rend tout à fait fantaisiste cette prétendue existence d’un “PSE déguisé” ». Le groupe ne donne pas de chiffres pour l’année 2016, où les ruptures semblent s’accélérer.
Incitation à passer en franchise ?
Les interrogations sont aussi alimentées par d’autres cas où les gérants de magasins apparemment peu rentables se voient proposer de reprendre la boutique en franchise ou en location-gérance. Ce qui signifie qu’ils doivent racheter le fonds de commerce à Casino et que les bénéfices et les pertes sont ensuite à leur charge, alors qu’aujourd’hui, une rémunération minimum de 2 380 euros brut par couple est garantie aux gérants. Passer ses boutiques en franchise est une stratégie classique d’un groupe cherchant à ouvrir rapidement beaucoup de magasins ou à minimiser les pertes que ses enseignes lui font subir (puisque ce sont les propriétaires des magasins franchisés qui portent ces pertes). C’est notamment le choix qu’a fait le groupe de supermarchés discount Dia à partir de 2011 (avant de vendre ses magasins français à Carrefour, en 2014). Parmi ses dirigeants en France, on trouvait à l’époque Emmanuel de Courrèges. L’homme est aujourd’hui directeur d’enseigne chez Casino et s’occupe justement du passage en franchise des magasins de proximité…
Si les gérants à qui l’on propose la franchise ou la location-gérance la refusent, le magasin est fermé. « Nous avons pris la décision de cesser l’exploitation du magasin », a ainsi lu en fin d’année dernière une gérante d’Île-de-France dans une lettre recommandée, après avoir décliné le passage en gérance. Dans ce cas, Casino s’engage à proposer trois offres de reclassement dans d’autres magasins. « Mais les trois propositions qu’ils m’ont faites concernaient des magasins où les conditions de travail étaient très dures, avec des horaires à rallonge, ou bien situés dans des secteurs très “chauds” de la banlieue parisienne », indique la gérante francilienne. « Je dois quitter mon logement en août, et je ne suis pas de la région, comment je vais faire ? » s’interroge-t-elle, pointant elle aussi « un licenciement économique déguisé ».
Là non plus, rien à signaler, selon Casino, qui ne voit « pas de changement de la stratégie de la branche proximité ». Le groupe indique que « le passage de certains magasins en franchise existe depuis de nombreuses années », dans le cadre d’un dispositif spécial auquel, depuis 2010, ont adhéré 350 gérants non salariés. Pas de quoi convaincre la CGT, qui a organisé une grève le 26 mai dernier. Selon ses chiffres, plus de 400 magasins ont baissé le rideau et environ 200 gérants s’étaient rassemblés devant le siège du groupe, à Saint-Étienne, pour protester contre les « fermetures en cascade » et ce qu’ils voient comme une liquidation annoncée de leurs emplois. Un mois et demi plus tard, leur inquiétude n’a pas baissé d’un iota.
Source : https://www.mediapart.fr