Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de l'homme, revient sur le souhait de Xavier Bertrand, ministre du travail, de voir dans la presse les noms des fraudeurs aux allocations sociales, qui dessine «une justice dont la vertu tiendrait strictement à sa nature répressive, voire terrorisante».
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«Il ne s’agit pas d’être dur pour être dur, il s’agit tout simplement d’être juste.» Ce truisme est gouvernemental; l’air vif des Vosges a, semble-t-il, ce genre d’effet stimulant sur les ministres en recherche d’échos médiatiques. Ce jeudi 26 janvier dernier, donc, Xavier Bertrand, encore en charge du Travail et débonnaire comme toujours, livre à la presse sa modeste contribution à l’entreprise élyséenne de récupération de voix portées sur le muscle, l’ordre et la muselière.
Confronté aux périls qui menacent les équilibres macro-économiques du pays, au chômage persistant et croissant, aux périls qui planent sur l’emploi industriel et ainsi qu’à quelques autres broutilles, Xavier Bertrand récidive sans hésitation et pointe du doigt un cancer majeur: les fraudeurs aux allocations sociales. Prenant le taureau par les cornes, il suggère – à titre de mesure dissuasive– que les noms des dits fraudeurs soient publiés dans la presse. Tout en précisant dans la foulée que ladite publication devrait suivre –et non précéder– une décision judiciaire. On respire…
La fraude sociale n’est certes pas un mal à prendre à la légère, puisque la Cour des comptes l’estime entre deux et trois milliards d’euros par an. Reste que c'est peu au regard des fraudes aux cotisations –largement dues aux employeurs mauvais payeurs et au travail au noir–, estimées entre 8 et 15,8 milliards d’euros. «Moi, je mets la même énergie à traquer les salariés qui fraudent qu’à traquer les patrons qui ont recours au travail dissimulé», avait d’ailleurs assuré en son temps le ministre du Travail dans Direct Matin. On ne sache pas, pourtant, qu’il ait proposé de rendre publique par voie de presse l'identité des employeurs fraudeurs. On croit même garder le souvenir lointain d’une liste d’entreprises «mauvaises élèves» au chapitre de la responsabilité sociale, affichée sur le site Internet du ministère de l’Environnement et qui en avait prestement été enlevée. Xavier Bertrand était alors ministre en charge; sans doute la méthode avait-elle été jugée, pour le coup, «dure pour être dure».
Quelques années plus tard et à l’orée d’une présidentielle difficile, brandir la menace d’une peine de publication redevient donc tendance. On frémit à l’idée de ce que pourrait entrainer sa mise en œuvre, fatalement élargie. Pourquoi la justice se cantonnerait-elle en effet aux seuls «fraudeurs»; les surendettés, petits délinquants, toxicomanes et contrevenants au code de la route auraient très vite, eux aussi, l’honneur douteux de la publication, sans parler, car cela va sans dire, des délinquants sexuels. Dénoncés par l’Etat à la vindicte populaire et sans aucun droit à l’oubli, tous ces «voleurs du peuple» devraient le cas échéant affronter la conception de la justice de leur voisinage… Cela ne sent pas encore le bûcher, mais le goudron et les plumes ne sont pas loin.
Xavier Bertrand est trop ministre pour l’ignorer et sa sortie n’en est que plus ignoble. Du moins a-t-elle le mérite de nous renseigner sur l’ordre social qui lui est cher, dur aux faibles et compréhensif aux puissants.
Elle dessine également sa vision de la justice, une justice dont la vertu tiendrait strictement à sa nature répressive, voire terrorisante. Cette conception s’est largement traduite durant la législature par plusieurs dizaines de modifications du code pénal et la multiplication de gadgets sécuritaires allant de la systématisation de la vidéo surveillance aux «voisins vigilants». Qu’y a-t-il au bout de cette course folle? La délation généralisée, le pilori aux carrefours des villes? Et après?
La République a su abolir la peine de mort parce qu’elle a, enfin, constaté l’absence de lien entre la férocité de la peine et son efficacité; parce qu’elle a préféré la sérénité de la justice à l’exemplarité supposée de la vengeance.
Mais d’évidence, ce 26 janvier, dans les Vosges, Xavier Bertrand était davantage en mission de rabattage électoral qu’en mission de ministre de la République. Fraude lourde.