Source : www.mediapart.fr
De nombreux gouvernements répressifs dans le monde emploient des agences de relations publiques pour redorer leur image auprès de l'Union européenne, décrypte l'ONG Corporate Europe Observatory. Le tout dans l'opacité la plus complète.
L’influence considérable des lobbies à Bruxelles est devenue l'une des questions centrales auxquelles sont confrontées les institutions européennes – voir l’article récent de Mediapart sur les réformes envisagées par le président de la Commission Jean-Claude Juncker. Mais quand on pense lobby, on pense souvent à l’influence des industries du tabac ou de la finance, de l’agriculture ou de l’énergie. On songe plus rarement aux pressions des pays étrangers qui, contournant les échanges diplomatiques traditionnels, cherchent à faire orienter la politique étrangère européenne ou à modifier la perception de l’opinion publique.
C’est tout le mérite d’un rapport publié mardi 20 janvier par l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO), qui met en lumière cette question du lobbying en faveur des pays étrangers les moins recommandables. Ce lobbying s’avère très actif à Bruxelles et s’exerce dans la plus grande opacité. Le nom de cette étude (disponible ici en anglais) est éclairant : « Les "spin doctors" des autocrates : comment des sociétés de relations publiques européennes blanchissent les régimes répressifs. » Comme l’annonce un des directeurs de l’ONG Human Rights Watch, qui milite en faveur des droits humains dans le monde : « La paranoïa coûte cher. Beaucoup de régimes répressifs dépensent bien plus que les ONG, dix ou cinquante fois plus, en rémunérant des entreprises qui s’efforcent d’influencer les décideurs européens et les médias dans le but de blanchir la réputation de dictateurs. »
Le rapport de CEO balaie une quinzaine d’exemples, du Rwanda à la Russie, de l’Ouzbékistan au Bénin, des pays à la réputation et aux pratiques démocratiques douteuses, qui essaient d’agir sur Bruxelles par des moyens autres que diplomatiques, par le biais de cabinets de relations publiques, d’agences de lobbying ou de « think tanks » soi-disant impartiaux, mais dont les objectifs sont très orientés. Londres est considéré comme le centre névralgique de ce type de cabinets (au point que ce genre de travail est qualifié de « blanchiment londonien »), mais Paris et Berlin jouent également « un rôle important ».
L’étude documente par exemple le rôle de « réhabilitation publique » joué par les agences de communication en faveur des présidents nigérian Jonathan Goodluck ou kényan Uhuru Kenyatta. De parias, ceux-ci sont devenus des personnalités acceptables par les Européens grâce au travail des firmes londoniennes Bell Pottinger ou BTP advisers. « On estime à entre 15 000 et 25 000 le nombre de lobbyistes professionnels opérant à Bruxelles », écrit CEO. « La plupart représentent des intérêts d’entreprises, mais la délégation par des gouvernements de leur diplomatie à ces consultants est un domaine en développement. Les gouvernements de pays répressifs recherchent souvent des accords commerciaux ou un simple accès préférentiel aux décideurs européens et, pour cela, ils ont besoin d’une bonne image. »

Un des exemples les plus éclairants est celui de l’Azerbaïdjan, qui pratique de manière assez intensive la « diplomatie du caviar » à coups d’invitations adressées à des députés européens. Invitations qui transitent par différentes organisations soi-disant indépendantes, mais financées par le gouvernement azéri. Lors des élections de 2013, une délégation de six parlementaires européens s’était rendue sur place pour surveiller les élections présidentielles, qu’ils ont jugées tout à fait régulières, alors que l’OSCE parlait de « fraude systématique » pour un scrutin qui a vu la victoire de l’autocrate Ilham Aliyev, au pouvoir depuis 1993, avec 84,5 % des voix. Le comité d’éthique du Parlement européen a conclu que les six députés avaient violé le code de conduite parlementaire en ne déclarant pas qu’ils avaient été invités par les autorités d’Azerbaïdjan, voire qu’ils avaient pu toucher de l’argent, mais aucune sanction n’a été prise.
L’étude de l’ONG met également en lumière l’activité de la parlementaire française Rachida Dati – elle est le seul député européen qui a son propre encadré dans tout le rapport, alors que l’ONG n’est même pas francophone –, qui est particulièrement proche de l’Azerbaïdjan. Le rapport rappelle une conférence organisée à Paris par Dati afin de célébrer les ressources énergétiques du pays, en présence notamment du PDG de GDF-Suez, et note la déclaration du parlementaire européen Gerald Hafner, en charge du comité sur le code de conduite des députés européens, en avril 2014 : « Rachida Dati est restée très longtemps inactive quand, soudain, elle s’est mise à travailler énormément sur les questions énergétiques. Étrangement, tout ce qu’elle fait correspond exactement aux intérêts d’un lobby spécifique, GDF-Suez. Un de ses porte-parole a admis qu’elle agissait en faveur de Gaz de France et a indiqué combien elle avait été rémunérée pour cela. »
L’Azerbaïdjan dépense ainsi des centaines de milliers d’euros auprès de différentes entreprises de relations publiques qui opèrent à Bruxelles, mais sans nécessairement être déclarées. Et c’est bien là tout le problème. CEO, l’organisation qui publie ce rapport, n’est pas naïve, elle ne demande pas l’interdiction du lobbying ou son encadrement : elle exige que ces pratiques soient transparentes. Il existe même un modèle pour cela : les États-Unis. Depuis les années 1930, et les actions de groupes de pression en faveur de l’Allemagne nazie sur les parlementaires américains, Washington a passé le Foreign Agents Registration Act (FARA), qui exige des lobbyistes recevant de l’argent de gouvernements étrangers de déclarer leurs activités et les sommes perçues de manière détaillée (un registre qui recense tout cela est d’ailleurs consultable par n’importe quel journaliste, comme l’auteur de ces lignes en a déjà fait l’usage).
Bruxelles (comme Paris d’ailleurs) est tout à fait en retard sur cette exigence de transparence. Comme le note CEO, il semble pour le moins étrange que la Chine emploie dix entreprises différentes de lobbyistes pour faire valoir son point de vue à Washington, et aucune à Bruxelles… En fait Pékin est actif auprès de l’Union européenne, simplement les lobbyistes qu’elle emploie ne déclarent pas leurs activités dans le système actuel de déclaration volontaire. Un autre exemple ? L’agence française Eurofuture, qui vante ses services auprès des ambassades, des organisations internationales et des institutions européennes, mais dont le site web montre des images d’Afghanistan avec le slogan « Construire une réputation » ou de l’Arabie saoudite en promettant de « promouvoir (son) caractère unique ». Elle ne liste aucun client et n’est pas enregistrée dans le registre de transparence de l’Union européenne, bien qu'elle ait son siège à Bruxelles…
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