Et le vainqueur du concours des meilleurs placements financiers 2012 est… la dette souveraine de la République hellénique ! La banque d’affaires Exotix, spécialisée sur les « actifs non liquides », y voit « l’un des rallies les plus ahurissants dans l’histoire des bons d’État » (rallie : soit une reprise, au sens boursier du terme - ndlr). Entre le plus bas de juin de 2012, quand le « papier » grec valait en moyenne 12 centimes pour un euro « au pair » et le cours récent de 43, la hausse s’affiche à 274 %. En à peine plus de six mois. Qui dit mieux ?
Les marchés donneraient-ils raison à François Hollande qui affirme que le « pire de la crise de la zone euro est derrière nous ? ». Pas si simple, selon Exotix, qui estime d’ailleurs que la hausse a été bien trop loin, bien trop vite, et recommande à ses clients, amateurs de sensations fortes à coup sûr, de vendre la dette grecque. Cette flambée, écrit l’analyste Gabriel Sterne, « s’est appuyée principalement sur des données fondamentales, mais pas des données économiques fondamentales ; la probabilité d’une sortie (de la Grèce) de l’euro s’est réduite fortement, en dépit de perspectives plus dégradées pour la production et l’emploi en Grèce ». En fait, « les négociations marathons de novembre avec la Troïka (UE-BCE-FMI) ont donné à la Grèce de meilleures chances de parvenir à une situation d’endettement gérable en 2020… si le pays reste entier jusque-là », poursuit-il, en précisant qu’il réduit le risque d’un « Grexit » de 40 % à 33,3 %.
En fait, « le rallie est le résultat de politiques de crise dans la zone euro tellement mauvaises qu’elles ont marché, bien que ce soit de manière perverse », explique-t-il. En résumé, en refusant d’assumer formellement leur part des dettes pesant sur les pays du Sud de la zone, l’Allemagne et ses alliés du Nord ont provoqué une accélération de la fuite des capitaux de la périphérie vers le centre. « Résultat, ce sont les engagements informels qui ont augmenté », comme reflété dans les comptes du système européen de compensation Target 2 et les injections contraintes de liquidité dans les banques chancelantes par la Banque centrale européenne. Et ce sont ces dettes informelles, menaçant l’Allemagne de très lourdes pertes en cas de disparition de la monnaie unique, qui ont conduit la chancelière Angela Merkel à opérer un virage sur l’aile pour décréter que la Grèce et tout ce que la zone euro comptait de canards plus ou moins boiteux faisaient bien partie de la famille. D’où, très certainement, ses déplacements éclairs à Athènes et Lisbonne, où elle n’avait pas trouvé le temps de se rendre en cinq années de crise.
Autre caricature du traitement de la crise, l’opération de rachat d’une partie de sa propre dette par la Grèce. Une opération de bonneteau dans laquelle « la dette a changé de mains entre les deux bras du même gouvernement (le gouvernement central et les banques nationalisées ou en passe de l’être) et a pu être effacée parce qu’un des bras du gouvernement (les banques) évalue à la valeur de marché et l’autre non », rappelle Exotix.
Ces manipulations comptables n’apportent pas de réponse sur le fond aux trois questions posées par le maintien de la Grèce à moyen et long terme au sein de la zone euro : l’économie grecque a-t-elle touché le fond, le système bancaire y est-il capable d’apporter sa contribution indispensable à un rebond économique, le système politique et social du pays peut-il tenir encore longtemps ? Réponses : peut-être, non, peut-être.
L’environnement européen de la Grèce demeure globalement défavorable alors que son sort est intimement lié à ce qui se passera dans les autres pays de la périphérie de la zone euro. Des signes encourageants viennent d’Irlande et du Portugal, deux pays sous assistance financière qui doivent en principe retrouver un accès direct aux marchés financiers fin 2013 ou début 2014. Mais ils sont fragiles. « Il doit y avoir un plancher à toute récession, même en Grèce », écrit l’analyste, faute de mieux. Les banques grecques ont retrouvé l’accès aux guichets de la BCE, qui accepte de nouveau les titres de la dette publique en garantie collatérale mais leurs capacités à prêter restent sévèrement limitées par des contraintes de solvabilité (fonds propres insuffisants) et de liquidité. Même si l’exode des déposants semble stoppé. Enfin, gouverne à Athènes une coalition fragile dont une des composantes, le PASOK, est en voie de désintégration et dont le ciment principal est la crainte d’une sortie de la zone euro.
À noter que lors de sa première conférence de presse de l’année 2013, le président de la BCE, Mario Draghi, s’est refusé à évoquer un quelconque scénario de « sortie de crise » pour la zone euro. La détente sur les marchés de la dette publique est indéniable, pour tous les risques et sur toutes les échéances. Un autre signe de baisse des tensions est le commencement de dégonflement du bilan de la banque centrale, qui avait plus que triplé depuis le début de la crise. Les investisseurs ont décidé de croire à l’engagement de la BCE d’acheter cette dette, si nécessaire et sous conditions. Mais le test de la matérialisation de ces OMT (Outright Monetary Transactions) est à venir. « Il est trop tôt pour crier victoire », a estimé le patron de la banque centrale.
Les économistes de banque (sérieux) ne sont pas tenus à la réserve des banquiers centraux ni à l’optimisme de commande de certains politiques (surtout en France parce que le ton est bien différent en Allemagne). C’est pourquoi ils travaillent sur des scénarios alternatifs entre lesquels les investisseurs doivent choisir, à leurs risques et péril.
Pour la Grèce, écrit l’analyste, « à notre avis, la période à haut risque interviendra au dernier trimestre de cette année, avec la confluence de plusieurs éléments : le budget (2014), les élections en Allemagne, de possibles demandes pour une nouvelle restructuration de la dette officielle (détenue par les entités publiques comme la BCE) si l’économie continue à décevoir, et les effets cumulatifs d’une autre année marquée par le gel du crédit bancaire et où le chômage des jeunes franchit la barre des 60 % ». Ce qui sonnerait le glas de la coalition autour de Nouvelle-Démocratie. « En résumé, nous évaluons à 50 % les chances d’un gouvernement de Syriza au début de 2014. Et nous évaluons à 60 % la possibilité d’une sortie (de la zone euro) sous un gouvernement Syriza (en partie parce que son arrivée au pouvoir suppose une situation économique encore plus désespérée) et il y a une petite probabilité d’une “sortie accidentelle” sous un gouvernement dirigé par Nouvelle-Démocratie. Ce qui donne une probabilité moyenne de 33,3 %. »
Le scénario optimiste verrait un retour de la croissance en Grèce à partir des petites radicules qui tentent de sortir de terre (déclin des « pessimistes » sur l’avenir économique du pays de 80 à 71 % des personnes interrogées en octobre, meilleures perspectives touristiques). Il dépend essentiellement d’un climat amélioré dans le reste de la périphérie de la zone euro qui aurait un effet contagieux positif pour la Grèce (retour du crédit bancaire notamment). Le nettoyage du bilan des banques grecques progresse et la fragmentation politique régresse, prolongeant l’horizon du gouvernement actuel. Ce qui fait beaucoup de « si ».
Le scénario « central » serait conforme à ce qu’a été la gestion de la crise jusqu’à présent par les institutions européennes, à l’exception notable de la BCE qui a fait l’essentiel du travail de pompier mais n’est pas chargée de reconstruire la maison. On repousse les problèmes comme la poussière sous le tapis, en évitant les choix douloureux. L’économie européenne claudique dans la stagnation, la Grèce reste sous la menace d’une sortie de la zone euro mais cette perspective même tétanise les dirigeants européens. Les taux d’intérêts ne baissent pas, le « credit crunch » perdure sans pourtant que l’incertitude politique à Athènes conduise à trancher la question du « Grexit ».
Le troisième scénario, « catastrophe » si l’on en croit le consensus mou européen, est l’abandon de la monnaie unique par la Grèce. Même si l’analyste accorde une probabilité égale aux trois scénarios, ce qui les distingue, c’est l’impact sur la dette grecque. C’est évidemment ce qui intéresse avant tout les détenteurs ou acheteurs potentiels de ces titres. La valorisation est bien sûr très différente selon le cours des événements. Elle varie de 64,9 (par rapport au pair de 100) dans le scénario optimiste à seulement 14 en cas de « Grexit », le scénario central maintenant à peu près le cours actuel (40,3 contre 43,4). On comprend bien l’intérêt des détenteurs officiels de la dette grecque. Une sortie de la zone euro, en acceptant le postulat discutable que le niveau « supportable » d’endettement du pays serait de 140 % du PIB, l’objectif non avoué de « l’aide » actuelle au pays, conduirait à un « haircut » (abandon de créances) de 68 % pour les créanciers d’Athènes, secteur public européen et secteur privé, soit l’effacement de quelque 200 milliards d’euros supplémentaires, l'équivalent du PIB de la Grèce calculé en euro.
Mais quid de l’économie et surtout de la situation sociale du peuple grec ? En prenant comme hypothèse, comme le fait Exotix, une dévaluation de 40 % de la monnaie hellène après le divorce de l’euro, le PIB nominal de la Grèce serait ramené à 133 milliards d’euros. Ceci venant après une contraction de près d’un quart depuis 2007. Mais, estime Exotix, « nous serions relativement optimistes quant à une reprise robuste après une phase initiale de profonde dislocation ».
Avec une monnaie aussi fortement dépréciée et compte tenu de la substantielle « dévaluation sociale » imposée depuis quatre ans, l’économie grecque serait formidablement compétitive. Et aussi, pour moralement déplaisante que soit cette perspective, parce que l’exode massif des capitaux, étrangers mais aussi grecs, enregistré sur la même période se transformerait en puissant ressac, afin de profiter des opportunités offertes par la dévaluation. Tourisme, investissements, privatisations : la Grèce assoiffée serait inondée de liquidités. Immoral ? Absolument. Mais pas plus que le traitement infligé à la population grecque par des élites politiques qui ont pris soin de se protéger. Et qui a toutes les chances de se prolonger encore plusieurs années. Ou que la facture que les gouvernements européens ne veulent surtout pas présenter ouvertement à leurs contribuables.
Ce qui, dès l’origine, explique le déni puis la tétanisation des élites européennes face au problème grec, c’est que la Grèce n’est pas une aberration. Seulement la déclinaison extrême d’un état quasi général. La vraie différence, comme argumenté déjà ici-même, tient plutôt à la nature de l’État grec, qui est en Europe mais pas de l’Europe. Car c’est le monde entier qui est submergé dans un océan de dettes, publiques, privées et bancaires. Le stock global était estimé fin 2011 par Hayman Capital Management à plus de 200 trillions de dollars (deux cent mille millions), pour un PIB planétaire de 70 trillions. Surtout, ce stock a doublé depuis 2003, en moins de dix ans.
L’autre constat, c’est que le débouclage de cet énorme effet de levier (deleveraging) est un processus long, complexe et douloureux. Même chez les exemplaires Scandinaves, qui ont géré au mieux les turbulences financières du début des années 1990, il aura fallu une décennie pour que la croissance du crédit retrouve le rythme antérieur à la crise. « Dans le contexte d’une crise budgétaire majeure, il y a des chances pour que cela demande encore plus de temps », explique l’économiste Kenneth Courtis, fondateur de Themes Investment Management (qui a produit ces graphiques).
Comme pour la Grèce, il est évident qu’une partie substantielle du stock global de dettes devra être annulé, par défaut négocié ou imposé, inflation ou rééchelonnement sur un horizon de temps indéfini (dette perpétuelle). C’est bien le message que font passer certaines banques centrales (pas toutefois celles des pays avancés adeptes de la planche à billets) en achetant en 2012 un montant net de 536 tonnes d’or, un record depuis 1964. Quand le papier n’est plus que du…papier.