De notre envoyé spécial à Bruxelles
Après une succession hystérique de sommets «de la dernière chance» pour sauver l'euro, le Conseil européen, qui s'ouvre jeudi après-midi à Bruxelles, devait mettre en scène l'apaisement retrouvé. Les chefs d'Etat et de gouvernement devaient signer, sourire aux lèvres, leur «pacte budgétaire», qui prévoit, entre autres, l'adoption de la règle d'or par chacun des pays signataires. De quoi en mettre plein les yeux aux marchés financiers, inquiets, depuis le début de la crise, de la capacité de l'Union à jouer collectif.
«On ne peut jamais en être sûr, mais ce Conseil européen devrait se dérouler de manière plus sereine (with less drama). Et je suis certain que vous êtes d'accord avec moi, pour dire qu'un peu plus de sérénité ne fera de mal à personne», a ainsi déclaré le toujours très optimiste patron de la Commission, José Manuel Barroso, lors d'une conférence de presse mercredi à Bruxelles.
Le storytelling est bien en place. Sauf que rien ne se passe comme prévu.
L'Europe continue de briller par ses divisions. Le niveau d'«incertitude», qui déplaît tant aux marchés, est remonté d'un cran. L'austérité voulue par le couple franco-allemand convainc de moins en moins. Et pire que tout, les projets sur la table des négociations, qui doivent renforcer l'intégration économique de l'Union, butent sur une question explosive : leur légitimité démocratique.
Depuis le début de semaine, la liste des accidents de parcours en dit long sur l'extrême fragilité du processus. Première alerte : le vote des députés allemands, lundi soir, sur le déblocage d'une nouvelle tranche d'aide à la Grèce. Pour la première fois, la chancelière a perdu la majorité au Bundestag sur une question liée à la crise européenne. Vingt des 330 élus qui soutiennent sa coalition n'ont pas approuvé le texte. Angela Merkel a donc dû compter sur les voix de l'opposition – Verts et socialistes – pour faire adopter, à une très large majorité in fine, le plan d'aide.
Nouveau revers pour la chancelière, dès le lendemain : la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a bloqué les pouvoirs d'une commission parlementaire sur la crise. Ce panel avait été constitué pour prendre des décisions dans l'urgence et la confidentialité, au nom du Bundestag, sur le soutien à l'euro. Les juges ont estimé que les neuf personnes qui composaient le panel n'étaient pas assez représentatives des élus du Bundestag dans leur ensemble. Angela Merkel devra revoir sa copie. Encore un grain de sable, dans la grande mécanique bruxelloise, qui risque de ralentir la mise sur orbite du futur «MES», le Mécanisme européen de stabilité.
Mais la plus violente des secousses de la semaine est venue d'Irlande. En poste depuis moins d'un an, le premier ministre irlandais, Enda Kenny, a pris son premier vrai risque politique, en annonçant la tenue d'un référendum sur l'île sur le pacte budgétaire. Sans doute en mai, peut-être en juin. Jusqu'à présent, l'exécutif irlandais (une coalition de centre-droit et centre-gauche) avait tout fait pour y échapper, refroidi par les précédents «non» au traité de Nice, en 2001, et au traité de Lisbonne, en 2008.
Une campagne est donc désormais lancée en Irlande. Les avocats du «oui» (tous les partis, sauf le Sinn Fein et quelques formations d'extrême gauche) feront valoir que les 4,5 millions d'Irlandais, s'ils rejettent ce traité, ne pourront plus profiter de l'aide de l'Union pour éviter le défaut, comme c'est le cas aujourd'hui. Conformément aux volontés de Berlin, un pays doit en effet avoir ratifié le pacte budgétaire pour pouvoir profiter du Mécanisme européen de stabilité. Quant aux défenseurs du «non», ils vont faire du référendum un vote sur les politiques d'austérité imposées par l'Union.
Officiellement, à Bruxelles, personne ne dit mot. A la Commission ou au Conseil, toujours la même rengaine : pas de commentaire, chaque pays est libre de ratifier le texte comme bon lui semble. Dans les faits, c'est bien le scénario du pire qui est en train de se réaliser, tant les institutions bruxelloises sont allergiques à ce genre de consultations populaires... D'autant que la victoire du «non» est loin d'être exclue en Irlande. Le pacte budgétaire ne serait pas pour autant caduc : il suffit que douze pays, sur vingt-cinq, le ratifient pour qu'il entre en vigueur. Mais la mise au ban de l'Irlande aurait un poids symbolique considérable, surtout si l'île est le seul pays à organiser un référendum.
Pour encore ajouter aux tensions, Jean-Claude Juncker a senti le besoin de relancer une polémique sur le dossier grec. Ce mercredi dans un entretien à La Libre Belgique, le président de l'Eurogroupe s'est prononcé en faveur de la création d'un commissaire européen délégué à la «reconstruction de la Grèce». Une manière, estime le Luxembourgeois, de superviser la gestion du pays et de s'assurer que la Grèce parviendra à réaliser, coûte que coûte, les réformes que le pays s'est engagé à faire.
La proposition de Juncker rappelle le projet de «Commissaire spécial», sorte de pro-consul en Grèce, avancée en janvier par Wolfgang Schaüble. Le ministre allemand des finances avait dû reculer à l'époque, face au tollé presque général qu'il avait provoqué. Il semblerait en tout cas que les dirigeants européens n'aient pas abandonné ce projet de quasi-mise sous tutelle du pays.
Dans ce climat d'instabilité, Madrid, de son côté, fait tout pour desserrer le carcan budgétaire défini par Bruxelles. Mariano Rajoy, le chef du gouvernement espagnol (droite), tentera d'obtenir, lors du Conseil européen, que la Commission relâche légèrement son objectif de déficit public pour l'année en cours – jusqu'à présent fixé à 4,4 % du Produit intérieur brut (PIB). Il semble peu probable que Rajoy obtienne gain de cause dès cette fin de semaine, mais l'exécutif bruxellois devrait accepter de lâcher du lest, dans le courant du mois de mars. Là encore, c'est exactement le genre d'incertitude, et de flou, que les marchés détestent.
Ce serait en tout cas une première, qui en dit long sur l'ambiance en Europe. De plus en plus d'Etats ne croient plus dans l'austérité massue imposée, pour le dire vite, par Berlin. Le sujet montait en puissance depuis plusieurs semaines, alors que l'opposition socialiste, partout en Europe, regrette que le «pacte budgétaire» ne soit pas accompagné d'un volet sur la croissance. La zone euro devrait se contracter de 0,3 % en 2012, et l'Union européenne stagner, selon les dernières prévisions de la Commission européenne.
Dans une lettre qu'ils ont adressée, le 20 février, aux présidents de la Commission et du Conseil européen, pas moins de douze chefs d'Etat, dont Mario Monti (Italie), David Cameron (Grande-Bretagne), Mariano Rajoy (Espagne) et Donald Tusk (Pologne), exhortent l'exécutif européen à réagir et à prendre des mesures rapides (et libérales) pour doper la croissance (télécharger la lettre). Ce courrier constitue un camouflet pour le couple franco-allemand, qui n'a, depuis des mois, que le mot «austérité» à la bouche. Il pourrait bien tendre un peu plus les échanges entre dirigeants européens, en cette fin de semaine, et peut-être même faire perdre à certains la «sérénité» qu'ils se plaisent à revendiquer.