Le Monde.fr | 30.04.2012 à 14h18
Par Juan Somavia, directeur général de l'Organisation internationale du Travail (OIT).
En ce 1er mai, des dizaines de milliers de personnes dans le monde vont descendre dans la rue. Rien de bien nouveau ? Tout le contraire...
Hommes et femmes au travail sont durement touchés par la crise économique, mettant douloureusement en exergue combien, pendant des décennies, les politiques macroéconomiques ont dévalorisé le sens et la valeur du travail dans la société, d'un "travail décent".
Le modèle actuel de croissance considère le travail comme une simple composante d'un coût de production qui doit être le plus bas possible pour accroître compétitivité et profits. Les travailleurs sont des consommateurs bons à souscrire des crédits en lieu et place d'une part légitime, sous la forme d'un salaire, de la richesse que le travail contribue à créer. Une définition qui privilégie le capital.
On oublie qu'un travail de qualité est source de dignité personnelle, stabilité pour la famille, de paix pour la communauté, et de crédibilité en matière de gouvernance démocratique. Trop souvent, nous avons perdu de vue ce principe essentiel: le travail n'est pas une marchandise.
Donc un 1er mai pas si ordinaire, au moment où ceux dont les intérêts bien placés insistent pour dire qu'il ne s'est rien passé, que les vieilles recettes viendront à bout de cette crise, une de plus. Il n'en est rien.
Cette façon de voir est particulièrement ancrée dans les économies avancées et au sein de la zone euro. Les mesures prises pour juguler l'énorme dette publique creusent en même temps une dette sociale portée par les travailleurs et les familles qu'il faudra pourtant bien endiguer, elle aussi.
Alors que le taux de chômage des jeunes tourne autour des cinquante pour cent en Espagne et en Grèce, nous atteignons les limites d'une récession aggravée par l'austérité. Nous tournons là le dos aux valeurs fondamentales de justice et de solidarité défendues par l'Union européenne, gravées dans le tissu éthique des traités européens fondamentaux, de Rome à Lisbonne.
C'est aussi ignorer que la dette ne pourra être remboursée que par la croissance et de l'emploi. Ces politiques s'éloignent également des conventions ratifiées de l'OIT et du rôle primordial joué par le dialogue social dans la recherche de solutions équilibrées en période de crise. Des accords entre employeurs et travailleurs sont écartés par de dures conditionnalités externes.
Il nous faut une vision "socialement responsable" de l'austérité budgétaire. Dans une démocratie, il vaut mieux cultiver la confiance populaire à long terme - en particulier celle des plus vulnérables - que de répondre mécaniquement aux demandes de court terme et jamais satisfaites des marchés financiers. De manière générale, les grandes entreprises et le système financier sont sortis de la crise, même si d'aucuns insistent encore sur la "fragilité" de certaines banques. Les gouvernements ont dépensé des milliards d'euros pour assurer le maintien de ces banques. Les travailleurs n'ont pas bénéficié du même traitement. Par contre ils ont subi la crise de plein fouet. Les personnes qui descendent dans la rue le 1er mai et celles qui choisissent de rester chez elles peuvent avoir le sentiment que les mesures prises considèrent les banques comme trop importantes pour sombrer, et les petites gens comme trop "petites" pour compter.
Alors, que faire? Nous devons changer notre modèle de croissance. Un modèle qui a engendré d'énormes richesses concentrées entre les mains de quelques-uns, échouant à générer cette croissance "inclusive" à laquelle il était supposé parvenir.
Il nous faut une croissance différente, respectueuse de l'environnement, centrée sur les personnes, avec des économies et des sociétés ouvertes. Une croissance efficace ayant pour objectifs d'accroître le bien-être partagé et de réduire les inégalités et pour mesure de réussite, le nombre d'emplois de qualité créés et non les points de pourcentage de PIB engrangés.
Le système financier doit être au service de l'économie réelle et cesser de jouer avec l'argent des autres. Les banques doivent renouer avec leur mission première, les prêts aux entreprises afin que celles-ci investissent et créent des emplois. Les politiques de l'emploi, sociales et environnementales doivent compter autant que les politiques macroéconomiques. Ce n'est pas le cas aujourd'hui.
Le respect des droits du travail et de la qualité de l'emploi doit rester un critère fondamental dans les ébauches d'une mondialisation plus équitable et durable. Du temps du "consensus de Washington", l'opinion majoritaire s'accordait sur le fait qu'un marché du travail qui génère des emplois de qualité, une protection sociale et des droits aux travailleurs était voué à l'échec. Pourtant, les pays qui ont investi dans des politiques sociales à long terme et dans la formation ont aujourd'hui une croissance plus stable. Beaucoup sont même devenus plus compétitifs, et sont sortis plus rapidement de la crise que les pays qui ont fait d'autres choix.
Plusieurs pays en développement ont démontré la valeur de tels choix en augmentant le salaire minimum, renforçant la protection sociale, stimulant les crédits d'investissement publics et privés, soutenant la consommation, sortant ainsi plus rapidement de la crise que les pays avancés.
Je pense qu'il nous faut clore le cycle dans lequel le travail et l'emploi sont de simples dérivés des politiques macro-économiques. Nous devons aller vers une mondialisation plus juste, plus respectueuse de l'environnement et plus durable, capable de satisfaire les aspirations des populations à une vie décente. Cela signifie un accès progressif à un travail bien rémunéré accompagné de droits du travail bien établis. C'est ainsi qu'ont émergé des classes moyennes dans différents pays à différents stades de développement, avec un accès élargi à des emplois de qualité.
C'est aussi pourquoi les classes moyennes sont aujourd'hui menacées, parce qu'il est de plus en plus difficile de trouver un emploi décent et de sortir de la pauvreté.
Cette inquiétude est valable pour tous les pays. Aucun état, aucun continent ne peut prétendre dicter seul sa loi. Une nouvelle ère de justice sociale exige coopération, dialogue, surtout un cap. Un cap fondé sur des valeurs humaines, en premier lieu le respect de la dignité du travail et des travailleurs.
Juan Somavia, directeur général de l'Organisation internationale du Travail (OIT).