Source : www.mediapart.fr
La capitale régionale de la Crimée, Simferopol, vit depuis dimanche dans un calme qui n'est qu'apparent. Une armée sans insigne, de fait constituée par les forces spéciales russes, contrôle tous les sites stratégiques de la péninsule et bloque les casernes des troupes ukrainiennes, imposant à cette région de deux millions d'habitants une occupation qui ne dit pas son nom. Reportage de notre envoyée spéciale.
Crimée, de notre envoyée spéciale
La capitale régionale de Crimée s'est réveillée dans le calme ce dimanche matin. Pas un homme armé n'était visible autour du parlement, les habitants vaquaient à leurs occupations ordinaires. Mais les milices non identifiées qui ont pris le Parlement régional dans la nuit de mercredi à jeudi n'étaient pas loin. Il suffisait d'approcher son œil des portes d'entrée bloquées par du mobilier pour apercevoir policiers ukrainiens et militaires cagoulés.
Comme toujours depuis jeudi, personne n'était en mesure d'expliquer qui étaient ces hommes armés à l'intérieur. « Il ne s'agit pas de soldats, ce sont des équipes d'autodéfense comme il y en avait sur le Maïdan », veut nous faire croire Grigori Dimidov, conseiller parlementaire qui sort tout juste du bâtiment. « Ils sont venus simplement pour nous protéger. » Et l'homme de raconter la manifestation de mercredi lorsque des milliers de Tatars se sont rassemblés devant le Parlement : « C'était devenu très dangereux pour la ville, cela risquait de dégénérer et le Parlement était sous pression. Nous pensions que le bâtiment allait être pris par des pro-Maïdan. »
C'est ainsi qu'il justifie la prise du Parlement et le vote en présence d'hommes armés pour un nouveau gouvernement, survenu jeudi après-midi. Un changement de gouvernement « parfaitement légal », selon lui. Ce qu'il veut pour l'avenir de la Crimée ? « Plus de pouvoir, plus d'autonomie budgétaire, plus de décentralisation » pour cette région qui bénéficie toutefois déjà d'un statut à part, celui de République autonome au sein de l'Ukraine.
Quelques heures plus tard, c'est devant une salle comble remplie de caméras que le président du parlement régional, Vladimir Konstantinov, s'exprime au cours d'une conférence de presse. Un bel exercice de langue de bois qui se déroule au siège de la télévision publique régionale et où, malgré les questions insistantes des journalistes, on aura bien de la peine à retenir une ligne. Les autorités régionales reconnaissent-elles le gouvernement de Kiev ? L'homme noie le poisson, puis pressé de répondre, finira par dire : « L'opposition a rompu l'accord avec Ianoukovitch, c'est elle qui est sortie du processus légal. (…) Ce qui s'est passé à Kiev est un très mauvais exemple de prise de pouvoir, ils ont fait preuve d’extrémisme et cela montre que tout peut être fait en dehors du cadre de la loi. »
Il faut se pincer pour écouter ses paroles sans broncher : « La situation en République de Crimée est stabilisée grâce à Dieu. (...) Les gens sourient aux forces de sécurité qui sont dans la rue. » Plusieurs journalistes ukrainiens s'agacent ouvertement et perdent patience. Les ennemis sont identifiés : « Les services secrets américains, les bandes de nazis du Maïdan », tandis que le président du parlement évoque, sans le nommer, « l'actuel président légal du pays qui a donné une conférence de presse samedi, élu par la majorité des citoyens du pays ». Il s'agit bien évidemment de Viktor Ianoukovitch.
Quant aux forces armées qui ont pris le contrôle de tous les points stratégiques de la péninsule, leur identité ne sera pas révélée. « S'ils ont pris le contrôle de toutes les routes, c'est pour nous protéger, pas pour nous envahir. » Dans un étrange revirement de situation, il appelle même le pouvoir à Kiev « à ne pas engager la guerre contre ses citoyens ». Une information cependant : la tenue d'un référendum sur le statut de la Crimée est confirmée, pour le 30 mars.
S'il ressort de ces déclarations que la situation dans la péninsule est sous contrôle du gouvernement régional, les forces en présence sur le terrain montrent le contraire. Non seulement les soldats sans insigne, transportés dans des blindés ou des camions immatriculés en Russie, contrôlent tous les points stratégiques et voies d'accès de la péninsule et ne répondent assurément pas aux ordres de Simferopol. Mais de plus, différentes milices se sont formées çà et là dans la région depuis une semaine, rendant la situation potentiellement incontrôlable.
Formation de milices armées pro-russes
À l'aéroport de Simferopol, nous faisons ainsi la connaissance d'un homme, Anatoly Lebedev, qui se présente comme le porte-parole d'une organisation, « Crimée loyale », fondée il y a tout juste une semaine. Il s'agit d'une milice qui compte déjà treize « bataillons » d'une centaine de personnes chacun, explique-t-il. De fait, cette milice est présente, aux côtés des forces armées d'occupation, dans les principaux sites de la ville – aéroport, Parlement régional, gouvernement régional, bâtiments relevant du ministère de la défense.
Mais l'homme dément toute intervention de Moscou. « Nous sommes une organisation complètement autonome. Nous avons créé cette milice car après le putsch de Kiev, le ministère des affaires intérieures et les forces de police ukrainiennes sont complètement discréditées en Crimée et leurs ordres ne sont plus écoutés ici. » Une milice parmi d'autres: à Sébastopol par exemple, à une centaine de kilomètres au sud de Simferopol, d'autres groupes se formaient en début de semaine, sous l'impulsion notamment du parti politique Bloc Russie (voir notre reportage ici).
À Simferopol, la milice arbore un brassard rouge barré du mot « droujnik » (à l'époque impériale, le droujnik était l'ami du prince, son associé volontaire). En voilà une dizaine gardant l'entrée d'un bâtiment de l'aéroport. Derrière eux, deux hommes en tenue de militaires, kalachnikov en bandoulière. Mais les miliciens n'ont soi-disant « aucun contact » avec ces soldats, ne savent pas qui ils sont, ni de quelle nationalité. Eux ne font que les « protéger contre les hooligans » et « protéger la population de la panique et des affrontements » ; ils ne sont même pas intéressés de savoir qui sont ces hommes armés avec qui ils collaborent ! Anatoly Lebedev lui-même ne semble pas croire à ce qu'il dit. Sans surprise, lorsque l'aéroport se vidait en fin de journée et que les hommes relâchaient leur vigilance, on pouvait voir miliciens et soldats discuter et blaguer entre eux...
Cela ne fait aucun doute pour personne en Crimée : ces soldats sans insigne sont des membres des forces spéciales de l'armée russe. Pour Ali Khamzin, membre du Mejlis, l'assemblée des Tatars de Crimée, en charge des affaires étrangères, c'est évident : on fait face là à « une occupation par la Russie alors que la Crimée fait partie de l'Ukraine. Une invasion par des soldats soi-disant non identifiés, qui a commencé avant même la procédure légale », c'est-à-dire la décision prise samedi par le parlement russe d'envoyer des troupes en Crimée.
« Ils ont pris petit à petit tous les bâtiments importants de Simferopol, y compris le SBU de Crimée, la direction des services de sécurité. » Le chef local de la SBU a d'ailleurs démissionné. La communauté tatare (300.000 personnes, 15% de la population de Crimée) en appelle au respect de l'accord de Budapest de 1994, lors duquel Union européenne, États-Unis et Fédération de Russie se sont engagés à respecter les frontières de l'Ukraine et cette dernière a renoncé à se doter de l'arme nucléaire. « Une erreur, juge Ali Khamzin. Si nous avions la force de dissuasion nucléaire, Poutine ne pourrait pas nous dominer de cette façon... »
Edouard Grikowski, du petit parti Soyouz (cinq députés au parlement régional, dominé par le Parti des régions de l'ex-président Ianoukovitch qui y compte quatre-vingts députés), interrogé par Mediapart, avait refusé jeudi de répondre à la convocation des députés pour voter sous la pression des hommes armés qui avaient pris possession du parlement. Il ne s'est pas rendu à l'assemblée et n'a pas pris part au vote qui a conduit à la destitution du gouvernement et la nomination d'un nouvel exécutif. « Il s'agissait de voter le pistolet sur la tempe ! » s'exclame-t-il.
Il ne cautionne donc pas ce nouveau gouvernement dirigé par Sergueï Axionov : « Une décision adoptée sous la pression des kalachnikovs n'est en aucun cas une décision légale. » Le député parle lui aussi d'occupation de Moscou et la seule issue possible selon lui est le départ des soldats russes, afin que « la population de Crimée décide d'elle-même de son sort ». Mais l'homme représente bel et bien une minorité parmi les élus aujourd'hui en Crimée.
Le pouvoir dans la région est détenu par les pro-Russes, et derrière eux, le président déchu. D'après Vadim Kolesnitchenko, ce député du Parti des régions élu au parlement de Kiev sur une circonscription de Sébastopol, c'est Viktor Ianoukovitch, alors en cavale, qui a placé son homme jeudi à la tête de la Crimée, en la personne de Sergueï Axionov.
« Il a fait parvenir un document mentionnant le nom d'Axionov », affirme cet homme joint par téléphone, alors qu'il se trouve actuellement en Crimée. Ce proche de Ianoukovitch était l’initiateur des lois liberticides votées en janvier à Kiev. Il nous donne à entendre le même discours qui revient ici à Simferopol : « Ce qui s'est passé à Kiev est un putsch. Si d'autres en Ukraine agissent à l'encontre des lois, la Crimée a le droit d'en faire autant. »
Le procureur général d'Ukraine, Oleg Makhnitskii, a pourtant envoyé un message sans équivoque ce dimanche, déclarant que la désignation de Sergueï Axionov au poste de premier ministe de Crimée était « contraire à la Constitution et aux lois ukrainiennes ». Ce nouveau gouvernement régional « doit prendre ses responsabilités puisqu'il a outrepassé la loi ». Autrement dit, une procédure judiciaire n'est pas à exclure. L'état-major ukrainien avait pris par ailleurs quelques heures plus tôt la décision de mobiliser les réservistes du pays...
Mais la Crimée semblait ce dimanche se détacher de plus en plus du pouvoir central et basculer sous le contrôle d'une occupation qui ne dit pas son nom. Sur la base militaire de Perevalnoye, de jeunes garde-côtes ukrainiens étaient bloqués par des soldats russes. En fin de journée, le commandant en chef de la marine ukrainienne, l'amiral Denis Berezovski, a en outre prêté allégeance au nouveau gouvernement de Crimée, et ce, depuis l’état-major de la flotte russe à Sébastopol... L'amiral avait été nommé vendredi à la tête de la marine ukrainienne par le président du pays par intérim, Olexandr Tourtchinov. Les pro-Russes de Crimée depuis jeudi avançaient leurs pions. Cette fois, ils ont conquis de nouvelles positions.
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