Source : www.mediapart.fr
À Bruxelles, le débat sur le traité de libre-échange avec le Canada, qui prépare le terrain à un accord plus important avec les États-Unis, bat son plein. Décryptage d'un document abscons mais lourd de conséquences.
De notre envoyé spécial à Bruxelles. C'est un test grandeur nature pour l'avenir du « TTIP », ce projet d'accord de libre-échange entre Bruxelles et Washington qui inquiète de nombreux observateurs des deux côtés de l'Atlantique. Un accord du même genre est dans les tuyaux depuis des années, entre l'Union européenne d'un côté et le Canada de l'autre. Le sort de CETA – le nom de ce texte dans le jargon bruxellois – devrait être scellé d'ici la fin de l'année.
Les négociations lancées en 2009 sont terminées depuis août. Le texte « finalisé » est en cours de traduction. Il devrait être (enfin) rendu public en marge d'une réunion entre l'UE et le Canada, fin septembre à Ottawa. « Ce sommet marquera l'annonce officielle de la fin des négociations », explique-t-on côté commission. Mais il ne faudra pas attendre beaucoup plus d'Ottawa, tant le dossier de ce « TTIP miniature » est controversé.
Dans les semaines à venir, les 28 capitales de l'UE, puis le parlement européen et, sans doute, certaines assemblées nationales, vont se prononcer sur cet accord touffu de… 1 500 pages. D'ici là, à Bruxelles, chacun avance à pas feutrés. Personne ne se hasarde à formuler un calendrier – même si l'on voit mal comment le texte pourrait entrer en vigueur, au plus tôt, avant 2016.

Si l'affaire est sensible, c'est que CETA sert de modèle pour les négociations du TTIP. Il servira de « patron » (template) pour les futurs accords de libre-échange, a insisté Karel De Gucht, le commissaire européen au commerce (sur le départ). C'est « un cheval de Troie du traité transatlantique », tempêtent, dans une étude récente, les associations françaises AITEC et ATTAC. Dans bien des secteurs, pour lancer leurs discussions, Bruxelles et Washington sont en effet partis de ce qui avait été négocié avec Ottawa. La plupart des volets les plus sulfureux du traité de libre-échange avec les États-Unis figurent déjà dans CETA.
Si bien que l'avenir du TTIP se joue en partie avec CETA : si les 28 valident le deal avec le Canada, il sera difficile, quelques mois plus tard, de s'opposer à un TTIP à peu près identique face à Washington. À l'inverse, si les capitales bloquent CETA, ce serait l'équivalent d'un coup d'arrêt à l'avenir du traité transatlantique. Dans la capitale belge, beaucoup l'ont compris et l'avenir de CETA est au cœur des discussions de cette fin d'été.
L'ambassadeur des États-Unis à Bruxelles, Anthony Gardner, a par exemple déclaré en août qu'à ses yeux, l'UE avait « exagéré la protection de certains de ses produits d'appellation contrôlée » dans l'accord avec le Canada. « Nous ne sommes pas satisfaits de la proposition sur les appellations contrôlées dans CETA (…) mais nous nous y prendrons différemment dans notre accord », avait expliqué le diplomate dans un entretien avec le site EUobserver. Cette sortie confirme à quel point le texte conclu avec le Canada sert d'unité de base à la négociation avec Washington.
Le texte finalisé de CETA n'est pas encore public. Mais une chaîne de télévision allemande, ARD, a dévoilé mi-août l'essentiel de l'accord – soit quelque 520 pages. Le document, en anglais, est extrêmement technique. Organisé en 42 chapitres, de la santé aux télécommunications, des services financiers aux règles de concurrence, c'est un texte d'une grande ambition, qui n'exclut pratiquement aucun secteur de l'économie (lire ci-dessous).
La clause ISDS, maillon faible du traité ?
CETA a déjà beaucoup fait parler depuis cet été, pour une raison simple : son chapitre 10, sur l'investissement, de loin le volet le plus sulfureux. Il reprend la « clause d'arbitrage entre État et investisseur » (ISDS, dans le jargon), censée apporter des garanties juridiques aux entreprises pour les encourager à investir davantage à l'étranger. Dans les faits, cela permet à des groupes privés d'attaquer en justice, devant des tribunaux ad hoc, des États, parce que ceux-ci auraient mis en place des lois qui nuiraient à la rentabilité de ces entreprises (lire notre enquête).
Cette clause ISDS (de la page 164 à la page 185 dans le document) est presque identique, à quelques aménagements près, à celle, plus récente, intégrée au projet d'accord avec les États-Unis. Ce texte en chantier n'est pas non plus public et il est, lui, encore très loin d'avoir abouti. Mais la commission européenne avait consenti à organiser une « consultation publique » sur le volet ISDS du TTIP, à la fin du printemps 2014, pour tenter de faire taire les critiques (lire notre article sur le succès de cette consultation). L'exécutif de José Manuel Barroso est toujours en train d'examiner les très nombreuses réponses au questionnaire (plus de 100 000), en grande majorité opposées à cette clause.
Fin juillet, un article du Süddeutsche Zeitung a encore compliqué la donne : le quotidien affirmait que Berlin avait changé d'avis. L'Allemagne serait désormais opposée à ISDS dans CETA (lire notre article). Cette information, en plein été, a plombé les espoirs de ceux, côté commission, qui espéraient une signature rapide de CETA, par exemple lors du sommet d'Ottawa de septembre. Désormais, toute la stratégie des Européens est à revoir. Et si certaines capitales demandent le retrait d'ISDS du texte négocié avec le Canada, c'est toute la négociation avec Washington qui se trouverait alors fragilisée.

Les sociaux-démocrates, deuxième plus grand groupe à Strasbourg, sont désormais sur cette position : pour CETA, mais sans ISDS. Lors d'un débat mouvementé, début septembre, avec un groupe d'eurodéputés, le négociateur en chef de CETA, pour le compte de l'UE, Mauro Petriccione, a tenté d'arrondir les angles : « C'est là où nous en sommes arrivés aujourd'hui, à partir du mandat de négociation précis (qui a été confié à la commission par les 28 États membres – ndlr) », a-t-il déclaré, en référence à la version de CETA qui a fuité dans la presse.
« Le débat n'est pas terminé, a-t-il poursuivi. Je ne peux pas vous promettre que ce texte répondra aux inquiétudes que vous exprimez aujourd'hui, ou qui pourraient même surgir dans les semaines à venir. Ce n'est pas un accord définitif. C'est à vous que cette décision reviendra. » Avant de préciser : « Mais je ne suis pas sûr que le Canada acceptera de rouvrir les négociations, il faut donc bien réfléchir aux conséquences de ce vote. » Des conséquences pour CETA, mais aussi pour le TTIP…
A priori, les Européens vont attendre – sans doute en novembre – les résultats de la consultation sur ISDS dans TTIP, et les éventuelles réponses apportées par la commission aux inquiétudes des uns et des autres. Si la proposition de la commission les satisfait, ils pourraient décider, dans la foulée, d'« ajuster » le volet ISDS de CETA. Le scénario est crédible, d'autant que Jean-Claude Juncker, le nouveau président de la commission, a exprimé ses réserves, en juillet, concernant ISDS. Si le volet ISDS était désamorcé d'ici la fin de l'année, cela ouvrirait la voie à une ratification de CETA.
Pourtant, ceux qui ont lu tout ou partie de la version fuitée de CETA le savent : il n'y a pas que l'ISDS qui puisse poser problème. « La partie sur ISDS est conforme à ce que l'on redoutait, ce n'est pas une surprise. Alors que les Européens sont allés plus loin que ce qu'on imaginait dans l'intégration de certains secteurs, comme les services financiers », commente Kenneth Haar, un membre de la plateforme CEO.
Vers des « forums de coopération réglementaire »
C'est ici qu'intervient l'une des clés de voûte du document, présentée comme une avancée par la commission, mais qui irrite nombre d'activistes : « la coopération réglementaire » (définie au chapitre 26, à partir de la page 402). L'enjeu de ces accords de libre-échange de « nouvelle génération » n'est pas, comme autrefois, de faire baisser les tarifs douaniers à tout prix – en partie parce que ces barrières tarifaires ont déjà beaucoup baissé ces dernières décennies.
Cette fois, avec CETA comme TTIP, l'objectif est plus ambitieux encore : il s'agit de s'entendre sur des normes en commun, dans l'alimentaire, la pharmaceutique, l'électronique ou encore la finance, pour accélérer les échanges. Exemple, régulièrement cité à Bruxelles : si le Canada et l'Union européenne reconnaissent la même norme de sécurité sur les systèmes d'airbags, cela permettra d'ouvrir de nouveaux marchés pour les constructeurs automobiles, de part et d'autre de l'Atlantique.
Mais l'opération est, on s'en doute, très sensible. Certains s'inquiètent déjà d'un nivellement vers le bas des normes sociales ou environnementales, voire carrément d'une dérégulation de certains secteurs, pour mieux densifier les échanges. De ce point de vue, le projet d'accord joue la carte de la sagesse : il ne fixe aucune reconnaissance automatique des normes. En résumé, il renvoie la balle à des structures ad hoc, encore très floues, et qui seront chargées, au fil des années, d'harmoniser telle ou telle règle, au coup par coup : les « forums de coopération réglementaire » (page 406).
Chaque secteur aurait son forum, avec sa propre feuille de route, mais qui serait responsable, en dernière instance, devant le conseil de CETA – l'organisme, composé de fonctionnaires de la commission et du ministère du commerce canadien, chargé de superviser la mise en place de l'accord. Mais la société civile n'a pas tardé à monter au créneau, s'inquiétant de ces nouvelles instances, constituées en dehors de toutes règles démocratiques.
« Le texte prévoit (…) des mécanismes qui pourront faciliter la convergence des réglementations et des mesures existantes et futures, y compris celles de protection des consommateurs, des travailleurs ou de l'environnement. Les dispositions (…) permettront une co-écriture des réglementations par les multinationales des deux côtés de l'Atlantique, bien après la ratification de l'accord par les instances démocratiques compétentes, et sans aucun contrôle ultérieur », s'inquiètent les associations AITEC et ATTAC, des adversaires de CETA, qui viennent de publier l'une des rares analyses de fond du texte (à lire ici).
Cette étude regrette « l'absence de clarté et de précision quant aux modalités de composition, de saisine, de décision et de contrôle du Forum de coopération réglementaire ». Ces enceintes pourraient devenir une nouvelle porte d'entrée pour les lobbies les plus puissants de l'industrie. Et les auteurs de conclure : « Les modalités du contrôle démocratique de ces processus de coopération ne sont nulle part précisées. »
CETA, traité flou, propice à toutes les dérives, interprétations et arguties juridiques… La critique est récurrente. « Le texte est extrêmement vague sur bien des points, et il est très difficile de se faire un avis, de mesurer les conséquences que cela pourrait avoir à terme. À vrai dire, cela pourrait tourner dans un sens, ou dans l'autre », estime Kenneth Haar, de l'ONG bruxelloise CEO. « Le conseil européen (les capitales – ndlr) et le parlement vont devoir bientôt se prononcer sur un texte dont il est très difficile d'apprécier les véritables enjeux, et qui, en bout de course, donnera du pouvoir à des instances difficiles à cerner. »
« Que cela soit pour le TTIP ou CETA, on est en train de mettre en place des usines à gaz, pour tenter de rassurer le plus grand nombre de personnes. Cela aura surtout pour effet de donner plus de travail aux cabinets de juristes, pour comprendre ces textes, et les interpréter. Sans que cela nous garantisse que l'intérêt général prévaudra - nous craignons même plutôt l'inverse », renchérit Aline Fares, qui suit le dossier du TTIP pour l'ONG Finance Watch.
Malgré cette redoutable complexité juridique, on ne désespère pas que les autorités françaises finissent, un jour, par prendre position publiquement sur ce texte. Jusqu'à présent, l'exécutif socialiste, à l'inverse du gouvernement allemand, est resté totalement silencieux sur CETA et ses enjeux.
Boîte noire :
Je ne me suis pas lancé dans un décryptage précis des 1 500 pages de CETA – je n'en ai pas les moyens. J'ai choisi d'insister sur deux points précis de CETA, qui ne manqueront pas de faire polémique d'ici la fin de l'année : la clause ISDS (page 2) et la mise en place des forums de coopération réglementaire (page 3).
Nous reviendrons, dans les semaines à venir, à travers des exemples plus précis, dans certains secteurs clés (agriculture, santé, services financiers…), sur les enjeux de CETA comme du TTIP. On peut retrouver ici l'ensemble des articles que Mediapart consacre au TTIP depuis début 2013.
À signaler, l'association Attac a mis en ligne un formulaire pour interpeller les élus sur CETA.
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