Déjà éclaboussés par une longue liste de scandales, les tribunaux de commerce vont-ils, en outre, coûter une fortune aux contribuables ? Selon des informations obtenues par Mediapart, le marchand d’art Jacques Melki, qui a défrayé la chronique dans les années 1990 avec une banqueroute retentissante, demande aujourd’hui à l’Etat quelque 247,2 millions d’euros pour « faute lourde ».
Cette procédure de réparation d’un « dommage causé par le fonctionnement défectueux de la justice », en l’occurrence le tribunal de commerce de Paris, est en cours devant la première chambre de la cour d'appel de Paris. L’affaire sera plaidée le 5 juin prochain.
En 1971, Jacques Melki a ouvert une galerie d’art rue de Seine, à Paris. Spécialiste du peintre Serge Poliakoff, il vendait également des toiles de Picasso, Fernand Léger, Joan Miró, Jean Dubuffet, Modigliani, Matisse, etc. Mondialement connu dans son milieu, travaillant à l’époque avec la sulfureuse banque SDBO, Jacques Melki bénéficiait également de prêts et de facilités de caisse de la BGC, l’UBP, Pallas et la Trésorerie générale, qui étaient nantis sur les œuvres acquises par sa galerie.
En 1991, la crise consécutive à la première guerre du Golfe entraîne un fort ralentissement du marché de l’art, et le chiffre d’affaires de Jacques Melki passe brutalement de 204 millions de francs à 125 millions. La galerie et ses banques se lancent alors dans un jeu complexe et risqué de mouvements de fonds, en échangeant des chèques pour masquer leurs découverts respectifs. Ces acrobaties financières ont donné lieu à plusieurs procédures pénales, et ont valu à Jacques Melki de passer 17 mois en prison.
Depuis vingt ans, celui-ci se bat pour faire valoir ses droits, et faire reconnaître les torts de ceux qui l’ont entraîné dans l’abîme. Jacques Melki estime en effet avoir été « victime des combines des juges du tribunal de commerce, en cheville avec les mandataires liquidateurs et avec les banques », un univers qu’il assimile à une véritable « mafia ».
Alors qu'il dispose d'un stock de toiles de très grande valeur, il est lâché par ses partenaires, vite placé en redressement judiciaire, puis en liquidation. Ses biens sont vendus dans de mauvaises conditions, pendant son départ pour le Mexique et à la faveur d’une liquidation judiciaire dont il conteste vivement les modalités.
« Je suis la seule personne en France qui ait été placée en liquidation judiciaire avec un soi-disant passif de 233 millions de francs en 1993, et qui se retrouve finalement avec un boni de 6 millions d’euros en 2004 ! » lance-t-il.
Plusieurs banquiers ont, depuis, été condamnés pour « complicité de banqueroute », et les actifs de Jacques Melki ont enfin pu être estimés et pris en compte à leur juste valeur. Mais une noria d’experts et de mandataires liquidateurs aura, entre-temps, touché d’énormes honoraires sur le dépeçage de son petit empire : jusqu’à 1,5 million d’euros pour une seule personne, Isabelle Didier, condamnée depuis pour « corruption passive » dans un dossier parallèle.
Cette même mandataire est, par ailleurs, placée sous le statut de témoin assisté dans un dossier instruit par le juge Jean-Marie d’Huy, au pôle financier du tribunal de Paris, sur plainte de Jacques Melki. L'information judiciaire du juge d'Huy a notamment pour objet de retrouver des toiles disparues pendant la liquidation judiciaire du marchand d'art.
La plainte pour « faute lourde », déposée par les avocats Eric Morain et Orianne Normand, recense une longue liste de griefs contre le tribunal de commerce de Paris. Carence du juge commissaire chargé de l’enquête, désignation d’un administrateur judiciaire sans vérifier la qualité à agir des requérants, absence de contradictoire, expertise financière tronquée, absence de vérification de l’état de cessation de paiements, etc.
Pour Jacques Melki et ses avocats, la société qui gérait la galerie « disposait en 1993 de toutes les ressources nécessaires pour couvrir le double de son passif sans même avoir à vendre le moindre tableau de son stock, et n’aurait jamais dû être placée en liquidation judiciaire ». Mais certains y avaient apparemment intérêt. Les charognards des tribunaux de commerce ne se payent-ils pas sur la bête ?
Ce n’est pas tout : Jacques Melki a découvert depuis que des réunions occultes se sont tenues à l’initiative d’un président du tribunal de commerce de Paris à la réputation peu flatteuse, cela afin d’influer sur le déroulement de la procédure, et que plusieurs conflits d’intérêts entachaient la mission de certains juges et mandataires de ce même tribunal de commerce.
Le marchand d’art et ses défenseurs ont tout de même réussi à obtenir, en janvier 2007, une décision inédite et fracassante du premier président de la cour d’appel de Paris, Renaud Chazal de Mauriac, dessaisissant le tribunal de commerce de Paris en raison d’un « soupçon objectif de partialité », et que l’on peut lire ici.
Ruiné, dépouillé, interdit de gérer en France pendant une durée de trente ans, Jacques Melki a subi un préjudice énorme. Les banques, à elles seules, ont englouti quelque 13 millions d’euros en agios et frais divers lors de sa liquidation. Le fisc n’a pas été en reste. Dans cette débâcle, des toiles de Fernand Léger, Modigliani, de Staël et Poliakoff ont été bradées à la moitié de leur valeur. Et Jacques Melki a perdu tous ses biens personnels.
D’où les demandes de réparation présentées aujourd'hui par le marchand d'art : 97 millions d’euros de préjudice comptable pour sa société, 135 millions pour perte de développement sur quinze ans, 5 autres millions pour absence de mise en cause d’un créancier, et encore 10 millions pour préjudice moral et familial. « Tapie a bien eu 45 millions, mais il avait des amis bien placés, lui », ironise Jacques Melki.
Le statut des tribunaux de commerce, sinon leur existence même, pourraient par ailleurs être remis prochainement en question. Comme l’a révélé Mediapart, le Conseil constitutionnel a en effet examiné, ce mardi 17 avril, une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) en provenance de la Cour de cassation, qui met sérieusement en cause les conditions d’impartialité, d’indépendance et de capacité à l’exercice d’une fonction juridictionnelle des juges consulaires.
Autrement dit, une remise en question du cœur même des tribunaux de commerce. On peut regarder la vidéo de l’audience du Conseil constitutionnel ici.
Les “sages” (Jacques Chirac n'y siège plus) de la rue Montpensier rendront leur décision le 4 mai prochain. Elle est évidemment très attendue.
Le représentant du gouvernement, sans surprise, s’est prononcé ce mardi pour le rejet de cette QPC, invitant les membres du Conseil constitutionnel à « déclarer conformes à la Constitution les dispositions du Code de commerce qui vous sont déférées ».
Mais les spécialistes n’excluent pas que le Conseil constitutionnel puisse tout de même décider d'annuler les articles du Code du commerce qui sont visés dans cette QPC.
Dans ce cas de figure, plusieurs options seraient ouvertes : l’annulation peut être totale, et mettre à bas tout l'édifice de la justice commerciale, ou ne s'appliquer qu'aux décisions de justice à venir.
Comme il l’a fait dans le cas du système des gardes à vue, le Conseil constitutionnel peut aussi accorder un délai à la puissance publique, le temps que le gouvernement élabore un projet de loi, que le législateur l’examine et le vote.