La banque privée genevoise Syz & Co a été mise en examen le 2 octobre dernier pour travail dissimulé et vente illégale de produits financiers. L'ancien employé français qui a tout déclenché témoigne : durant cinq ans, il a dans la plus totale illégalité vendu en France des fonds de placements à une clientèle institutionnelle.
Après les ennuis d’UBS, de Reyl & Cie et d’HSBC, c’est au tour de la banque privée genevoise Syz & Co d’être rattrapée par la justice française. Mais, cette fois-ci, il n’est pas question de démarchage illicite de clients sur le territoire français, ni de blanchiment de fraude fiscale, mais de travail dissimulé et de fourniture de services financiers en France sans autorisation.
Le 2 octobre dernier, la banque a été mise en examen par le juge Renaud Van Ruymbeke sur ces deux chefs d’inculpation, comme le révélait récemment La Tribune de Genève. L’instruction est close et le procureur de la République doit prononcer ses réquisitoires, pour un possible renvoi devant le tribunal correctionnel. La banque risque une amende ou l’interdiction d’exercer certaines activités en France.
L’affaire aurait pu passer relativement inaperçue, si Jérôme G., un ancien vendeur de fonds de placement chez Syz & Co, l’homme qui a tout déclenché en déposant une plainte en septembre 2009 et en se constituant partie civile, ne s’était juré de mener jusqu’au bout le combat contre une banque qui, selon lui, « se croit au-dessus de toutes les lois et lui a fait tout perdre ». Et de briser l’omerta qui règne dans le secteur bancaire.
Mediapart a pu rencontrer ce Français quadragénaire qui, pour des raisons professionnelles et personnelles, témoigne sous couvert d’anonymat.
Son récit, très détaillé et documenté, permet de lever le voile sur les pratiques d’un établissement suisse qui, pendant cinq ans, a fait fonctionner un bureau dissimulé à Paris pour commercialiser des fonds de placement sans agrément, ne payant ainsi ni charges sociales ni impôts en France.
L’affaire tombe à point nommé, au moment où les banques suisses, estimant qu’elles ont fait de nombreuses concessions en matière de secret bancaire, réclament avec insistance l’accès aux marchés européens : la possibilité par exemple de diffuser des produits financiers sans demander une autorisation dans chaque pays. Sur ce point, la banque Syz avait apparemment pris les devants.
En mai 2004, Jérôme G., diplômé de l’université de Lyon, est engagé par Syz & Co comme « vendeur sur la France » au sein du département « Oyster » (fonds communs de placement). Son contrat de travail ne mentionne aucun lieu de travail. Sa mission est de placer auprès d’une clientèle institutionnelle (banques, caisses de retraite ou compagnies d’assurances) des produits financiers, en l’occurrence des Sicav luxembourgeoises « Oyster Funds ». Titulaire d’un permis G (permis frontalier) et disposant d’une adresse à Bellegarde à 40 km de la frontière suisse, le commercial a en principe l’obligation d’exercer son activité à partir de Genève.
La réalité est bien différente. Pendant cinq ans, Jérôme G. a vendu des produits financiers depuis son appartement parisien, puis dans un petit bureau qu’il louait lui-même, passant plus de 90 % de son temps en France et se rendant trois à quatre fois par mois à Genève. Au vu et au su de sa hiérarchie, contrairement à ce que prétend aujourd’hui la Banque, qui s’est fendue, le 3 octobre, d’un communiqué de presse pour annoncer sa mise en examen et indiquer que son ancien collaborateur, « contrevenant à ce que prévoyait son contrat de travail, a, de sa propre initiative et pour des raisons d’ordre personnel, passé plus de temps en France que demandé ».
Cette version fait bondir Jérôme G. Elle n’a, à ce stade, pas non plus convaincu la justice française.
« Avant mon embauche, on m’a demandé si j’avais un appartement à Paris et si je pouvais y travailler et y habiter. La banque recherchait clairement quelqu’un qui avait mon profil », raconte-t-il. « À Genève, au siège de la banque, la place de travail qui m’était réservée était située en face de celle de mon supérieur direct, dans un espace ouvert de 14 personnes. Croyez-vous vraiment qu’un employé puisse pendant cinq ans ne pas venir au travail sans que personne fasse une réflexion ? » ajoute l’ancien vendeur.
Il fait également valoir le fait qu’on lui remboursait ses frais de téléphone en France et qu’il recevait tous les documents marketing à son adresse parisienne.
Pour être dans la légalité, la banque aurait dû soit vendre ses produits à partir de la Suisse, soit ouvrir une succursale déclarée en France. Ni l'un ni l'autre n'a été fait. Jérôme G. dénonce ainsi la mise en place d’un « système » qui a permis pendant cinq ans à Syz & Co, qui ne déclarait donc aucune activité commerciale, ni chiffre d’affaires en France, d’échapper au paiement des charges sociales et des impôts sur les sociétés. Et d’écouler des produits financiers, sans avoir reçu l’autorisation du comité des établissements de crédit et des entreprises d’investissement.
« Mon chiffre d’affaires annuel était en moyenne de 50 millions d’euros. Cela représente d’importants montants », explique le Français. Il précise qu’un autre Français, lui aussi frontalier, était dans le même cas, logé fictivement chez un cadre de Syz à Annemasse alors qu'il travaillait la plupart du temps à Paris, mais « ce collègue a préféré partir avec des indemnités après que j’ai déposé plainte, et sans faire de remous, car il continue à travailler dans ce secteur ».
Travail dissimulé en France
Jérôme G., lui, a vu sa vie chamboulée. En mai 2009, alors que depuis quelques mois il envisage de quitter la banque car ses conditions de travail se détériorent, il fait appel à un avocat suisse pour négocier un départ à l’amiable avec des indemnités.
Ce conseil de la grande étude genevoise Lalive lui apprend qu’il est dans la plus totale illégalité. « Il m’a alors très rapidement dit : “Attention, vous êtes complètement en travail dissimulé en France !” Je ne suis pas à l’origine de cette découverte comme le prétend aujourd’hui la banque, qui veut me faire passer pour un maître chanteur », explique-t-il.
Des soupçons, l’ancien commercial en a eu dès le début : « Tous les ans, j’envoyais un mail à ma DRH (Direction des relations humaines) en leur demandant si ma situation était bien légale. Chaque année la banque me répondait, comme par hasard par oral, que tout était en ordre. » Et puisque la mention « vendeur sur la France » figure dans son contrat, Jérôme G. est convaincu que son employeur a effectué toutes les démarches légales auprès des autorités boursières et administratives en France.
Fin 2008, le Français demande à transférer sa résidence principale de Bellegarde à Paris, et pose la question de la licéité de ce changement. À juste titre, on lui explique que depuis 2004, il est possible d’avoir un permis frontalier avec une adresse parisienne et non plus seulement en zone frontalière. Mais la banque se garde bien de soulever la question du temps de travail passé en France…
Quelques mois plus tard, devant les questions un peu trop pressantes de son employé, Syz & Co finit par se raviser. Fin avril 2009, elle exige que son « vendeur sur la France » passe désormais dix jours par mois à Genève, au lieu des trois à quatre jours jusqu’alors demandés.
Parallèlement à cela, le commercial songe de plus en plus à quitter son poste. C'est alors qu'il apprend par son avocat genevois qu'il travaille dans la plus totale illégalité. Des discussions s’engagent avec la banque pour sortir de cette situation.
Mais, le 17 juillet 2009, le Français est licencié avec effet immédiat, entre autres choses pour « attitude insolente à l’égard de la hiérarchie » et « harcèlement à l’égard d’un collègue de travail », alors que, fait-il remarquer, il travaillait « seul à Paris depuis des années ».
Les avocats des deux parties s’expliquent pas voie de courrier. Mediapart a pu consulter certaines de ces lettres. Dans l’une d’elles, Syz & Co se dit victime d’une « tentative d’extorsion », ce qui aurait été la cause du licenciement de l’ancien vendeur, alors que ce motif ne figure nullement dans sa lettre de licenciement.
L’avocat genevois de Jérôme G. rétorque que, « dans le contexte de négociations à caractère prud’homal, qu’un employeur avisé a exercé une activité soumise à déclaration et autorisation sans respecter plusieurs lois et règlements en vigueur dans le pays concerné ne relève pas de la menace, mais d’une constatation purement factuelle ».
En septembre 2009, les ponts sont rompus. L'ancien employé dépose une plainte auprès du procureur de la République du tribunal de grande instance de Paris et intente une action devant les prud’hommes en France pour licenciement abusif, réclamant des dommages et intérêts de deux millions d’euros. « C’est une somme importante, mais qui couvre les dommages que j’ai subis », estime-t-il.
Il explique comment Syz & Co, outre des bonus impayés, refuse de lui verser l’argent des cinq ans de retraite cotisés via la prévoyance professionnelle, en Suisse. Au chômage de 2009 à 2011, il travaille aujourd’hui à son compte : « Ils veulent m’assécher financièrement pour que je ne puisse plus payer les avocats et témoigner », estime-t-il.
Entre 2010 et 2011, Jérôme G. a été entendu à plusieurs reprises par les policiers de la Brigade financière de Paris, les Douanes et la direction du fisc. Épinglée, Syz a déjà fait l’objet d’un redressement fiscal pour un montant qui n’a jamais été communiqué.
Puis dans le cadre d'une instruction pénale ouverte en 2012, il a été auditionné en mars et juin 2013 par le juge Van Ruymbeke, qui a également interrogé la responsable du service juridique de la banque.
Depuis sa mise en examen, Syz & Co – qui s'est finalement décidée à ouvrir un bureau à Paris en 2011 – tente de minimiser l’affaire. Contacté par Mediapart, son porte-parole refuse de s’exprimer, renvoyant au seul communiqué de presse du 3 octobre, qui explique que « la procédure en cours se limite aux agissements d’une seule personne (sic) et n’a aucun impact sur la commercialisation des fonds de la banque en France, ni d’ailleurs sur ses autres activités ».
La banque n'a pas ménagé sa peine pour que Jérôme G. ne retrouve pas d’emploi salarié en France. Deux semaines après son licenciement, une société française de distribution de fonds l’engage. « Le responsable du département “Oyster” s’est alors déplacé à deux reprises à Paris pour expliquer à mon nouveau patron que j’étais un escroc. J’ai été viré », raconte le Français. La banque parvient ainsi à faire capoter plusieurs embauches. La réputation de l’ancien commercial est peu à peu ruinée, au point de pousser un jour un célèbre chasseur de têtes parisien à le convoquer en lui expliquant qu’il voulait juste « voir en personne celui qui s’est complètement grillé à Genève et dont tout le monde parle ».