(De Clairoix, Oise) « Les Conti, c’est fini ». C’est Jacky Petit, le patron du bistrot Le Bon coin, installé depuis vingt-et-un ans sur la départementale juste en face de l’usine de pneus, qui le dit.
Depuis qu’il a appris, ce 11 mars 2009, à la radio, que le site allait fermer, le cafetier et sa femme ont été au centre de la lutte des 1 113 ouvriers. « Ça m’a réveillé », dit-il. Aujourd’hui, un sommeil lourd enveloppe ce petit coin de campagne désindustrialisée.
Avant, Jacky se levait à 5 heures pour servir le café à l’équipe du matin. Maintenant, il a du mal à émerger à 6 heures pour accueillir ceux qui n’ont plus de boulot, plus d’horaires, plus de foi en l’avenir.
Dans son bar devenu « QG Conti » et désormais transformé en musée, on apprend le suicide de Michel, on évoque les innombrables divorces, on prend des nouvelles des castings de Xavier Mathieu, le charismatique leader syndical devenu acteur.
Aux murs, des photos de Jacky en compagnie d’Arlette Laguiller ou d’Olivier Besancenot, les seules figures politiques venues soutenir la lutte des Conti.
Inutile de chercher les nouveaux électeurs du Front national dont on parle tant, ils ne sont pas les bienvenus ici. A Clairoix, village de 2 000 âmes, Marine Le Pen a gagné 7 points le 22 avril par rapport au score de son père en 2007 : elle est à 25% dans le département, juste devant François Hollande.
Ce mercredi 2 mai, Jacky n’a pas eu besoin de regarder le débat télévisé pour savoir « contre » qui il va voter. A deux ans de la retraite, il a l’air sérieux lorsqu’il menace d’immigrer au Canada, si Nicolas Sarkozy repasse. Cet électeur de Mélenchon ajoute :
« Je n’attends pas grand-chose de Hollande, sinon un peu plus d’humanité et de respect. »
« Les jeunes ont capitulé depuis longtemps »
S’il reste une tribu de Conti, c’est ici qu’elle se réunit encore occasionnellement. Ce 1er mai, à Compiègne, ils n’étaient plus qu’une poignée d’uniformes noir et jaune à défiler. Bien loin de l’époque où une foule unanime scandait :
« On est tous des Continental. »
Jacky constate qu’« on ne voit plus que les anciens » :
« Les jeunes ont capitulé depuis longtemps. Quand ils ont perdu leur boulot, ils sont retournés à l’intérim, assez naturellement. Les ouvriers qualifiés, ceux qui savaient faire autre chose que du pneu, s’en sont sortis. Tout seuls, pas grâce au plan de reclassement. »
L’un ouvre une friterie, l’autre une pizzeria
A 54 ans, dont 31 dans l’usine, Albano, que Rue89 avait rencontré aux premiers jours du conflit, a rebondi. Pistonné par un copain, il travaille dans une usine de conditionnement Herta. Depuis que les gens ont touché leur chèque, « c’est le chacun pour soi », dit cet ancien de la CFTC.
Tourner la page est désormais la priorité de ceux qui ont refait leur vie professionnelle. Beaucoup ont du mal à reparler de cette époque du « tous ensemble, tous ensemble, hé hé ». Xavier Mathieu a cédé son mandat syndical. Il « essaie de s’occuper de lui, et c’est déjà pas mal », commente Valérie, la femme de Jacky.
Didier Bernard, autre figure cégétiste, essaie de faire oublier son crâne rasé, son anneau dans le nez et sa réputation de grande gueule. Il prépare sa reconversion comme chauffeur de poids-lourds et a coupé les ponts avec les médias.
Sandy Martin, un ancien de la CFDT, s’est installé à Toulouse, où il cumule deux boulots. Il n’a pas mis à exécution sa menace de se « suicider dans les murs de Continental » contrairement à ce qu’il nous avait lancé après le sac de la sous-préfecture.
Un autre a ouvert un camion-friterie, une autre une pizzeria qui a déjà fait faillite, certains ont plongé dans l’alcool, et beaucoup cherchent du travail.
Délégué syndical FO, Pierre Sommé est l’un des derniers licenciés. Il a passé vingt-cinq ans à Conti, « pour faire vivre ma famille, mais ça ne m’intéressait pas ». Maintenant, il dit avoir « très très peur » pour son avenir. Il aimerait réaliser son rêve : travailler dans l’artisanat d’art, ferronnerie ou coutellerie. Mais il ne voit pas quel patron voudrait l’embaucher avec sa « casquette rebelle sur la tête ».
Des modèles du « travailler plus »
Les Conti se sont fait une réputation lorsqu’ils ont basculé dans la violence parce qu’ils ne supportaient pas que le tribunal valide la fermeture du site. Pourtant, ils avaient inventé une manière familiale et voyageuse de manifester, de Sarreguemines à Hanovre en passant par Reims et Paris. A travers le « comité de lutte », ils avaient renouvelé la pratique syndicale, instaurant des décisions à l’unanimité et par la base, en rupture avec les centrales parisiennes.
Plus qu’un combat syndical, ils avaient fait de leur lutte contre les « patrons voyous » un « combat de société », comme dit Xavier Mathieu. Car la fermeture de l’usine de Clairoix, qui dégageait des bénéfices, ne se justifiait que pour améliorer les bénéfices des actionnaires, selon eux. La crise a eu bon dos, puisqu’au même moment, Continental embauchait en Roumanie. « Délocalisation déguisée », dénonçaient-ils.
Nicolas Sarkozy s’était dit « pas très content de l’attitude des gens de Continental, qui ont pris des engagements », mais il n’a pas empêché le plan social, ni trouvé de repreneur. En effet, en 2007, à gros coups de pression, la direction avait fait accepter le passage aux 40 heures. Et les Conti étaient devenus, malgré eux, des modèles du « travailler plus pour gagner plus ».
Le « plus gros scandale économique du quinquennat »
Antonio da Costa, l’ancien secrétaire du comité d’entreprise (CFTC) qui a signé cet accord, s’en mord les doigts aujourd’hui. Réservé, ce syndicaliste, qui s’était fait déborder par la base, parle de cette affaire comme du « plus gros scandale économique du quinquennat ». Il explique le vote FN dans le département par un immense écœurement :
« Les gens n’attendent plus de solution des politiques, alors ils se disent “autant foutre le bordel”. »
« Des actionnaires qui ne pensent qu’au pognon »
Son collègue Pierre Sommé, de Force ouvrière, content d’avoir déjà fait dépenser plus de 200 millions d’euros à Continental quand seulement 40 avaient été « budgetés » pour fermer l’usine, jure :
« Vu la misère qu’ils ont mis dans la région, j’irai jusqu’au bout du bout, pour que pas un Conti ne reste sur le carreau. Le problème, c’est qu’Altedia, qui a touché 4,6 millions d’euros de Continental, pour reclasser les gens pendant les deux ans et demi de congé mobilité, ne cherche qu’à faire ses statistiques, et n’aide pas les gens. »
La promesse initiale, de reclasser 80% des Conti à 80% de leurs salaires, est loin d’être atteinte. Pierre Sommé :
« Continental, c’était une pépinière d’emplois pour des générations et des générations. C’est devenu des actionnaires qui ne pensent qu’au pognon. »
Pas étonnant, dès lors, qu’il vote Nathalie Arthaud (Lutte ouvrier) et considère François Hollande comme un membre de la « gauche caviar ». Il a été sidéré par sa proposition de taxer à 75% les revenus supérieurs à 1 million d’euros, et répète en boucle :
« Vous vous rendez compte ce que c’est qu’1 million d’euros ? Combien de retraités gagnent 700 à 800 euros par mois ? Il faut plus d’une vie d’un ouvrier de Continental pour gagner cette somme. »
Bien payés, les salariés de Continental se considéraient comme une sorte d’aristocratie ouvrière. Aujourd’hui sur le carreau avec deux ans de salaire pour tout horizon, ils sont définitivement fâchés avec le capitalisme.
Des politiques, beaucoup n’espèrent qu’une seule réforme :
« L’interdiction de licencier pour les entreprises qui dégagent des bénéfices. »