François Hollande en avait fait une priorité pour « réorienter » l'Europe. Mais Paris freine aujourd'hui des quatre fers dans la mise en place d'une taxe sur les transactions financières. En coulisses, le projet est en train d'être dépecé.
De notre envoyé spécial à Bruxelles
Le sort qui sera réservé à l'amendement est encore incertain. Mais Bercy a déjà fait connaître sa position, alors que les députés français ont commencé l'examen du budget 2014 : c'est un « non » catégorique à l'extension de l'actuelle taxe sur les transactions financières – celle mise en place par Nicolas Sarkozy, et effective depuis août 2012 – aux opérations de marché dites « intra-day ».
Ce type d'opérations, réalisées au cours d'une même journée, sont pourtant au cœur des pratiques spéculatives de la finance, que le candidat socialiste François Hollande avait promis de refréner. Mais Pierre Moscovici et Bernard Cazeneuve, ministres des finances et du budget, ne veulent rien entendre. Leur entourage a fait savoir mercredi leur opposition à cet amendement, adopté la semaine dernière en commission des finances.
« Le gouvernement est plus à l'écoute d'Europlace (association qui promeut les activités de la Bourse de Paris, ndlr) et d'Euronext (qui gère la Bourse parisienne, ndlr) que de sa majorité socialiste à l'assemblée », s'indigne Alexandre Naulot, d'Oxfam-France. Après la réforme bancaire l'an dernier, très en deçà des ambitions formulées par le PS pendant la campagne, ce recul sur la taxe « Tobin » marque-t-il un nouveau désaveu pour le pouvoir ?
À Bruxelles, le renoncement français sur la « taxe Tobin » n'a surpris personne. Plusieurs bons connaisseurs du dossier, joints par Mediapart, confirment que Paris est à la manœuvre, depuis le début de l'année, pour torpiller toute version ambitieuse de cette taxe à l'échelle européenne. Et ce, à l'encontre des discours officiels du chef d'État, qui en a fait l'un des piliers de sa politique pour « réorienter» l'Europe depuis son entrée en fonction en mai 2012.

« Le maillon faible aujourd'hui, c'est clairement Bercy », affirme Andreas Botsch, un spécialiste du dossier auprès de la confédération européenne des syndicats (CES), qui observe « un changement de cap » de la politique française depuis quelques mois. « On a l'impression que Bercy est dans la main de deux, voire trois grandes banques françaises, et c'est tout. »
Pour Jean-Paul Gauzès, un eurodéputé français du PPE (droite), « c'est vraiment à Paris que l'avenir de la taxe se joue en ce moment », avant de prédire « la mort prochaine » du dispositif. « Quand je vois la manière dont Bercy s'est comporté sur la loi de séparation des activités de banques d'affaires et de dépôt, on peut faire l'hypothèse que la taxe n'ira pas bien loin…», grince, de son côté, Philippe Lamberts, un eurodéputé belge du groupe des Verts.
La bataille pour une « taxe Tobin » européenne n'est pas encore tout à fait terminée, des arbitrages doivent encore être rendus, mais, plus de deux ans après la présentation du projet par la commission européenne, c'est une évidence : la taxe, si elle finit par voir le jour, s'annonce bien moins ambitieuse que prévu.
Une mouture encore en discussion doit entrer en vigueur en janvier, à l'échelle de 11 États membres qui se sont portés volontaires pour cette expérimentation – dont l'Allemagne, la France et l'Italie. Mais plusieurs sources bruxelloises misent désormais sur un report au printemps, quelques jours avant les élections européennes. D'autres, plus rares, tablent carrément sur un enlisement du dossier.
À l'origine pourtant, l'horizon européen paraissait plutôt dégagé pour la « TTF », le surnom de cette taxe dans la bulle bruxelloise. L'exécutif de José Manuel Barroso pouvait compter sur la détermination de Paris et Berlin, qui l'avaient désignée comme l'une des priorités de leur politique européenne. Avec la crise financière, l'idée s'était imposée qu'il fallait mettre aussi à contribution les banques. Ce vieux serpent de mer du monde associatif paraissait soudainement à portée de main.
« Nous allons bien finir par avoir une sorte de taxe, vu les déclarations de soutien conjuguées de la commission, de Paris, et de Berlin sur le sujet depuis deux ans », pronostique Kenneth Haar, conseiller pour CEO, une plateforme d'ONG qui milite pour la transparence dans les institutions européennes. « Mais des États membres travaillent d'arrache-pied pour multiplier les exemptions. Il y a les Anglais, bien sûr, mais aussi les Français, qui voudraient mettre de côté une partie des dérivés. »
Un patient travail de dépeçage, en somme, qui ne s'effectue pas tant à Bruxelles que dans certaines capitales de l'UE, dont Paris. « On est partis au mieux pour une taxe Canada Dry », résume l'eurodéputé belge Philippe Lamberts.
Durant l'année 2012, le lobbying massif de l'industrie financière à Bruxelles, allié au gouvernement britannique de David Cameron, a mené une bataille incessante contre le texte. Si bien qu'en l'absence d'unanimité à 27, onze capitales ont décidé d'y aller seules – une « coopération renforcée », dans le jargon des traités. Lors des premières réunions à onze, c'est Berlin, sans doute influencé par les positions britanniques, qui se montrait sur la défensive. Mais depuis, les rapports de force internes se sont inversés.
Une surprise de Berlin ?
« Au départ, le tandem France-Italie se montrait le plus offensif, et l'Allemagne était le moins allant des pays présents dans le groupe, et maintenant, c'est la France qui freine tout le monde », raconte une source proche du dossier. Rome a déjà mis en place une « taxe Tobin » à l'échelle nationale – plus ambitieuse que sa symétrique française – et a donc tout intérêt à ce que cette fiscalité se généralise en Europe.
Dans la version proposée fin 2012 par la commission, la « TTF » à 11 États devrait concerner, dans des mesures différentes, les actions, mais aussi les obligations – d'État comme d'entreprises – et les dérivés. Les fameuses activités spéculatives dites « intra-day », que Bercy tient à protéger, seront bien concernées – si le texte européen est appliqué à la lettre. Par contre, le marché des changes, lui, serait épargné. La « taxe Tobin » française, elle, se contente de taxer les actions et une infime partie du « trading haute fréquence ».
« Pour les Français, l'enjeu s'est vite résumé à cette équation : il faut trouver un actif supplémentaire à taxer, qui fasse qu'ils aillent plus loin que la taxe Sarkozy, mais sans pour autant qu'ils se tirent une balle dans le pied », explique un autre négociateur bruxellois. Se tirer une balle dans le pied, c'est-à-dire aller jusqu'à taxer les obligations d'État.
Car les hauts fonctionnaires du Trésor en sont persuadés : taxer les échanges sur les bons du Trésor pourrait avoir un effet sur les taux auxquels la France emprunte de l'argent et finance sa dette. Un risque qu'il faudrait absolument éviter, alors que l'économie française, encore fragile, peine à trouver le chemin de la sortie de crise. Sur ce point précis, Paris aurait réussi à convaincre Italiens et Espagnols, frappés de plein fouet par la crise.
Les Français voudraient également en finir avec le « principe de résidence » prévu par la commission. Selon le projet de l'exécutif européen, une institution financière basée en Europe, par exemple la BNP, devra payer une taxe sur l'ensemble de ses transactions, quel que soit le lieu dans le monde où la transaction a lieu. Ils plaident aussi pour une approche plus fine de la taxation du marché des dérivés.
En cherchant à calmer les ardeurs européennes en matière de fiscalité, Pierre Moscovici ne fait pas qu'écouter les voix des banques : il semble déterminé à ne prendre aucun risque qui puisse mettre en péril la fragile « relance » de l'économie française, qu'il est persuadé d'avoir aperçue. Comme tétanisé à l'idée d'une rechute.
En juillet dernier, le patron de Bercy a préparé les esprits à cette reculade, qualifiant d'« excessif » le projet de TTF en discussion à Bruxelles, lors d'un colloque organisé par Paris Europlace. Dans le livre qu'il vient de publier, Combats (Flammarion), Pierre Moscovici en rajoute une couche, écrivant, comme l'a remarqué Libération jeudi : « La proposition de la commission est une base de travail, mais soyons nets : elle ne sera pas acceptable pour tout le monde, elle ne défend pas autant qu'il le faudrait l'industrie financière française et européenne. »
Les Français, incapables de remporter une bataille à Bruxelles depuis des mois, sont-ils sur le point de parvenir à se faire entendre, et de vider de presque toute ambition le projet de « TTF », pour « défendre l'industrie financière » ? Pour ne pas perdre la face sur le plan politique, certains experts français réfléchissent à faire entrer une partie du marché des changes – où la spéculation est, là aussi, intense – dans l'orbite de la taxe. Mais il y a peu de chances qu'ils convainquent les Allemands sur ce point.
L'avenir de la « taxe Tobin » européenne n'est toutefois pas plié. Dans le grand jeu de marchandage européen, Berlin pourrait obliger les socialistes français à renouer avec leurs promesses d'antan. Car Angela Merkel est en train de négocier la formation de son futur gouvernement de coalition avec les sociaux-démocrates du SPD. Et ces derniers veulent voir figurer une « TTF » européenne ambitieuse au rang des priorités d'un éventuel accord de gouvernement.
« On se trouve maintenant dans une situation où c'est Berlin qui pousse le plus fort sur le sujet en Europe, sous la pression des sociaux-démocrates », décrypte Andreas Bosch, de la CES.
Il faudra donc attendre de connaître la personnalité du futur ministre des finances allemands pour être fixé – dans les grandes lignes – sur le sort de la TTF. Si le conservateur Wolfgang Schaüble est reconduit à son poste, lui qui n'avait pas exclu des « alternatives » à la « taxe Tobin » pour répondre aux inquiétudes de l'industrie financière, ce ne sera pas forcément une bonne nouvelle pour les défenseurs du dispositif. À l'inverse, si la chancelière concède le poste à un social-démocrate comme Sigmar Gabriel, le feuilleton pourrait rebondir plus vite que prévu.
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