C'est donc décidé ! Seul contre tous, Nicolas Sarkozy a choisi de passer en force avec la taxe sur les transactions financières. Et quand bien même les autres pays européens traîneraient-ils des pieds, la France la mettra en œuvre, seule s'il le faut. Voilà donc, sur le registre dont il est coutumier – tartarinades et hochements de menton –, ce que vient d'annoncer le chef de l'Etat.
Nul n'est, pourtant, obligé d'être dupe. Car à l'approche de l'élection présidentielle, Nicolas Sarkozy a visiblement décidé de multiplier ce genre de galipettes bravaches. Il faut donc savoir démêler le vrai du faux : analyser les hypocrisies de sa nouvelle posture sur cette taxe Tobin dont il a longtemps été un détracteur, mais en même temps les replacer dans la politique économique qu'il mène. Une politique où le mensonge a une place si considérable que cela finit par donner le tournis...
C'est donc le 6 janvier, à l'occasion d'un colloque à Paris, baptisé « Nouveau monde », que le chef de l'Etat a joué les fiers à bras sur la taxe Tobin, annonçant que la France ne supporterait plus les atermoiements des autres pays européens, et qu'elle pourrait envisager de mettre en œuvre cette taxe sur les transactions financières, même seule, si aucun autre pays ne se décidait à lui emboîter le pas.
« Nous n'attendrons pas que tout le monde soit d'accord pour la mettre en œuvre. Nous la mettrons en œuvre parce que nous y croyons », a dit Nicolas Sarkozy. Formidable ! Alors que la taxe Tobin est regardée avec dédain par toutes les grandes puissances depuis bientôt quarante ans; alors que depuis l'accélération de la crise, en 2007, les pays riches n'ont pas plus trouvé de raison de mettre en œuvre cette taxe, pourtant impérieuse pour faire reculer la spéculation, Nicolas Sarkozy s'applique soudainement à faire croire, à quelques encablures du premier tour de l'élection présidentielle, que c'est pour lui la première des priorités. L'urgence des urgences.
Voilà donc Angela Merkel prévenue ! Elle qui vient lundi à Paris pour rencontrer Nicolas Sarkozy sera sommée, une nouvelle fois, de se rallier à l'idée de cette taxe, et d'arrêter de prétendre que le projet n'a de sens que s'il est mis en œuvre simultanément par toute l'Europe (lire la réaction allemande ici).
Nicolas Sarkozy contre toute l'Europe ! Voilà l'image que le chef de l'Etat aimerait à donner de lui-même. L'image d'un président courageux, prêt à se battre seul contre la spéculation ; prêt à en découdre contre ces marchés financiers toujours plus avides de profits rapides. Magic Sarkozy ! Et le fait que l'élection présidentielle arrive dans bientôt quatre mois n'a naturellement strictement rien à voir avec cette formidable mise en scène.
D'un coup d'un seul, tous les ministres ont donc été requis pour annoncer la bonne nouvelle : la taxe Tobin arrive. Cela ne s'est pas fait sans quelques couacs. La plume du président, toujours empressée, Henri Guaino, a promis que tout serait bouclé dans le courant de ce mois de janvier 2012. Un peu plus prudent, le ministre des finances, François Baroin, a assuré que le projet verrait le jour en fin d'année. Promis, juré ! L'affaire est lancée. Et tant pis si c'est la future majorité qui, en fin d'année, sera censée mettre en œuvre une taxe dans les pires des conditions, hors de toute coopération européenne.
Oui, tous les ministres ont été requis. Pour annoncer la bonne nouvelle que la spéculation allait devoir reculer ? Oui, sans doute. Mais tout autant pour faire oublier que durant des mois, et même des années, l'UMP avait combattu cette fameuse taxe Tobin. Pas seulement l'UMP : le chef de l'Etat lui-même.
Pas plus tard que le lundi 21 novembre au soir, le principe d'une taxe sur les transactions financières, d'un montant de 0,05%, a été soumis à l'approbation du Sénat, par la socialiste Nicole Bricq, rapporteur général du budget, sous la forme d'un amendement au projet de loi de finances pour 2012. Mais le secrétaire d'Etat au commerce extérieur, Pierre Lellouche, y a été dépêché par le gouvernement pour s'y opposer avec la dernière énergie. Il a même eu l'imprudence de dire exactement... le contraire de ce que Nicolas Sarkozy prétend aujourd'hui, à savoir que la France « ne peut légiférer seule » car ce serait « contre-productif » et cela « nuirait à la place financière de Paris ».
Seulement voilà ! Il n'y a pas que l'insipide Pierre Lellouche qui a contredit Nicolas Sarkozy. Il y a aussi... Nicolas Sarkozy, lui-même ! C'était le 7 juin 1999, à l'occasion d'un débat sur France-2, qui opposait Nicolas Sarkozy, François Hollande, François Bayrou et Robert Hue, à l'époque dirigeant du Parti communiste français. Et ce que dit ce soir-là celui qui depuis est devenu le chef de l'Etat est proprement stupéfiant : c'est mot pour mot l'exact contraire de ce qu'il fait mine de penser aujourd'hui.
« L'affaire de la taxe Tobin est une absurdité [...]. Si nous le faisons en France, on va encore le payer de dizaines de milliers de chômeurs supplémentaires », s'exclame-t-il, ce jour-là, avant de poursuivre : « Ce que vous ne comprenez pas, c'est que le monde a changé, le monde est devenu un village. A chaque fois que nous pénalisons la création de richesse sur notre territoire, nous favorisons la création de richesse chez les autres [...]. Réveillez-vous, le monde a changé ! »
« Réveillez-vous !» Avec le recul, la formule résonne comme une mise en garde contre Nicolas Sarkozy lui-même, et ses perpétuelles galipettes. Réveillez-vous : écoutez ce qu'il disait hier, et écoutez ce qu'il dit aujourd'hui. Vous verrez que Nicolas Sarkozy dit blanc un jour et noir le lendemain, au gré de ce qui l'arrange. C'est le côté le plus détestable de la politique : au gré de ce qui est bon non pas pour le pays mais pour lui-même.
Il faut, toutefois, admettre que Nicolas Sarkozy n'est pas le seul à faire ce genre de gymnastique. La gauche aussi, également sur la taxe Tobin, a pratiqué exactement les mêmes volte-face.
Que l'on se souvienne ! Affirmant sa « volonté d'agir pour la remise en ordre du système monétaire international [et] la création d'un fonds de stabilisation des changes abondé par la taxation des mouvements de capitaux », c'est Lionel Jospin, le premier, le 14 avril 1995, en pleine campagne présidentielle, qui avait exhumé cette proposition de taxe Tobin. Pourquoi cette idée lui est-elle venue ? Il n'est guère difficile d'en expliquer la genèse. Très critique à l'encontre des dérives libérales auxquelles avaient alors cédé ses camarades socialistes lors du second septennat de François Mitterrand, le candidat Jospin ancre alors nettement à gauche sa campagne. Quoi de mieux que la taxe Tobin pour révéler son ambition ?
Sous les effets conjugués de la mondialisation, de la libération définitive des mouvements de capitaux et de la déréglementation boursière du milieu des années 1980 – dont, en France, les socialistes ont été les principaux artisans –, les marchés financiers avaient déjà conquis à l'époque une force considérable. Dans la proposition de Lionel Jospin d'instaurer une taxation des mouvements de capitaux, il y avait donc une arrière-pensée implicite : la déréglementation a été trop loin. La « planète finance » est devenue folle et menace de contrecarrer la puissance souveraine des Etats, notamment dans la détermination de leur politique monétaire. Les marchés contre la démocratie : voilà donc, en résumé, le cheval de bataille qu'enfourche Lionel Jospin, qui pour ce faire exhume en 1995 la vieille proposition de l'économiste américain James Tobin, qui a, le premier, dans les années 1970, imaginé qu'un impôt, même modeste, sur les mouvements de capitaux freinerait leur mobilité et empêcherait l'éclosion de bulles spéculatives, régulièrement suivies par des krachs et autant de crises sociales.
En 1995, cette proposition de taxe Tobin prend donc, dans la campagne jospinienne, valeur de symbole : comme l'attestent aussi de nombreux autres volets du programme socialiste, elle révèle que la gauche veut changer l'orientation de la politique économique. On sait pourtant ce qu'il en advint. Progressivement, Lionel Jospin a changé de politique économique. Ouvrant un jour le capital de France Télécom, annonçant le lendemain une baisse de l'impôt sur le revenu, y compris du taux supérieur, avec en arrière-fond une politique budgétaire qui cherche à respecter peu ou prou les exigences du traité d'Amsterdam, le premier ministre a perdu sa spécificité. Faisant entendre hier une petite musique hétérodoxe, il s'est rallié à l'orthodoxie ambiante.
Dans ce contexte, la fameuse taxe Tobin est très logiquement tombée aux oubliettes. C'est Dominique Strauss-Kahn, à l'époque ministre des finances, qui a sonné le premier la charge, faisant figurer dans un document budgétaire de Bercy une étude officielle critiquant très fermement la taxe Tobin. Puis, en octobre 1998, le Conseil d'analyse économique, dans un nouveau rapport, sous la signature d'un expert proche du PS, Olivier Davanne, enterre à son tour la fameuse taxe (le rapport est ici). Exit donc Tobin et son impôt : on est invité à comprendre que le premier ministre socialiste a définitivement changé de doctrine.
Et puis voilà que sur TF 1, le 28 août 2001, Lionel Jospin, qui va bientôt engager sa seconde campagne présidentielle, fait de nouveau volte-face et se prend à se souvenir que la taxe Tobin, c'est lui qui l'a remise d'actualité, sept ans plus tôt. Du coup, on est pris par le tournis. Et on se prend à penser que la ficelle est un peu grosse. Les mille et un arguments avancés par les deux rapports officiels pour démontrer l'ineptie de la taxe Tobin n'ont-ils plus de fondement ? Sans se soucier de la question, le premier ministre fait ce jour-là une nouvelle contorsion, proclamant qu'il est « en sensibilité proche » avec la taxe Tobin.
Un jour pour, le lendemain contre, le surlendemain encore pour... On observera, bien sûr, que pour un premier ministre socialiste revendiquant la sincérité et la transparence, cette politique en zigzag, au rythme des échéances électorales, n'est pas très glorieuse. Mais depuis, il faut en donner crédit aux socialistes, au moins sur ce point : ils ont fini de tergiverser et la taxe Tobin fait définitivement partie de leurs propositions.
Le reproche que l'on peut donc faire aux socialistes, c'est d'avoir progressivement cédé aux sirènes libérales du milieu des années 1980 jusqu'au début des années 2000. Et l'espoir que l'on peut nourrir – même si François Hollande n'envoie pas toujours des signes en ce sens, c'est qu'ils en aient tiré toutes les leçons. En tout cas, depuis le début de cette présidence, il faut leur rendre cette justice : il n'ont plus changé de cap. La taxe Tobin fait partie de l'arsenal de mesures qu'ils préconisent.