En courant après le Front national, avec une violence redoublée à partir des résultats du premier tour de l'élection présidentielle, Nicolas Sarkozy confirme son tropisme islamophobe. Il a utilisé son bouc émissaire de prédilection, Tariq Ramadan, pour en faire un soutien forcément gênant de François Hollande. Le bobard fut démenti par l'un (Ramadan) comme par l'autre (Hollande).
Tariq Ramadan est diabolisé. Certains observateurs lui dénient la qualité d'intellectuel, avec cette indécrottable certitude occidentale – des rudiments d'histoire suffiraient pourtant à la pulvériser – qu'“intellectuel musulman” ne peut être qu'un antonyme. D'autres commentateurs lui accordent systématiquement une sorte d'épithète homérique : « Intellectuel controversé ». Tariq Ramadan a pourtant des choses à nous dire. Ce n'est pas parce qu'il pourrait, sait-on jamais, se satisfaire d'une forme de théocratie qui sacrifierait la démocratie sur l'autel de l'islam, si une telle occurrence se présentait, ce n'est donc pas parce qu'il suscite une forme entretenue de soupçon quant à un avenir incertain, qu'il faudrait refuser de l'entendre à propos de notre présent si pesant...
Mediapart avait déjà donné la parole à Tariq Ramadan l'an dernier. Il est persona non grata dans les médias. Il est unanimement décrié sans que personne ait pris la peine, par exemple, de lire son dernier essai paru en novembre : L'Islam et le réveil arabe (Presses du Châtelet). Il a pris le parti d'en rire en publiant sur son site une tribune ironique appelant, pour le compromettre, à voter Sarkozy. Mais l'heure n'est sans doute pas au sourire distancié, alors que la France se refuse, une fois de plus, à souffrir en son sein une religion minoritaire et vivace, sans qu'aucune leçon du passé ait été tirée – à propos des persécutions contre juifs et protestants...
Nous redonnons donc la parole à Tariq Ramadan.
Qu’est-ce qui vous semble à l’œuvre dans nos sociétés ?
Les problèmes sont si complexes, la crise économique et sociale si profonde, que pour éviter le sujet nous assistons à la production et à l’instrumentalisation d’un nouveau racisme marqué par l’islamophobie. C’est un phénomène profond, qui tient d’une vaste surdité collective touchant certains milieux européens : en Suisse, où j’habite, avec l’UDC de Christoph Blocher, mais aussi en Allemagne ou en Espagne, se diffuse un populisme dangereux, fondé sur une crise d’identité. L’UMP et le PS m’apparaissent comme deux partis qui démissionnent face aux fureurs populistes, tout comme face aux préoccupations sociales.
Les mettez-vous dans le même sac ?
Tous deux cèdent à cette diversion stratégique qui se développe sous nos yeux. Le PS ne pose pas de questions frontales, n'évite pas toujours la surenchère, s’avère certes un peu moins populiste que l’UMP, mais cherche aussi à gagner les voix de l’extrême droite. Il a, lui aussi, déserté la politique proprement dite, au profit de cette politique émotionnelle qui impose aujourd’hui sa tension.
Comment analysez-vous une telle sidération ?
Il s’agit d’une peur alimentée par des contradictions que seule une “France forte”, comme dirait notre ami, pourrait dépasser. Mais la France est fragile et accumule les contradictions au lieu de les assumer. La crise économique révèle chaque jour à quel point la France est instable par rapport à ses prétentions, incapable de prendre part aux mutations en cours, semée par l’Allemagne, bientôt cantonnée, nous annonce-t-on, aux destins espagnols et grecs. Ce n’est évidemment pas sans conséquence sur la perception de soi. Marine Le Pen joue sur le besoin de se recentrer qu’éprouvent beaucoup de Français, avec un discours qui fait mouche : nous nous sommes perdus dans l’euro, nous nous retrouverons dans le franc…
Votre prisme semble terriblement économique !
Attendez ! Les contradictions se conjuguent sur trois axes. Le deuxième touche aux discours incantatoires mais désormais inaudibles et inopérants de la France sur les Lumières, sur l’ouverture, sur la démocratie. Il y a un fossé phénoménal entre cette célébration rhétorique et la frilosité, la peur, le repli, le refus de l’immigration, le rêve de frontières interdisant l’accueil de l’autre et du différent. Voilà de quoi est faite la réalité. Quant à la laïcité à la française, espace de neutralité accueillante dans sa philosophie originelle, elle est aujourd’hui devenue un espace de fermeté qui exclut…
Or, et c’est la troisième contradiction, la France qui prétend entrer en résistance contre les cultures étrangères connaît la nécessité de leur présence. Sans jeunesse provenant de l'étranger, la France ne survivrait pas. Elle ne saurait se sauver en se fermant comme une huître et le sait bien, au fond d’elle-même… Confrontés à une telle situation, les responsables politiques, au lieu de faire face, s’enfoncent dans la gestion des peurs.
Votre propos ressemble au diagnostic naguère posé par l’Occident sur les nations arabo-musulmanes, complexées d’avoir manqué le train de l’histoire…
Il y a des symptômes identiques, entre divers pays, au nord comme au sud, englués dans des contradictions qui signalent une crise de civilisation. Mais le populisme occidental, non seulement en Europe mais en Amérique du Nord voire en Australie, procède d’une spécificité qui lui est propre : la stupeur de constater la fin – au profit de l’Asie – d’un pouvoir unilatéral. Et c’est au moment où s’impose la réciprocité dans les rapports internationaux, que l’Occident détecte la désintégration du mythe de son homogénéité culturelle : une telle perception a un siècle de retard et ne tient plus.
En France, il faut enfin admettre que l’unité de la République ne saurait se fonder sur l’uniformité culturelle, mais bien sur la diversité de et dans la nation. Et à ce stade, pendant que Nicolas Sarkozy court après un Front national qu’il a remis en selle à coup de débat funeste sur « l’identité nationale», le Parti socialiste se montre dans l’incapacité de proposer la moindre alternative.
Vous faites un constat de la démocratie assez accablant…
Ce n’est pas la démocratie que j’accable, mais les élites politiques incapables d’être à la hauteur des aspirations des peuples dont elles sont les mandataires. Je suis un démocrate, je défends les principes de la démocratie, mais pas le processus à l’œuvre sous nos yeux. Les responsables occidentaux ne connaissent pas les peuples qu’ils sont censés administrer. Ceux-ci se sont diversifiés à un point que ceux-là n’imaginent pas. Il faudrait donc que l’élite politique commence, elle aussi, à se bigarrer pour commencer à comprendre de quoi il retourne...
Enfin et surtout, les classes dirigeantes ne peuvent pas chanter sur tous les tons qu’il faut séparer le politique du religieux (ce qui me semble juste), tout en subissant de plein fouet, sans un commentaire indigné, la non séparation du politique et de l’économique ! C’est ainsi que les peuples se retrouvent gouvernés par des technocrates, au plus grand mépris des structures démocratiques escamotées. Et on ne devrait pas être choqué par un tel mouvement, anti-démocratique par excellence…
En un tel contexte, quel discours adressez-vous aux acteurs des « printemps arabes » ?
Le réveil arabe a soulevé une espérance qui mérite d’être ainsi encouragée : l’Occident a raison sur les principes mais tort sur les modèles ; à vous, donc, de trouver votre propre voie démocratique.