Source : www.mediapart.fr
Le septième « round » de négociations entre l'UE et les États-Unis a lieu cette semaine. Des deux côtés de l'Atlantique, les industries pharmaceutiques en attendent beaucoup. Washington voudrait aller jusqu'à négocier sur la fixation du prix des médicaments.
De notre envoyé spécial à Bruxelles. La décision peut sembler technique. Mais elle inquiète plus d'un spécialiste des questions de santé publique. Au sein de la commission européenne que présidera Jean-Claude Juncker dès novembre, les services liés au médicament, ainsi que l'Agence européenne du médicament (EMA), ne seront plus rattachés à la direction « SANCO » (santé et consommateurs), mais à la direction « Entreprises ».
Cette configuration a déjà été testée par le passé. Mais José Manuel Barroso, en 2009, avait décidé d'y mettre un terme, au soulagement des ONG et associations de santé. Sans surprise, ce retour en arrière a été fraîchement accueilli par nombre d'acteurs du secteur. « M. Juncker, le médicament n'est pas une marchandise », écrivent les publications Prescrire et British Medical Journal (lire la lettre ici), tandis qu'une vingtaine de collectifs européens de défense de la santé publique ont exhorté le Luxembourgeois, dans un autre courrier, à revenir sur sa décision.
Pas de quoi s'inquiéter, leur a répondu Juncker dans une lettre parvenue en fin de semaine dernière : « Je ferai en sorte que la santé publique soit au moins aussi importante, dans les politiques que nous menons, que les enjeux de marché intérieur. » Statu quo et fin de la polémique ? Probablement pas. Car ce réaménagement des services envoie un signal à un moment particulièrement tendu, sur fond de négociations en cours entre l'UE et les États-Unis pour un accord de libre-échange inédit (TTIP). Les industries pharmaceutiques en attendent beaucoup.
Les barrières commerciales sont pratiquement inexistantes sur les médicaments, de part et d'autre de l'Atlantique. Le futur traité, s'il entre en vigueur un jour, ne changera pas grand-chose de ce point de vue. Mais le TTIP devrait « renforcer les processus de collaboration existants », par exemple dans les procédures d'autorisation sur le marché des médicaments, ou encore des essais cliniques. Toujours « au profit de la sécurité des patients, de l'innovation et d'un meilleur rapport coût-efficacité », martèle la commission, qui anticipe d'importantes « économies d'échelle ».
Mais, alors qu'un septième « round » de négociations du TTIP s'est ouvert lundi dans le Maryland, les informations qui filtrent des premières discussions ont suscité de vives inquiétudes. En particulier sur un sujet très sensible : le prix des médicaments. « Le TTIP aura des implications lourdes sur l'accès aux médicaments pour certains citoyens », prédit Aliénor Devalière, du bureau européen de l'ONG Health Action International.

Tandis que la polémique sur le prix exorbitant d'une nouvelle molécule contre l'hépatite C, commercialisée par un laboratoire américain, bat son plein en Europe, et révèle l'absence de stratégie des Européens dans ce genre de situation, les négociations commerciales avec Washington pourraient en remettre une couche. « Le TTIP pourrait avoir un effet sur les prix de certains médicaments. D'abord parce qu'il existe des pressions de l'industrie, pour protéger encore davantage les monopoles sur les brevets, et retarder la mise en vente de génériques », assure Michèle Rivasi, une eurodéputée EELV, qui suit de près ces questions.
« Les États ont aussi la possibilité de faire jouer une clause d'urgence, qui peut faire sauter le monopole d'un médicament, dans certains cas. Ils y ont recouru de manière très rare, par exemple pour certaines trithérapies dans les traitements contre le sida, mais il est important que ce mécanisme soit maintenu », poursuit Michèle Rivasi.
Ces craintes se fondent sur des précédents d'envergure. En 2012, le laboratoire américain Eli Lilly a attaqué en justice les autorités canadiennes, profitant d'une clause d'arbitrage ad hoc intégrée dans l'Alena, l'accord de libre-échange nord-américain. L'industriel reproche au Canada d'avoir annulé ses brevets sur deux médicaments, pour permettre la commercialisation de génériques. Au nom de la défense des droits de propriété intellectuelle, il réclame des millions de dollars de compensation. L'affaire est en cours.
Mais ces enjeux ne se limitent pas aux seules questions de propriété intellectuelle. Plusieurs proches des discussions ont confirmé à Mediapart que les États-Unis espéraient inclure, dans le périmètre des négociations du TTIP, les procédures liées à la fixation des prix, et du montant du remboursement des médicaments. Cette revendication figure d'ailleurs en bonne place dans la liste qu'ont fait parvenir à Washington les professionnels de l'industrie américaine, dans un courrier de mai 2013 (lire page 5).
Dans un document symétrique, publié par l'EFPIA, qui représente, elle, les intérêts de l'industrie pharmaceutique européenne, il est également question de profiter des négociations en cours pour « mettre en place des méthodes de fixation des prix transparentes, qui peuvent être anticipées, et rendues dans les temps ».
Le précédent de l'accord avec la Corée du Sud
À première vue, cette revendication peut surprendre : les États membres de l'UE sont les seuls compétents pour fixer le prix et décider du remboursement, ou non, d'un nouveau médicament. En amont, en revanche, c'est l'Agence européenne du médicament qui délivre des autorisations de mise sur le marché, à l'échelle de l'UE. À peine l'Europe peut-elle tenter d'intervenir, pour jouer sur les délais de réponse des autorités sanitaires nationales, lorsqu'un nouveau médicament leur est soumis, pour qu'elles accélèrent la procédure.
En 2011, les fonctionnaires européens ont voulu réviser une vieille directive de 1988, qui n'a jamais été appliquée dans sa totalité, pour harmoniser la fixation des prix des médicaments à travers l'Europe. Le texte a été adopté par le Parlement. Mais les États membres, au sein du conseil, bloquent. Ils ne veulent pas entendre parler d'un texte qui les contraindrait sur ce sujet, un pilier des politiques de santé, qui reste une compétence exclusive des capitales.
La commission le sait très bien : ces enjeux du prix et du remboursement ne figurent pas dans le document publié par la commission, en mai 2014, qui fixe « la position de l'UE sur les produits pharmaceutiques » dans les négociations en cours. « Nous ne sommes pas en train de négocier le montant des remboursements. Notre position, c'est que nous avons déjà une directive (de 1988, ndlr), qui répond à ces questions. Une fois que l'on a dit cela, je ne peux pas vous dire que les États-Unis n'en feront pas une priorité dans ces discussions », a déclaré Ivone Kaizeler, chef de file des négociations pour la commission dans le secteur de la pharmacie, lors d'un débat à Bruxelles le 19 septembre.
Mais dans ce contexte incertain, la décision de Juncker de placer l'Agence européenne du médicament sous l'autorité de la direction « entreprises », au sein de la commission, laisse songeur. Aux yeux de certains, inclure ces enjeux dans les négociations commerciales avec les États-Unis serait une manière, pour la commission, de dépasser le blocage du conseil.
« Tout cela ne me surprend pas, commente Pierre Chirac, porte-parole du collectif Europe et médicament, et membre de la rédaction de Prescrire. Cela fait des années qu'aux États-Unis, les entreprises pharmaceutiques ont plus de pouvoir qu'en Europe. Et nous avons toujours senti une motivation pro-industrielle très forte, du côté de la commission de Bruxelles, pour donner à l'industrie européenne les avantages identiques à ceux de l'industrie américaine. L'argument de la santé publique arrive toujours à la fin. La commission européenne est très poreuse avec les lobbys de l'industrie pharmaceutique, bien plus que les autres institutions à Bruxelles, comme le conseil et le parlement. »
D'après nos informations, Washington a demandé aux Européens, lors d'une réunion de mars 2014, de prendre comme point de départ des discussions, pour le secteur pharmaceutique, les traités conclus, par les États-Unis d'un côté, et par l'UE de l'autre, avec la Corée du Sud. Les documents de l'industrie américaine y font d'ailleurs régulièrement référence.
La quasi-intégralité des discussions sur le TTIP sont confidentielles. À l'inverse, le texte de l'accord conclu entre Bruxelles et Séoul – entré en vigueur en 2011 – est lui, public. Et de l'avis de plusieurs experts joints par Mediapart, c'est précisément le texte, parmi les nombreux accords de libre-échange négociés par l'Union ces dernières années, qui va le plus loin, dans les concessions données à l'industrie pour intervenir sur les questions de prix et de remboursement. D'où les inquiétudes de plus en plus vives des professionnels du secteur, qui sentent se déployer, progressivement, l'offensive des États-Unis en la matière.
« Dans la directive européenne de 1988, les agences nationales sont au cœur de la démarche. Tandis que dans le traité de libre-échange négocié avec la Corée, l'industrie a beaucoup plus de poids. Même la formulation le montre, c'est une évolution inquiétante, qui plaira à l'industrie », décrypte Aliénor Devalière, de l'ONG HAI. Le texte avec la Corée alourdit par exemple la procédure, si une autorité nationale décide de refuser « en totalité ou en partie » l'augmentation du prix d'un médicament, à la demande d'un laboratoire (comparer sur ce point l'article 4.D dans l'annexe 2.D de l'accord avec la Corée de 2011, à comparer avec l'article 3.2 de la directive de 1988).
À ce stade des négociations, une contradiction émerge : pourquoi la commission, d'un côté, assure-t-elle que la directive de 1988 – et sa révision en chantier – suffit, à ses yeux, en matière de remboursement et de fixation des prix, et de l'autre, vient-elle de négocier ces dernières années des accords de libre-échange, comme celui avec la Corée du Sud, qui empiètent sur cette directive, et renforcent les marges de manœuvre des laboratoires dans ce secteur ?
À défaut de transparence sur les discussions qui se tiennent ces jours-ci dans le Maryland, les acteurs du secteur de la santé en sont donc réduits à ce genre d'exercice exotique : décrypter la portée d'obscures annexes négociées avec la Corée du Sud, et les comparer avec la directive européenne en vigueur aujourd'hui, pour appréhender l'ampleur des bouleversements que pourrait introduire le TTIP, et repérer d'éventuelles contradictions. On a le droit de trouver cela inquiétant.
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