A quoi ressemblera le régime syrien ?
Le parallèle avec l’issue des révolutions tunisienne et égyptienne est naturellement séduisant et il est probable qu’en cas de chute du régime de Bashar Al Assad, les mouvements islamo-conservateurs, dont les représentants sont aujourd’hui très présents dans les comités locaux de coordination, joueront un rôle-clé dans le futur équilibre politique syrien. Mais il serait regrettable de ne pas se pencher sur les dynamiques propres de la société syrienne : à la fois ses dynamiques sociodémographiques de moyen/long terme et les mutations familiales que la révolution est en train de provoquer de manière accélérée, notamment au sein des populations urbaines en Syrie.
Des évolutions sociodémographiques convergentes
Ces tendances sociodémographiques sont considérées comme les indicateurs avancées des mutations sociétales et politiques, en ce qu’elles traduisent progressivement une remise en cause de la prééminence du père sur la cellule familiale (puisque la jeune génération est plus éduquée que l’ancienne), de celle de l’ainé sur les cadets et un rôle croissant des femmes dans la famille et dans la société puisque celles-ci ont repris le contrôle de leurs décisions procréatrices. A cet égard, l’ensemble des évolutions sociodémographiques observées en Syrie depuis une dizaine d’années va dans le même sens : celui de l’atteinte de véritables points d’inflexion susceptibles de constituer les soubassements d’une remise en cause du primat patriarcal.
Ces évolutions sociodémographiques (dont beaucoup considèrent qu’elles ont contribué à faire le lit de la révolution syrienne et, à des degrés divers d’autres révolutions arabes, notamment en Tunisie) connaissent aujourd’hui une forme de cristallisation qui résulte à la fois de la durée du conflit, de l’ampleur de la mobilisation populaire et de la répression violente et méthodique orchestrée par la garde prétorienne du clan Al-Assad.
Ainsi, dans plusieurs grandes villes, et notamment à Damas, la mobilisation massive des jeunes et des femmes dans la révolution tend à déstabiliser les principes d’organisation de la structure familiale que les évolutions démographiques et sociologiques faisaient déjà vaciller depuis plusieurs années. Plusieurs facteurs s’agrègent et contribuent à accélérer cette mutation.
Un renversement de légitimité
Dans de nombreuses familles, les parents ont alors tenté de faire montre d’un surcroît d’autorité pour remettre dans le « droit chemin » leur progéniture et les dissuader de réitérer ces actes de désobéissance à la fois civile et familiale. Mais cette tentative de reprise en main s’est heurtée à la « dé-légitimation » politique de la génération précédente. Au nom de quoi leurs parents auraient-ils le droit de leur dicter un comportement politique adéquat alors même que la passivité dont ils avaient fait preuve pendant quarante ans les conduisait à léguer à ces mêmes enfants une Syrie bâillonnée, opprimée et livrée aux prébendes d’un clan ultra-minoritaire ? Comment justifier une telle apathie alors même que les révolutions tunisienne et égyptienne semblaient démontrer que la mobilisation massive et organisée de tout un peuple pouvait faire tomber les despotes ? La Syrie, berceau du califat et fer de lance du panarabisme allait-elle par lâcheté manquer le tournant historique du « printemps arabe » ?
L’intensification de la répression, le caractère ouvertement criminel des actes commis contre des manifestants pacifiques ont rendu la position défendue par les parents de plus en plus insoutenable sur le plan moral et ont conduit à des formes d’acceptation (souvent plus tacite qu’avouée) des démarches contestataires initiées par les jeunes.
La violence répressive comme rite de passage à l’âge adulte
Leurs parents ont peu subi la guerre, ils n’ont pas développé de conscience politique, alors que, à l’issue de quelques mois de répression, la jeune génération avait connu l’épreuve du feu : elle en savait désormais bien plus sur la noirceur de l’âme humaine après avoir été violentés par les shabiha, entassés dans des cellules surpeuplés et torturés par des bourreaux pendant des heures entières. Ils avaient découvert la trahison des uns, l’inexpugnable solidarité des autres et acquis ainsi une conscience aigüe de leur capacité d’action. Bien involontairement, l’horreur de la répression a conduit à une forme de rééquilibrage, voire de basculement du rapport de force au sein de la cellule familiale.
Des phénomènes de décohabitation inédits
Les femmes syriennes à l’avant-garde de la contestation politique
De nombreuses femmes syriennes – laïques ou voilées – font chaque jour la preuve d’un courage et d’une détermination exceptionnels qui a valeur d’exemplarité pour leurs filles, leurs sœurs, parfois même leurs mères. Il est fort probable qu’une fois la démocratie instaurée en Syrie, elles auront à cœur de rappeler l’ampleur de leur contribution à la révolution et la légitimité qu’elles y ont acquises au péril de leur vie. Nul ne pourra leur ôter ce droit à la parole, à la représentation et l’action politique si durement acquis.
En conclusion, il apparait que la longueur et la violence meurtrière de la révolution syrienne sont susceptibles de bouleverser non seulement les équilibres politiques mais aussi les schémas d’organisation familiaux au sein de la société syrienne. Au travers de la déstabilisation du schéma patriarcal, c’est toute une nouvelle éthique de responsabilité individuelle qui se fait jour et qui autorise chaque citoyen quelque soit son âge, son sexe ou sa confession à devenir un acteur politique légitime dès lors qu’il est en mesure de mener une action concrète, immédiate et dont les effets sont tangibles pour ses pairs et ses concitoyens. A cet égard, la révolution a fait imploser le rapport au temps qui prévalait dans la société syrienne ; le fatalisme et la tendance à la procrastination n’ont plus droit de cité : « malech boukhra » n’est plus une réponse acceptable. L’action immédiate est devenue un impératif vital : il faut agir tout de suite, réagir dès maintenant, changer de locaux avant que les moukhabarat n’interviennent, prévenir tel activiste car il est en danger de mort, organiser une chaîne de solidarité pour approvisionner en vivres, en argent ou en médicaments telle brigade de l’ASL ou tel hôpital de fortune …
Par-delà les crimes commis quotidiennement par un régime aux abois, par-delà les calculs cyniques de la géopolitique et les tentatives de récupération de la révolution par certains fondamentalistes, les mutations que connaît la société syrienne, et l’exigence de responsabilité qui caractérise l’esprit de la jeune génération syrienne, constituent des sources d’espoir pour l’avènement d’une future démocratie laïque et pluraliste en Syrie.