Aussitôt créés, aussitôt démantelés.
Dès les années 1920 et 1930 en Amérique Latine puis après la Seconde Guerre Mondiale pour l’Afrique et l’Asie, les pays du Tiers-Monde mettent en place les premiers jalons de leurs systèmes de protection sociale. |1| Ces systèmes encore largement embryonnaires s’inspirent alors des expériences européennes (celles des colonisateurs pour beaucoup) et développent des modèles de type assurantiel, appelés également modèles bismarckiens. Le financement de ces systèmes contributifs repose sur les cotisations de ses bénéficiaires. Cotiser s’avère donc obligatoire pour prétendre aux prestations sociales, dont les montants varient en fonction des rémunérations des salariés.
Après les indépendances, la poursuite et la consolidation des politiques publiques en matière de protection sociale apparaissent pour la « communauté internationale » comme une priorité. Le pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels de 1966 ainsi que la déclaration de l’assemblée générale de l’ONU sur « le développement et le progrès social » de 1969 reprennent ainsi les éléments fondamentaux du modèle social européen, à savoir la citoyenneté, l’universalité, la démarchandisation, la sécurité des revenus, la solidarité organique… |2|
Mais cet élan pour la protection sociale va très vite se heurter aux lois du néolibéralisme. La crise de la dette extérieure des pays du Tiers-Monde dans les années 80 constitue sans aucun doute le point de départ et surtout le prétexte à un démantèlement des systèmes sociaux via les plans d’ajustement structurel (PAS). Pour ne citer qu’un exemple de cette politique antisociale exigée par les institutions financières : le développement de fonds de retraite privés notamment en Amérique Latine mais aussi en Afrique du Sud.
Aujourd’hui, le déficit de sécurité sociale au Sud est béant. Si l’on considère d’abord le taux de couverture, c’est-à-dire la part de la population protégée, celui-ci peine à atteindre 10 % des travailleurs dans les pays les moins avancés |3| et oscille entre 20 et 60% dans les pays à revenus intermédiaires. |4| Mais il faut aussi prendre en compte la faible diversité des « risques » couverts, à la lumière des neuf socles prévus par l’Organisation International du Travail. |5| Dans beaucoup de pays du Sud et particulièrement en Afrique, les dispositifs de protection sociale se cantonnent en effet à la vieillesse, aux accidents du travail, à l’invalidité et à l’indemnisation des survivants. |6|
C’est dans ce contexte que la protection sociale réapparaît aujourd’hui sur l’agenda des grandes organisations internationales, qui préconisent son élargissement afin d’atténuer les effets de la crise et pour soutenir le développement des économies du Sud. Plus qu’un simple retour, la protection sociale fait l’objet d’un changement sémantique voire d’une véritable réhabilitation conceptuelle et idéologique. L’heure ne semble plus être à la promotion des droits économiques et sociaux, mais bien à la réduction de la pauvreté.
La généralisation des transferts monétaires.
L’incarnation la plus flagrante de ce nouvel élan pour la protection sociale et de sa transformation idéologique sous-jacente reste les programmes de transferts monétaires, qui se sont développés cette dernière décennie dans de nombreux pays du Sud. Cette nouvelle génération de mesures de sécurité sociale obéit à une logique assistancielle, dite également beveridgienne |7| car elles ne sont pas contributives. Ne bénéficiant qu’aux plus pauvres, les prestations sociales accordées (généralement plus faibles que celles des systèmes contributifs) le sont sous condition de ressources et sont financées via l’impôt. Au-delà des critères d’éligibilité, les transferts monétaires peuvent même être conditionnés. C’est le cas de la célèbre « Bolsa Familia » au Brésil, qui impose des contreparties en matière d’éducation, de santé et d’assistance sociale, notamment la scolarisation et la vaccination des enfants. La mise en œuvre de ces transferts monétaires soulève plusieurs difficultés et est loin d’être exempte de critiques, comme nous le montrent les différentes études de cas analysées dans l’avant dernier volet d’Alternatives Sud « Protection sociale au Sud. Les défis d’un nouvel élan ». |8|
A l’instar de tout ciblage administratif se pose en premier lieu la question de la pertinence et de la rigidité des critères mobilisés. Les risques d’exclusion voire d’inclusion injustifiées ont été soulevés par un rapport de l’International Poverty Centre qui a estimé que 70% des pauvres ont été exclus du programme mexicain « Oportunidades », tandis que 36% des bénéficiaires n’en avaient pas besoin. |9| La substitution de transferts monétaires à la distribution publique de denrées alimentaires de base, comme ce fut le cas en Inde, les exposent également aux fluctuations des prix et ainsi à une dévaluation de leur valeur réelle. |10| Toutefois, l’aspect le plus problématique de la mise en œuvre de transferts monétaires en Inde est qu’elle s’est faite au détriment des services publics. Alors que l’allocation d’une aide aux plus pauvres se devrait d’être une mesure complémentaire à une fourniture de services publics de qualité, force est de constater que l’insuffisance des budgets publics pousse les gouvernements à choisir entre transfert monétaire et fourniture de services publics. |11| A tel point que, dans de nombreuses situations, les transferts monétaires permettent juste aux plus pauvres d’accéder à des biens et des services gérés par le secteur privé. C’est le cas en Afrique du Sud, où les politiques sociales adoptées par l’African National Congress - dans la droite lignée du régime de l’apartheid - conjuguent une privatisation des services publics (appliquant le principe de recouvrement des coûts) avec l’octroi d’allocations publiques aux plus pauvres. |12| La politique du « Free Basic Services » offre 6m3 d’eau à un ménage chaque mois mais les compteurs demeurent prépayés et les prix très élevés pour tout m3 supplémentaire consommé. Aux mains de fournisseurs privés, et notamment de la multinationale française Suez, le prix de l’eau au m3 a doublé entre 1997 et 2004 à Durban et les déconnexions se sont multipliées. |13| Les transferts monétaires peuvent donc être utilisés comme un rouage du néolibéralisme, assurant plus de débouchés à des services publics privatisés.
La protection sociale selon la Banque mondiale.
Dès les années 1990, la réduction de la pauvreté devient le fer de lance des politiques internationales au premier rang desquelles celles de la Banque mondiale. Si à cette époque la protection sociale n’est pas considérée comme une solution potentielle (voire même comme un poids dont n’a pas à s’encombrer l’Etat), elle le devient à partir des années 2000. Aux antipodes de la sécurité sociale promue par le Conseil National de la Résistance en France au lendemain de la Seconde guerre mondiale ou par le pacte de 1966 sur les droits économiques, sociaux et culturels, cette « nouvelle sécurité sociale » se cantonne à une protection a minima et ciblée, entendant simplement réduire la pauvreté. Le changement s’avère donc d’ampleur. La protection sociale n’est plus censée assurer une sécurité de revenus pour tous et permettre une émancipation individuelle et collective, mais se doit avant tout de soutenir la demande et la productivité économiques pour in fine accroître la croissance. Ce vœu libéral peut très bien passer par l’élargissement de la sécurité sociale, si celle-ci consiste à améliorer la résilience des plus pauvres, en leur permettant de mieux gérer les risques auxquels ils doivent faire face. La protection sociale n’a donc plus besoin d’être universelle, mais reste circonscrite à ceux qui en ont le plus besoin (et qui les méritent…). Bref, la protection sociale n’est plus envisagée comme un droit collectif et universel, mais comme un investissement sur les plus pauvres censé engendrer des gains économiques. Elle se limite à la réduction (voire à la gestion) de la pauvreté, n’entendant plus s’attaquer à ses racines : la répartition des richesses.
Bien entendu, cette vision proposée notamment par la Banque mondiale ne fait pas pleinement consensus au sein des organisations internationales, qui ne suivent pas toutes la même logique, comme le montrent les analyses de Francine Mestrum. |14| Si l’OIT et l’ONU mettent aussi l’accent sur les avantages économiques, elles conservent une lecture de la protection sociale en termes de droit et préconisent son élargissement aussi bien verticalement qu’horizontalement. |15| Toutefois, la position de l’OIT demeure ambiguë sur cette question, car elle reste muette sur les modalités concrètes de mise en œuvre de ce droit à la protection sociale, se limitant par défaut à un ciblage sur les plus pauvres voire à des prestations conditionnées. L’institution marche d’autant plus sur des œufs qu’elle collabore étroitement avec la Banque mondiale, sur des sujets connexes tels que le Doing Business, |16| ou publie en 2013 un rapport sur le rôle que les multinationales pourraient jouer dans l’extension de la protection social via la RSE (Responsabilité Sociale des Entreprise). |17|
L’efficacité des transferts monétaires à enrayer la pauvreté dans les pays où ils ont été mis en œuvre ne semble pas faire l’unanimité. Gardons-nous cependant ici de tirer à boulets rouges sur ces programmes en tant que tels, mais soulignons du moins que leur utilisation actuelle atteste de la construction d’un paradigme néolibéral de la protection sociale. Les transferts monétaires peuvent tout à fait avoir des effets positifs et être au service d’une véritable politique de protection sociale à condition d’être déployés en tant que complément d’un système social complet et de services publics de qualité. Ils s’avèrent d’autant plus essentiels dans les pays du Sud, où demeure l’épineuse question de la prise en charge des travailleurs du secteur informel.
Les PAS : prérequis à cette nouvelle sécurité sociale ?
Les plans d’ajustements structurels ont largement alimenté cette nouvelle vision de la protection sociale et sa mise en œuvre via les transferts monétaires et cela du fait de plusieurs facteurs. D’abord les PAS ont fait augmenter le chômage, ce qui a amplifié l’emploi informel et donc limité la portée des systèmes contributifs mis en place dans les années 50, notamment en Afrique. Le développement de dispositifs non contributifs est ainsi apparu comme une réponse à la chute du taux de couverture. |18|
De plus, l’assainissement des dépenses publiques et les coupes dans les budgets sociaux amènent les gouvernements à faire des choix entre différentes politiques sociales, ce qui s’est traduit par une focalisation des dépenses sur des programmes d’assistance sociale ciblée. |19| Enfin, les conséquences désastreuses des PAS sur le tissu social des pays endettés ont nourri l’idée d’une intervention publique subsidiaire auprès des populations les plus touchées, une logique urgentiste où il s’agissait (faute de mieux) de stopper l’hémorragie.
Tout se passe comme si les PAS avaient démantelé les politiques sociales du Sud pour ouvrir la brèche à cette « nouvelle protection sociale » propice à l’accomplissement des objectifs néolibéraux. Quid alors du démantèlement de la protection sociale en Europe ? Démanteler pour réorienter la logique : le processus semble également en marche en Europe, où l’UE parle « d’investissements sociaux » afin d’améliorer le « capital humain », excluant donc de fait les politiques sociales non « rentables ». |20| Et cela parallèlement à la destruction des États providence qu’elle orchestre. La nouvelle génération de transferts monétaires se développe d’ailleurs également dans les pays du Nord. S’inspirant de son homologue mexicain, le programme « Opportunity NYC » mis en place à partir de 2007 dans la ville de New York permet à des familles modestes de toucher des prestations supplémentaires si elles répondent à certains objectifs en termes d’éducation, de travail et de couverture santé. 50 dollars octroyés pour la possession d’une carte de bibliothèque ou encore 25 dollars si le ménage assiste aux réunions parents-professeurs. |21|
La construction d’un « nouveau paradigme social est donc en cours d’élaboration » au Nord comme au Sud. |22| Pour contrer ce phénomène et faire valoir nos droits à une protection sociale, il est urgent de déprivatiser les services publics, refuser les politiques d’austérité et le paiement des dettes illégitimes au Sud comme au Nord.