1 100, comme le dit le syndicat Unsa ? 1 500, comme semble le penser plutôt FO ? Peut-être jusqu’à 2 000 comme le pronostiquent certains ? Un étrange jeu de devinettes s’est instauré chez SFR, en attendant le comité central d’entreprise prévu mercredi 28 novembre. Chacun y va de son pronostic mais tous sont d’accord au moins sur un point, il faut s’attendre au pire : le plan de départs volontaires, qui va être présenté par la direction du groupe de télécommunications mercredi, s’annonce massif.
L’abattement a saisi l’entreprise. Depuis des mois, les 10 000 salariés du groupe assistent impuissants au naufrage de leur maison. Ils ne reconnaissent plus leur groupe. La nouvelle direction paraît se cantonner à une position d'attente pour faire monter les enchères et trouver un repreneur qui acceptera de racheter le plus cher possible la société. Pour le reste, tout leur univers semble s’être écroulé. SFR tel qu’ils l’ont connu a vécu.
« Pour moi, SFR, c’est fini », dit un cadre prêt à raccrocher dès que les mesures de départ seront connues. Les syndicats s’attendent à ce que de nombreuses personnes saisissent l’occasion du plan de départs volontaires. Car tous ne se font aucune illusion. Ce plan qui devrait d’abord viser les activités commerciales et de marketing n’est sans doute que le premier d’une très longue série. D’autres suivront qui risquent de défaire peu à peu l’ensemble du groupe.
Impuissants, les syndicats ont la satisfaction amère d’avoir eu raison dans leurs plus sombres prédictions. Dès 2009, lors de l’annonce d’une quatrième licence de téléphonie mobile en France, ceux-ci avaient dénoncé le danger d’une explosion du secteur. « Plusieurs rapports récents démontrent que la présence de quatre opérateurs mobiles ou plus, demandée par la Commission européenne dans les grands pays d'Europe, n'est pas viable économiquement », avaient écrit l’Unsa et la CGE de France Télécom. « Cela ne peut entraîner que des suppressions d’emploi, des délocalisations, des pertes d’investissement », avait prédit dans des communiqués communs l’ensemble des syndicats du secteur. Salariés, sous-traitants, fabricants d’équipements, affiliés, tous allaient payer au prix fort cette décision mortifère, qui n’apporterait aucun bénéfice, avaient-ils averti.
Depuis le lancement en janvier de Free mobile, qui a obtenu la quatrième licence, la réaction en chaîne redoutée par les syndicats est en train de faire écrouler le secteur. Bouygues Télécom a annoncé la suppression de plus de 500 emplois et s’attend à perdre de l’argent pendant plusieurs années. Orange s’apprête à faire disparaître plus de 2 000 emplois – « sans licenciement », s’est engagé le groupe – dans la téléphonie mobile et à revoir toute l’économie de sa branche.
Si les déboires d’Alcatel-Lucent en France ne sont pas tous liés au problème de la déstabilisation de l’activité mobile en France, elle y participe. Les fabricants d’équipements et de logiciels ont vu leurs débouchés s’évanouir en quelques mois, tandis que les chaînes de magasins spécialisées dans la vente de portables et d’équipements de télécommunications se préparent à fermer nombre de points de vente dans toute la France. La publicité, si présente depuis le lancement du mobile dans les années 1990 et devenue grande pourvoyeuse de recettes pour la presse, a quant à elle quasiment disparu.
Et maintenant, c’est au tour de SFR. Contre toute attente, le deuxième groupe de téléphonie mobile en France est peut-être celui qui est le plus atteint. Il ne s’attendait pas à une concurrence agressive et destructrice. En quelques semaines après le lancement de Free mobile et ses offres à 2 et 20 euros, le groupe a explosé. Son PDG, Franck Esser, qui dirigeait SFR depuis douze ans, a démissionné. Une partie de l’équipe de direction a volé en éclats. Jean-Bernard Lévy, président de directoire de Vivendi, la maison mère de SFR, a été poussé vers la sortie.
Il a fallu attendre près de cinq mois pour que Vivendi désigne Stéphane Roussel, jusqu’alors directeur des ressources humaines de SFR pour prendre la succession de Franck Esser à la tête du groupe. En son sein, ce choix a vite été lu comme la décision d’un groupe qui s’apprête à engager des plans sociaux et à se vendre plutôt que le choix d’une entreprise décidée à se battre et à répliquer. L’impression n’a guère été démentie par la suite. « Sa mission est juste de rendre la mariée plus belle avant de la vendre. Pour le reste, il a l’air totalement serein sur son avenir qui semble assuré », relève un salarié.
En pleine tourmente, les salariés ont vu la direction générale partir en vacances en août. Elle semble continuer à mener grand train. Ces dernières semaines, ce fut un départ en jet privé à Marrakech à l’invitation de Jean-René Foutou pour participer à un séminaire de réflexion dans son riad marocain. Jean-François Dubos, pilier de Vivendi depuis trente ans devenu président du groupe après l’éviction de Jean-Bernard Lévy, sèche, pour sa part, souvent les réunions : les télécoms n’ont guère l’air de le passionner.
Pourtant, cela reste encore la principale source de revenus et de profits du groupe. Mais l’intérêt n’y est plus. En quelques mois, Vivendi – comme Bouygues et Orange – a vu tout son modèle s’effondrer. « Le marché de la téléphonie mobile en France est arrivé à son point de maturité. Avec près de 60 millions d’abonnés, il est illusoire d’essayer de gagner de nouvelles parts de marché en tablant sur la croissance. Il était évident qu’une concurrence plus agressive par les prix allait se mettre en place, chacun essayant de prendre des clients à l’autre. Mais en décidant d’amener un quatrième concurrent, l’Arcep (l’autorité de régulation des communications électroniques et des postes) a dynamité le processus. On s’est tous retrouvés du jour au lendemain plongés dans un combat à mort », explique un cadre de SFR.
« Le changement réglementaire de l’Arcep provoque une destruction sans précédent », souligne un connaisseur du dossier. « Jusqu’alors, le régulateur avait décidé de régir la concurrence dans le secteur par les investissements dans les infrastructures et les réseaux. Il a laissé prospérer l’opacité et les ententes sans s’en soucier. Aujourd’hui, il a changé radicalement de doctrine et prône au contraire la mutualisation des réseaux, en poussant notamment Orange à louer ses réseaux à Free. Du coup, les marchés financiers en ont déduit que les réseaux, qui ont pourtant une valeur bien réelle, ne valaient plus rien, tandis qu’ils valorisent le portefeuille client, même s’il n’y a aucun revenu. »
Pour les adeptes de Schumpeter et de la « destruction créatrice », la disparition d’emplois et d’usines, de savoir-faire et de technique, n’est sans doute rien. Elle s’inscrit dans le cycle « fécond » du renouveau. Mais feront-ils le même constat pour la seule chose qui mérite attention à leurs yeux : l’argent ? En quelques mois, par le seul trait de plume du régulateur, France Télécom, la maison mère d’Orange, a vu se volatiliser quelque 7 milliards d’euros de capitalisation boursière, Bouygues plus de 2,5, Vivendi près de 4 avant que le groupe n'annonce son plan de scission qui lui a permis de se rétablir partiellement.
Iliad, la maison mère de Free, fort de ses 4 millions de nouveaux abonnés, dont la moitié au moins à perte, selon les estimations, a enregistré un bond de 40 % de sa capitalisation boursière à 8 milliards d’euros, depuis le début de l’année.