Source : www.mediapart.fr
Pourquoi la société française a-t-elle si bien accepté le nucléaire ? Pour la chercheuse Sezin Topçu, c’est le résultat de stratégies très efficaces : la politique du fait accompli et l’art de gouverner par le secret.
Comment expliquer la suprématie de l’atome dans le système de production d’électricité en France alors que l’opposition au nucléaire fut ici, dans les années 1970, l’une des plus importantes d’Europe ? Pour l’historienne et sociologue des sciences Sezin Topçu, l’exception nucléaire française ne doit rien au hasard. Elle ne tient pas non plus à une appétence singulière du peuple français pour l’énergie radioactive. Elle est au contraire le résultat de stratégies redoutablement efficaces : la politique du fait accompli et l’art de gouverner par le secret. D’abord conçu dans le secret des cercles militaires, le programme « tout électrique, tout nucléaire » a été mis en place dans les années 1970 avec une célérité qui ne laissa pas le temps au grand public de prendre conscience de la portée du choix énergétique qui était en train de se faire.
Mais ce sont sans doute les chapitres que Sezin Topçu consacre aux années 1980 et 90 qui sont les plus instructifs et les plus surprenants : la chercheuse y décrit comment l’industrie du nucléaire a excellé à développer une forme de « gouvernement par le secret ». Empruntant à l’œuvre du philosophe Michel Foucault, elle explique comment les nucléocrates ont réussi à contrôler leurs critiques, en les focalisant sur l’enjeu de l’accès à l’information. L’accident de Tchernobyl en est l’un des points d’acmé. Après les déclarations aberrantes de Pierre Pellerin, directeur du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI), expliquant à la télévision que le nuage radioactif s’était arrêté aux frontières de l’Hexagone, les antinucléaires hurlent et réclament l’accès à une information décente concernant l’exposition à la radioactivité.
À partir de la fin des années 1980, une bonne part de leur lutte et de leur énergie est consacrée à l’obtention de données : sur la composition des rejets liquides et gazeux des réacteurs, sur le traitement des déchets… Et plus beaucoup dirigée contre le système nucléaire, ses dangers, le casse-tête des déchets. Dans le même temps, l’État et EDF se lancent dans une grande stratégie d’ouverture et de discussion avec la société civile. Des comités locaux d’information se créent, des débats publics s’organisent : ils mobilisent les militants associatifs, souvent bénévoles, qui s’épuisent en réunions sans véritable prise sur le processus de décision. Cette histoire de l’acceptation sociale du nucléaire n’avait jamais été écrite. La lecture de ce livre original et foisonnant se révèle édifiante.

Sezin Topçu, La France nucléaire, l’art de gouverner une technologie contestée, Seuil, 349 p., 21 euros.
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