Longtemps, Beppe Grillo, l'ancien comique et fondateur du Mouvement 5 étoiles, les a tenus cachés, loin des caméras et des micros. Interdiction de parler dans les débats télévisés sous peine d'excommunication. "La télé, c'est votre point G !", hurlait-il à celles et ceux qui ont tenté d'enfreindre l'interdiction. Depuis lundi 25 février et le spectaculaire résultat de sa liste à la Chambre des députés comme au Sénat, les "grillini" sont enfin devenus visibles – ils seront 162, au total, au Parlement.
C'est eux, ces jeunes pousses qui ont grandi dans son ombre jalouse, tout en profitant de son abattage, qui doivent le représenter. Beppe Grillo, condamné pour "homicide" dans un accident de voiture qui a causé la mort de trois personnes, ne pouvant entrer dans les institutions politiques en raison des règles d'honnêteté qu'il a lui même édictées, les voilà désormais seuls en scène. De leur leader, on connaissait les talents de bateleur et les propositions démagogiques (salaire citoyen de 1 000 euros pour tous, semaine de travail de 20 heures, etc.), mais eux ?
Qui sont-ils ? D'où viennent-ils ? Luca Frusone, originaire de Frosinone (Latium), ne s'attendait pas à devenir onorevole ("honorable"), comme les Italiens appellent leurs parlementaires. A 27 ans, célibataire, il pensait pouvoir terminer sa thèse de droit sur "L'idée de dignité humaine dans les arrêts de la Cour suprême américaine". Il pensait émigrer aux Etats-Unis ou en Amérique du Sud, comme de nombreux jeunes Italiens qui ne trouvent pas de travail correspondant à leurs qualifications. "C'est sûr, ma vie va changer", explique-t-il.
Le droit international devra attendre. Engagé en politique dès la naissance du Mouvement 5 Etoiles en 2009, voilà plusieurs mois que Luca se prépare et potasse le manuel du parfait député. Il a suivi des séminaires, rencontré des économistes, s'est documenté sur Internet. "De toute façon, dit-il, je connais mieux le Parlement que ceux qui en font partie. A chaque fois que j'ai été confronté à un débat avec des élus, je me suis rendu compte qu'ils ne connaissaient rien sur les questions d'environnement ou même d'économie."
UN DANGER, LES GRILLINI ? "LE PARFUM DU POUVOIR LES CHANGERA"
Les "grillini" n'ont souvent rien à voir avec Beppe Grillo. Ce dernier se veut le "porte-voix" de ces hommes et femmes, souvent très jeunes, qui entreront par dizaines au Parlement. Ils sont aussi discrets et timides que leur leader est volubile. Politisés, mais pas politiciens, ils tiennent la droite et la gauche dans la même suspicion. Ils refusent les alliances sur tapis vert, mais se disent déjà disponibles au soutien au coup par coup.
"Si une loi est bonne, nous la voterons, explique Marta Grande, elle aussi nouvelle élue. Nous n'aurons aucun problème à voter les idées justes comme la baisse du coût de la politique, la diminution du salaire des parlementaires ou l'arrêt de la course aux armements."
Dans son programme, le Mouvement 5 Etoiles propose une indemnité de 5 000 euros brut pour les parlementaires, soit un peu moins du tiers de ce que perçoivent les élus italiens, les mieux payés d'Europe. En Sicile, les conseillers régionaux du mouvement élu en novembre 2011 se sont déjà appliqué cette règle. "Si l'Italie est ingouvernable, ce ne sera pas de notre faute", ajoute-t-elle avec l'assurance d'un vieux briscard prêt à faire retomber sur l'autre la responsabilité d'un accord manqué.
Qualifiés "d'antipolitiques" parce qu'ils voulaient renvoyer les politiciens professionnels a casa ("à la maison"), les voilà dorénavant installés dans la cabine de commandement de la République. Pour la détruire ? "Arrêtez de parler de nous comme ça !, se défend Giancarlo Cancelleri, élu en Sicile. Les voix que nous avons recueillies vont bien au-delà d'un vote de protestation. Désormais, nous sommes une force de proposition."
Déjà, les observateurs tremblent. Il y a ceux comme Aldo Cazzullo, journaliste politique du quotidien conservateur le Corriere della Sera, qui imagine les "grillini" filmer avec leur téléphone portable les débats des commissions pour les diffuser aussitôt sur Internet, le seul vecteur de communication de ce parti sans structure ni siège. D'autres, comme le politologue Piero Ignazi, parient, au contraire, sur leur "institutionnalisation". "Leur leader, explique-t-il, ne pouvant être présent au Parlement, chaque élu va devoir voter les lois en son âme et conscience. Le parfum du pouvoir les changera."
Luca Frusone, lui, a bien réfléchi. Pour la séance d'ouverture de la chambre des députés, il mettra une cravate. "Nous ne sommes pas des "aliens", quand même." Un bon signe ?