La justice russe est en train d'achever de se déconsidérer, montrant combien sa dépendance totale aux autorités et l'incompétence de bon nombre de ses magistrats représentent un réel danger pour la société. Le jugement rendu en appel, ce mardi, par le tribunal de Smolensk (à 400 kilomètres à l'ouest de Moscou), est venu surprendre par sa virulence jusqu'aux soutiens fidèles du régime Poutine. Excès de zèle d'un juge obtus ? Peut-être. Mais le fait est que la Russie a aujourd'hui une prisonnière politique de plus…
Elle s'appelle Taisiya Osipova. Cette jeune femme de 28 ans, mère d'une fille de 5 ans et malade du diabète, a été condamnée en appel à huit ans de prison pour détention et trafic de drogue. Vendredi, le procureur avait demandé une peine de quatre ans de prison au terme d'une audience qui avait mis en pièces les divers éléments de l'accusation. Taisiya Osipova avait été condamnée en première instance, en décembre 2011, à dix ans de prison. L'affaire avait alors fait tellement de bruit que le président russe de l'époque, Dmitri Medvedev, avait qualifié la sentence de « particulièrement dure ». En février, la justice avait alors décidé de rejuger l'affaire, tandis qu'une plainte d'Osipova était jugée recevable devant la Cour européenne des droits de l'homme…
Taisiya Osipova avait été arrêtée à son domicile de Smolensk en décembre 2010. Les policiers y avaient trouvé quatre grammes d'héroïne, preuve évidente, devait ensuite soutenir le procureur, d'un trafic savamment organisé. La jeune femme a toujours expliqué qu'il s'agissait là d'un règlement de comptes politique, les policiers ayant eux-mêmes placé la drogue dans son logement. Les autorités se vengeaient ainsi de son refus de collaborer et de donner des informations sur ses engagements politiques et ceux de son compagnon.
Car depuis le début des années 2000, Taisiya Osipova a milité au parti national-bolchevique, ce mouvement créé par l'écrivain Edouard Limonov et qui a évolué d'un ultra-nationalisme radical à une critique déchaînée du régime Poutine. Emprisonné durant trois ans au début des années 2000, Edouard Limonov est depuis 2006 l'un des dirigeants de l'Autre Russie, une coalition de plusieurs mouvements (nationalistes, libéraux, démocrates, etc. – le site en anglais peut être consulté ici).
L'écrivain ne voit dans cette condamnation que la logique implacable d'un régime tenant par la répression. Se déclarant « pas surpris par cette condamnation », Limonov regrette juste qu'un autre procès, celui des chanteuses du groupe Pussy Riot, finalement condamnées voilà quelques jours à deux ans de prison, ait éclipsé le procès de Smolensk (lire également sous l'onglet “Prolonger”).
« Osipova a elle aussi un jeune enfant. Et qui plus est, elle est malade. Mais nous ne sommes pas le parti des bourgeois, nous sommes par nature socialistes. C'est pour cela que les médias occidentaux ont ignoré l'affaire Osipova. Sa condamnation n'est pas seulement politique, c'est aussi une horrible vengeance », a ajouté l'écrivain. De son côté, une autre figure de l'opposition, Sergueï Udaltsov, a dénoncé « un triomphe du cynisme et de l'illégalité », tandis que Mikhaïl Fedotov, président d'un organisme du Kremlin intitulé “Conseil présidentiel des droits de l'homme”, ne trouvait que cette étrange formule pour caractériser la sentence : « Une erreur légale. »
Le mari de Taisiya Osipova, Serguei Fomchenkov, est l'un des responsables les plus actifs de l'opposition au Kremlin. Membre du comité exécutif de l'Autre Russie, qui a organisé depuis 2007 de nombreuses “marches du désaccord” dans tout le pays, il est décrit comme la véritable cible du pouvoir. Tous les groupes et associations de défense des droits de l'homme, qui ont pris la défense de la jeune femme, ont expliqué combien, en montant cette affaire, les autorités ont voulu peser, voire neutraliser Fomchenkov.
La condamnation de mardi risque ainsi d'avoir, en Russie même, un impact encore plus fort que celle des chanteuses de Pussy Riot. Car le procès a mis en évidence l'absence de preuves, voire les falsifications policières. Ainsi, des témoins convoqués par les policiers à la perquisition du domicile ont reconnu avoir subi des pressions. Plus exceptionnel encore : le tribunal a accepté de recevoir le récit d'un témoin qui, après s'être soumis au détecteur de mensonge, a expliqué comment il avait vu les policiers placer la drogue dans le logement d'Osipova.
Cette condamnation définitive alourdit encore l'atmosphère en Russie, où deux autres membres du groupe Pussy Riot sont activement recherchées (elles auraient fui à l'étranger pour échapper à leur condamnation). Dès mardi, le site internet d'information Gazeta.ru se lançait dans une critique du pouvoir, inhabituelle par sa virulence : « En punissant cette femme, les autorités ne font pas que détruire sa vie, elles veulent faire savoir à la société qu'il n'est pas question de défendre ceux qui sont accusés. Et plus ils auront de supporters, plus les condamnations seront lourdes. Poutine montre qu'il n'est pas Medvedev et que les autorités continueront à utiliser la justice pour combattre tout ce qui n'est pas conforme. »
Pour le journaliste russe Alexander Golts, par ailleurs spécialiste renommé des questions de défense, « nous assistons actuellement à une radicalisation brutale du Kremlin. L'affaire Pussy Riot suggère que Poutine est prêt à faire absolument n'importe quoi pour rester au pouvoir ».
Cette radicalisation tient bien sûr à l'émergence, depuis l'hiver 2011 et l'élection présidentielle de mars, d'une opposition multiforme, certes inorganisée mais largement soutenue par les classes moyennes des grands centres urbains et les jeunes. Depuis sa réélection, Vladimir Poutine a fait prendre toute une série de mesures visant à contenir ou interdire ces oppositions. Mais cette nouvelle virulence n'est pas étrangère non plus à ce que l'on appelle aux États-Unis le “Magnitski Act”, du nom de cet avocat russe massacré dans une cellule de police, meurtre commandité par des milieux d'affaires avec la complicité de la justice et de la police, les autorités ayant ensuite pris grand soin d'étouffer l'affaire.
Or le Congrès américain pourrait adopter dans les mois qui viennent (la Chambre des représentants l'a déjà fait) une résolution visant à interdire de séjour et à sanctionner financièrement une cinquantaine de hauts responsables russes liés à cette affaire, dont de nombreux proches de Vladimir Poutine. « Signé par Barack Obama, ce Magnitski Act reviendrait à faire de Poutine et de ses élites régnantes une bande de criminels », note Alexander Golts…
De plus en plus isolé sur la scène internationale, Vladimir Poutine a pris soin de rapidement reprendre en main tous les leviers du pouvoir pour ne pas laisser le doute grandir dans les sommets de l'État. Ainsi, en quelques semaines, plusieurs dirigeants de l'opposition (dont l'ancien champion d'échecs Garry Kasparov) ont été arrêtés et inculpés pour des motifs divers ; leurs appartements et bureaux perquisitionnés. Mesures renforçant le contrôle d'Internet ; loi renforçant les contrôles sur les ONG bénéficiant de financements étrangers ; loi criminalisant certains slogans hostiles au pouvoir et alourdissant les amendes pouvant frapper les organisateurs de manifestations…
Mais, à ce jour, cette répression semble d'abord desservir le pouvoir, dont elle achève de ruiner l'image. La société russe n'a sans doute jamais été aussi mobilisée, dans les villes à tout le moins, depuis la chute de l'URSS. De nouvelles manifestations sont programmées cet automne. Sur les réseaux sociaux et Internet, les paroles se libèrent, les projets émergent et des centaines de collectifs citoyens prennent forme dans le plus grand désordre mais avec un objectif commun : tourner la page Poutine.
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