La Russie est sens dessus dessous. Jamais depuis les années de la perestroïka et la fin de l’URSS, le pays n’a connu de telles mobilisations et de tels débats. Depuis maintenant deux mois se développe dans les grandes villes du pays une mobilisation citoyenne inédite qui ne demande pas seulement le départ de Vladimir Poutine mais aussi des réformes radicales du système politique et économique.
Ces mouvements d’opposition ont largement réussi leur pari ce samedi 4 février. Malgré un froid polaire (– 20°C à Moscou), environ 100.000 personnes se sont réunies à deux pas des murailles du Kremlin pour demander « des élections propres » et la démission de Vladimir Poutine.
La surprise est aussi venue du reste du pays. Des manifestations ont eu lieu dans de nombreuses villes, à Magadan, à Khabarovsk, dans l’extrême orient russe, à Ekaterinbourg et dans plusieurs villes de Sibérie : elles ont rassemblé de quelques centaines à plusieurs milliers de personnes, ce qui est inédit.
Mais c’est évidemment à Moscou que se concentraient les regards après les deux manifestations des 10 et 24 décembre qui avaient largement surpris le pouvoir. Dans une zone bouclée par la police, que les manifestants pouvaient rejoindre en passant sous des portiques de détection d’armes ou objets métalliques, environ 100.000 personnes se sont retrouvées pour un meeting de 1h30.
A la tribune se sont succédé personnalités et leaders de la multitude de mouvements et associations qui constituent aujourd’hui cette galaxie contestataire. « Nous sommes très différents, mais nous sommes ensemble pour demander la liberté et le droit. Nous aimons notre pays, nous ne sommes ni staliniens, ni fascistes, ni américains, nous sommes des Russes qui voulont la liberté », a déclaré Grigori Iavlinski, le leader du petit parti libéral Iabloko, dont la candidature à l’élection présidentielle de 4 mars vient d’être rejetée par la commission électorale.
Ancien député, Vladimir Rijkov a dénoncé le « refus du pouvoir de négocier » et appelé à la démission de Vladimir Poutine. Olga Romanova, responsable d’une association d’aide aux prisonniers, a demandé la libération de « tous les prisonniers politiques » et de tous ceux injustement emprisonnés « pour rien, pour des raisons d’argent, parce qu’on a voulu leur prendre leur business ». Etat de droit, justice indépendante, fin de la corruption : les appels se sont multipliés.
Pour ne pas laisser la capitale à l’opposition, le pouvoir avait favorisé la tenue d’une contre-manifestation qui a rassemblé, selon les décomptes de plusieurs journalistes russes, entre 25.000 et 30.000 personnes. Cela a permis au ministère russe de l’intérieur de jongler avec les chiffres : les « anti-orange » ou pro-Poutine auraient été près de 100.000 tandis que l’opposition n’aurait réuni que 23.000 personnes... Selon les récits de plusieurs journalistes, beaucoup de ces manifestants pro-Poutine avaient été réquisitionnés, vivement encouragés à venir par leur patron ou leur chef de service (lire également en page 2 de cet article).
En fin de meeting, une résolution adoptée par acclamation a résumé les demandes aujourd’hui faites par l’opposition : libération des prisonniers injustement détenus ; nouvelles élections législatives ; réformes politiques pour autoriser « l’enregistrement » des partis d’opposition ; élections propres et observateurs indépendants dans les bureaux de vote ; fin de la censure et de la mise sous tutelle des médias d’Etat. « Et enfin, a clamé Vladimir Rijkov sous les applaudissements, pas une seule voix pour Poutine le 4 mars. »
Face à ce déchaînement de débats, de revendications, de critiques, que les médias d’Etat relaient timidement – ce qui est nouveau –, le pouvoir vacille. Car tout cela ne se passe plus seulement sur Internet, mais aussi dans les médias locaux, dans les rues, les entreprises et les universités.
Et c’est l’autre élément nouveau de ces dernières semaines : Vladimir Poutine est sur la défensive, il se débat, mène campagne, parle et explique. Ce qui n’était nullement prévu au programme lorsqu’en septembre dernier, l’actuel président Medvedev annonçait qu’il céderait son siège à Poutine pour lui-même reprendre sa place de premier ministre.
Ce « roque », que l’élection présidentielle du 4 mars devait entériner et qui laissait entrevoir un Vladimir Poutine au Kremlin jusqu’en 2024 (!), a fait basculer le pays. L'opposition avait choisi comme date de ce rassemblement le 4 février, soit à un mois jour pour jour du premier tour de la présidentielle. Ce 4 février en rappelle un autre, le 4 février 1990, quand près de 500.000 personnes défilèrent près de la place Rouge pour demander la fin du rôle dirigeant du parti communiste d'Union soviétique.
Plus de 27.000 personnes s’étaient inscrites sur Facebook (la page Facebook est ici) à ce rassemblement « pour des élections propres » qui a été autorisé par la mairie de Moscou après de longues négociations.
Vidéo appelant à une contre-manifestation, samedi, au parc de la Victoire, à Moscou : « Contre, contre, contre... Je ne veux pas être contre, je veux être pour, pour la Russie, je ne veux pas être pour l'Occident, je veux être pour Poutine, je ne veux pas voir détruite la Mère Patrie, j'aime la Russie, je suis pour la Russie. »
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Mais ce samedi moscovite été encore plus agité. Car en riposte, Russie unie, le parti de Vladimir Poutine, a fait organiser un contre-rassemblement, au sud-ouest de Moscou, dans le parc où est célébrée la victoire lors de la Grande Guerre Patriotique (la Seconde Guerre mondiale). Il est officiellement appelé par les « Patriotes de Russie », un petit mouvement de gauche qui a fait moins de 1 % des voix aux dernières élections législatives. Les organisateurs de ce meeting-concert, avec quelques stars de la musique et de la télévision d’Etat, disent attendre 15.000 personnes.
« Ce n’est pas un meeting de soutien au pouvoir. C’est un meeting contre les supporters de la révolution orange », dit l’un des responsables, en référence à la révolution orange qui avait renversé le président ukrainien en 2004, justement pour protester contre les élections truquées. Samedi, les principaux mots d'ordre de ce rassemblement ont pris pour cible l'occident et particulièrement les Etats-Unis accusés de vouloir déstabiliser la Russie. "Occident, enlève tes mains de notre patrie", a déclaré l'un des orateurs.
Immédiatement, l’opposition a dénoncé ce simulacre, notant que des consignes avaient été données à des enseignants de la région et à des fonctionnaires pour qu’ils participent à ce contre-meeting. Les « ressources administratives » ont encore de beaux jours en Russie, qui permettent d’ordonner à des employés ou à des fonctionnaires d’« aller au défilé ». Le week-end dernier, près de 6.000 personnes ont ainsi manifesté à Ekaterinbourg, grande ville de l’Oural, en faveur de Poutine : beaucoup expliquaient benoîtement qu’ils y avaient été obligés et que des cars à la sortie de l’usine ou des bureaux les avaient conduits sur le lieu de la manifestation. -------------------
Ci-dessous, une vidéo dans laquelle Poutine explique : «Pourquoi allez à la manifestation ? Samedi, il fait froid. Froid, donc neige, donc rester à la maison, donc regardez la première chaîne, donc la stabilité... »
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Le Kremlin et Vladimir Poutine jouent depuis deux semaines sur les deux registres, fermeture et ouverture. La fermeture, c’est justement le syndrome révolution orange : financés par les Etats-Unis, les groupes d’opposants, mélanges de libéraux, de fascistes, de nationalistes et de criminels ont pour projet de jeter le pays dans le chaos, affirment les supporters du Kremlin.
C’est ce que raconte la vidéo ci-dessous, postée sur Internet et intitulée « La Russie sans Poutine, bienvenue en enfer » : le récit est catastrophique, voyant la pays sombrer en deux ans dans l’anarchie (ruine, grèves, disettes, violences, attaques tchétchènes, chômage, criminalité) puis être envahi – sous prétexte d’opération humanitaire – par l’OTAN, la Géorgie, la Chine, le Japon. La « mère patrie » cernée, avec comme ennemi principal l’impérialisme américain : la vieille rhétorique soviétique de la guerre froide est de retour.
Dans ce registre, un sommet a été atteint avec la publication, mercredi à la une de Izvestias, quotidien proche du pouvoir, d’un article de Dmitri Rogozine, ancien du KGB, puis dirigeant d’un parti nationaliste avant d’être nommé ambassadeur auprès de l’OTAN par Vladimir Poutine et récemment promu vice-premier ministre en charge des armements.
« Poutine est le dernier leader européen à ne pas pouvoir être écrasé par l’hégémonie américaine, écrit Dmitri Rogozine. Une Russie faible sera la prochaine victime d’un monde qui est en train de perdre la raison. Ce monde ne respecte que la force, la force brutale des armes et pas le soft-power inventé par quelques analystes. » Ceux qui n’ont pas cette force « seront violés et volés », annonce-t-il, « et la menace ne vient pas seulement de l’extérieur mais aussi de l’intérieur (…) Une défaite de Poutine fera beaucoup d’heureux, Mme Clinton par exemple, et aussi notre cinquième colonne de libéraux, ceux qui font la queue devant l’ambassade des Etats-Unis ».
Vladimir Poutine a également fait monter au créneau un autre de ses supporters nationalistes, le cinéaste Nikita Mikhalkov, qui s’est aussi illustré en défense de la « Mère Patrie » face aux déstabilisateurs professionnels. Cette nervosité du premier ministre russe apparaît d’autant plus grande que les cercles au pouvoir semblent se diviser. Il y a une semaine, le directeur de campagne de Poutine s’en prenait au président Medvedev, lui reprochant de ne pas suffisamment s’investir dans la campagne.
Ce dernier proposait de son côté de revenir sur plusieurs lois électorales : d’abord envisager de rétablir l’élection au suffrage universel des gouverneurs de région et non plus leur nomination par le Kremlin ; ensuite assouplir le système d’autorisation des partis et des candidats aux élections, les critères actuels ayant permis au Kremlin d’éliminer toute véritable opposition (lire notre précédent article ici).
Cela n’empêche pas les élites russes de parler désormais ouvertement de l’après-Poutine et des réformes à engager dans le pays. Ministres et oligarques ont ainsi multiplié les critiques lors du Forum de Davos, reconnaissant l’ampleur de la corruption, la bureaucratisation accélérée, le manque de réformes, la stagnation de l’économie et sa dépendance exclusive vis-à-vis du pétrole et du gaz. En creux, c’est le bilan catastrophique de douze années de pouvoir quasi absolu de Vladimir Poutine qui est fait.
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Fin janvier, concert du groupe punk et féministe "Pussy riot" : il a eu le temps de chanter quelques chansons farouchement anti-Poutine avant d'être arrêté, retenu cinq heures au commissariat voisin et condamné à 5 euros d'amende par personne.
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Poutine reste néanmoins largement favori pour emporter la présidentielle du 4 mars. Mais selon un scénario différent de celui qui était écrit de longue date. Pour la première fois, Poutine a admis mercredi qu’il pourrait ne pas être élu dès le premier tour. « Je m’y prépare si cela s’avère nécessaire et même si un second tour implique une déstabilisation politique de notre pays. » En 2000, il avait été élu dès le premier tour avec 53 % des voix ; en 2004 avec 70 % des voix ; en 2008, Medvedev avait été élu avec 70 % des voix également.
Un second tour serait en soi une petite révolution politique et une grande victoire pour l’opposition. Une opposition qui, à ce stade, se limite à quelques demandes simples pour ne pas accélérer les divisions.
La Ligue des électeurs, créée à la mi-janvier par des personnalités (écrivains, journalistes, musiciens), est aidée par une nébuleuse complexe de petits partis et mouvements de la société civile. Anciens ministres de Eltsine (Boris Nemtsov, Mikhaïl Kassianov), anciens députés libéraux éliminés par le pouvoir, ministres ou officiels limogés par Poutine ou Medvedev se trouvent aux côtés de groupes nationalistes, d’extrême gauche, de libéraux…
A ce stade, de cette multitude de voix, d’intérêts, de projets émergent une poignée de personnalités devenues les cibles directes du pouvoir. La principale est sans doute Alexeï Navalny, blogueur activiste, avocat et dénonciateur charismatique du « parti des escrocs et des voleurs », le parti de Vladimir Poutine. Là encore, le Kremlin a organisé la contre-offensive contre ce pourfendeur de la corruption régulièrement présenté en agent américain, en nationaliste fasciste et en provocateur.
Passées les manifestations de ce samedi, la question principale demeure celle d’une négociation entre la galaxie des forces d’opposition et le pouvoir. Alexei Koudrine, qui fut pendant près de dix ans ministre des finances avant d’être limogé en septembre dernier, a tenté un rôle de médiateur. Sans succès. Poutine n’est pas encore prêt à prendre acte de sa soudaine faiblesse politique : la reconnaître serait relancer les luttes entre les divers clans qui se partagent le pouvoir. Les mouvements d’opposition ont pour leur part déjà annoncé qu’ils continueraient leurs actions tout le mois de février. La journée de samedi apparaît ainsi comme le point de départ de nouveaux mouvements plutôt que comme la fin de l’alerte donnée au Kremlin. La constitution de comités locaux pour les réformes et la démocratie a ainsi été annoncée samedi. "Tout cela ne s'arrêtera pas le 4 mars, bien au contraire, tout commence", a prévenu Grigori Iavlinski.