Source : www.mediapart.fr
La cour de Karslruhe estime que la politique de rachat des dettes des pays européens, mise en place par la Banque centrale européenne, est contraire au traité. En une décision, elle met à bas les rares défenses construites pour endiguer la crise de l’euro.
En une décision, la cour constitutionnelle allemande vient de mettre à terre les quelques digues péniblement édifiées par les responsables européens pour faire face à la crise de la zone euro. Vendredi, la cour de Karslruhe a annoncé qu’elle renvoyait le programme de rachat d’obligations (outright monetary transactions, OMT) initié par la Banque centrale européenne devant la Cour européenne de justice. La cour de Karslruhe estime que ce programme est « incompatible avec la loi fondamentale » car « il n’apparaît pas être du ressort du mandat de la Banque centrale européenne ». Mais elle préfère s'en remettre à l'interprétation finale de la Cour européenne pour savoir si la BCE n'enfreint pas les traités.
Cette décision était attendue de longue date – le jugement devait intervenir à l’automne 2013 – et redoutée. Ce programme mis en cause avait été lancé en septembre 2012 par la BCE, à un moment où la zone euro était au bord du gouffre : les taux des dettes souveraines de l’Espagne et de l’Italie étaient alors au-delà de 7 %, un taux jugé insupportable par les marchés.
Face à la menace d’explosion, le président de la BCE Mario Draghi avait alors déclaré qu’il « était prêt à tout » pour sauver la monnaie unique. Dans la foulée, la Banque centrale européenne annonçait qu’elle se tenait prête à racheter les dettes des pays souverains en difficulté, à la condition que ceux-ci se soumettent à un plan d’austérité, sur le modèle de ceux imposés par la troïka en Grèce ou au Portugal.
La menace a suffi. La BCE n’a jamais eu besoin d’intervenir sur les marchés pour voler au secours des pays de l’Europe du Sud et racheter leurs dettes. L’action de la BCE a été considérée comme décisive – Mario Draghi le rappelle à chacune de ses interventions – pour sauver la zone euro et la monnaie unique, face aux atermoiements des gouvernements de l’Union. Depuis, la situation s’est peu à peu normalisée. Au moment où les pays émergents sont à leur tour victimes de la spéculation, la dette des pays européens est même considérée comme une valeur refuge. Les taux des emprunts espagnols à 10 ans sont à 3,65 %, les taux italiens à 3,75 %.
Ce changement de politique avait été imposé par Mario Draghi dans la panique : celui-ci avait alors réussi à tordre le bras de la Bundesbank, gardienne de la doctrine, grâce à l’appui momentané d’Angela Merkel. Mais les membres de la Bundesbank, soutenus par des avocats et des personnalités allemandes, n’ont pas désarmé pour autant. Ils ont décidé de porter l’affaire devant la cour de Karslruhe, autorité suprême de la justice allemande.
Lors des débats devant les juges, le président de la Bundesbank, Jens Weidmann (voir “l’Homme qui dit non” dans le Spiegel), avait expliqué que le dispositif de rachat de dettes mis en place par la BCE contrevenait au traité qui interdit à la Banque centrale d’apporter un quelconque soutien aux gouvernements. Le rachat de la dette souveraine est bien un soutien implicite aux gouvernements, ce qui est interdit, avait-il expliqué.
De leur côté, des avocats avaient souligné que la politique de la BCE mettait en danger les finances publiques allemandes et devait, au préalable, être au moins approuvée par le parlement allemand.
La cour de Karslruhe s’est rangée aux arguments de la Bundesbank : « Il y a d’importantes raisons de supposer que (ce programme) outrepasse le mandat de la politique monétaire de la Banque centrale et enfreint ainsi les pouvoirs des États membres, et que celui-ci viole l’interdiction de financer tout budget », a-t-elle statué. Elle ajoute cependant qu’il est possible que si le programme OMT était mis en place de façon très stricte, c'est-à-dire sans distordre les prix du marché et avec des limitations d'achat (mais c'est précisément le caractère illimité qui en a fait l'efficacité), « il pourrait être conforme à la loi ». Elle renvoie donc la décision finale devant la Cour européenne de justice. Celle-ci risque de ne pas se prononcer avant 18 mois.
La BCE a réagi immédiatement. Dans un tweet, elle annonce qu’elle prend note du jugement de la cour constitutionnelle allemande mais qu’elle « réitère que le programme OMT entre dans son mandat ».
En attendant, la décision de la cour constitutionnelle allemande est lourde de conséquences : les quelques digues qu’avaient péniblement mises en place les responsables européens pour faire face à la crise de l’euro sont à terre. L’arme de dissuasion imaginée par la BCE pour contrer la spéculation est en miettes. En cas de reprise de tensions sur les dettes souveraines, la BCE pourra difficilement dire qu’elle est prête à utiliser son programme de rachat, alors qu’il est contesté juridiquement par la justice allemande.
Dans le même temps, l’autre pilier de sauvegarde de la zone euro est aussi ébranlé. La Cour a en effet indiqué qu’elle statuerait dans les prochains mois sur la légalité du mécanisme européen de stabilité. Le dispositif avait été mis en place par les responsables européens pour aider les États face à la menace de l’effondrement de leur système bancaire. Il est aussi un des éléments centraux de l’union bancaire.
L’Europe se retrouve donc ramenée à la case départ, mais dans une situation pire qu’en 2010, lorsqu’elle découvrait la crise irlandaise et grecque. La BCE, seule autorité capable d’agir vite, se retrouve quasiment paralysée face à la spéculation. La situation pour les spéculateurs et les amateurs de casino va être tentante. En moins d’une heure, l’euro est passé de 1,358 à 1,355 face au dollar.
Même sans cela, la BCE aura encore plus peur d’agir en dehors d’un cadre formel strict, se sachant désormais sous contrainte. Alors que la déflation menace en Europe, ses outils risquent d’être bien limités : ce n’est pas une baisse supplémentaire des taux, alors que ceux-ci sont déjà à 0, 25 %, qui pourra ranimer l’économie européenne.
Cette décision allemande pourrait aussi faire d’importants dégâts politiques en Europe et auprès des opinions publiques des autres pays européens. Car comment justifier que les décisions arrêtées collégialement par les responsables européens puissent être mises à terre par la seule justice allemande, alors que dans le même temps, les parlements nationaux de tous les autres pays se voient refuser le moindre droit d’amendement voire de regard sur les dispositifs adoptés ? De plus, que dira Berlin si la spéculation repart sur les dettes souveraines espagnoles, italiennes ou françaises ? Que les populations ont manqué de vertu et doivent être encore soumises à plus d’austérité ?
Les forces centrifuges, en sommeil depuis quelques mois, vont repartir de plus belle. À la veille des élections européennes, elles pourraient même se déchaîner.
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