La cession par le groupe Total pour 2,4 milliards d'euros de sa filiale de gazoducs Transport Infrastructures Gaz France (Tigf) n'a pas fait les gros titres de la presse économique. A peine quelques articles, voire de simples entrefilets : la nouvelle est passée inaperçue. Normal, pensera-t-on, à l'heure où le gouvernement porte sur les fonts baptismaux la nouvelle Banque publique d'investissement (BPI), qui va financer les projets industriels novateurs, mieux vaut s'intéresser à ce grand projet plutôt qu'à cet obscur contrat.
Erreur ! Cette histoire de Tigf mérite d'être connue. Car elle en dit long sur les graves dysfonctionnements de l'Etat actionnaire et la perversion de l'esprit de service public. Elle fonctionne comme un miroir : à travers elle, on peut y lire les difficultés dans lesquelles ce projet de BPI pourra venir s'enliser.
Cette édifiante affaire Tigf, en voici donc l'histoire. Il y a quelques mois, le groupe pétrolier Total a choisi de se séparer de cette importante filiale qui possède le réseau de transport et de stockage du gaz dans une bonne quinzaine de départements du sud-ouest de la France. En d'autres temps, quand la France considérait encore que le service public devait être défendu, et notamment le service public du gaz, ce réseau aurait été jugé stratégique. Et sans doute l'Etat, ou l'une des entreprises publiques sous sa dépendance, aurait-il jugé utile pour l'intérêt général de faire une offre raisonnable et de s'en porter acquéreur.
Mais ces temps-là sont visiblement révolus. Partiellement privatisée, l'entreprise publique GDF est passée sous le contrôle de Suez, pour le plus grand profit de ses actionnaires, dont les milliardaires Albert Frère ou Paul Desmarais. Et les logiques de service public (péréquation des tarifs, etc.) se sont diluées dans les logiques financières.
En faut-il une illustration ? C'est Tigf qui l'apporte. Une illustration... par l'absurde. Car la Caisse des dépôts (CDC), dont l'une des missions est d'investir dans les infrastructures utiles, choisit de faire une offre. Elle devient donc le pivot d'un «consortium» d'investisseurs, parmi lesquels figurent sa propre filiale CNP assurances, deux autres assureurs, Axa et Crédit agricole assurances, le gestionnaire du réseau de transport de gaz en Belgique, Fluxys, un fonds de pension néerlandais, PGGM, et le fonds souverain d'Abu Dhabi, Adia.
Mais plutôt que de s'associer à la CDC, le groupe EDF choisit, lui, de venir en appui d'une autre offre, contrôlée à 80 % par des investisseurs étrangers, dont une entreprise italienne, la Snam, et le fonds souverain de Singapour, GIC. C'est d'ailleurs ce qui permet finalement à cette offre, de la sorte «francisée», de l'emporter.
Pour le groupe Total, c'est une aubaine : avec deux offres en compétition, les enchères grimpent à des niveaux inespérés, pour atteindre 2,4 milliards d'euros, un prix jugé déraisonnable par tous les experts. Mais, pour l'Etat français, l'histoire est consternante, car elle aura vu deux entités publiques s'affronter : d'un côté, la CDC, qui était dans son rôle en voulant faire l'acquisition d'une infrastructure utile à l'intérêt général ; de l'autre, EDF, qui a puisé dans ses réserves financières dédiées officiellement au démantèlement des centrales pour servir seulement de marchepied à des investisseurs étrangers, et qui n'aura pas même un siège au conseil d'administration de cette société.
Pitoyable, l'affaire soulève donc une rafale de questions : pourquoi ne s'est-il donc trouvé personne dans les sommets de l'Etat - à l'Agence des participations de l'Etat (APE) ou au ministère des Finances -, pour sommer EDF de ne pas se mêler de l'affaire ou alors pour venir en renfort de l'offre de la CDC ? N'est-ce pas la meilleure des preuves que le ministère des Finances n'est pas le moins du monde dirigé et que les grandes directions ou administrations de la maison font strictement ce que bon leur semble, sans que Pierre Moscovici s'en soucie ?
Et il y a plus grave : s'il n'y a effectivement pas de vrai patron à Bercy, c'est surtout la dilution de l'esprit de service public qui choque. Car EDF, qui est supposée être l'un des pivots du service public «à la française», a pu apporter 20 % du tour de table (soit 480 millions d'euros), au vu et au su de tout le ministère, non pas pour défendre l'intérêt général, mais seulement dans une logique financière - pour faire un placement.
Il ne faut pourtant pas jeter la pierre seulement à EDF. Assurément, le mauvais exemple vient de plus haut. Lors de son récent voyage en Grèce, François Hollande a applaudi bruyamment le programme de privatisations décidé par ce pays, en avançant un étrange argument : «Les entreprises françaises seront présentes, car elles ont l'expérience du service public.»
Une grande expérience, effectivement ! C'est cyniquement dit, mais c'est exact : au cours de ces trois dernières décennies, les grands groupes français sont passés maîtres dans l'art de faire de bonnes affaires lors des privatisations ou des démantèlements de services publics. Et voilà, comme le montre cette affaire Tigf, que le virus de la financiarisation fait des ravages à l'intérieur même de la sphère publique...
*laurent.mauduit@mediapart.fr