Sinon de Canard enchaîné, les habitants de Puteaux ne manquent en apparence de rien. Le mercredi 19 octobre au matin, dès la parution de l'hebdomadaire satirique, de mystérieux motards ont acheté la quasi-totalité des palmipèdes en vente dans la ville. La maire a-t-elle imaginé qu'ainsi, les Putéoliens, privés de journaux, ne verraient pas les informations du Canard, selon lesquelles elle a caché 4 millions d'euros au Luxembourg?
Après tout, ses administrés vivent bien toute l'année dans une sorte de monde parallèle, au milieu d'une ville qui, non seulement ne connaît pas la crise, mais ne paraît pas savoir quoi faire de son argent tellement elle en dispose. Alors la maire distribue: des cadeaux, de l'argent, des privilèges. Construisant un système de «clientélisme généralisé», selon ses opposants du Modem et du parti socialiste.
Joëlle Ceccaldi-Raynaud, 63 ans, également présidente de l'Epad (Etablissement public d'aménagement de la région de la Défense) et ancienne suppléante de Nicolas Sarkozy à l'Assemblée nationale, a pris en 2004 la relève de son père Charles, maire de la ville pendant 35 ans. Elle s'est fâchée avec lui quand il a voulu reprendre sa place en 2005. Il n'a donc pas hésité à la balancer à la justice.
En terme de gestion de ville, il ne peut cependant pas avoir grand-chose à lui reprocher tellement elle s'est inscrite dans ses pas. Comme à son époque, Puteaux profite du fait que les deux tiers du quartier d'affaires de la Défense se trouvent sur son territoire. La manne des entreprises (assurée jusqu'à présent par la taxe professionnelle) permet à cette ville de 44.000 habitants de disposer d'un budget de 285 millions d'euros.
Pour une même population, la ville de Tarbes vote un budget de 77 millions d'euros par an. Neuilly (et ses 60.000 habitants), 152 millions d'euros. A Puteaux, le potentiel fiscal par habitant est cinq fois plus élevé que dans les communes de la même strate.
Du coup, tout le monde est gâté. Dès le premier cri. Chaque enfant qui voit le jour à Puteaux reçoit 46 euros. Mais il apprendra vite qu'il n'y a ici nul besoin de hurler pour se faire choyer. Grâce au CCAS (Centre communal d'action sociale; 6 millions d'euros de budget), sa maman pourra bientôt toucher elle aussi un cadeau, lors de la fête des mères (cuiseur à vapeur, mixeur...).
A l'arrivée à la crèche, ce seront des jouets ou un peignoir que les familles se verront offrir. Et ceux qui doivent faire garder leur enfant pourront toucher, en plus des aides de l'Etat, une allocation de 182 euros par mois, toujours versée par la mairie. Une condition de ressources est définie mais, comme souvent à Puteaux, les plus démunis ne sont pas spécialement ciblés bien que ce soit la mission première des CCAS. Par exemple, seuls les foyers fiscaux qui gagnent plus de 7.318 euros par mois ne peuvent pas toucher cette allocation. Ils sont rares.
La scolarité est ensuite l'occasion de recevoir régulièrement les familles en mairie, et particulièrement pour l'opération cartable. A chaque début d'année scolaire, enfants et parents sont invités à la mairie pour la remise d'une mallette bien remplie (30.000 euros de budget rien que pour les cartables) qui contient, entre autres, des stylos, des feutres, des cahiers pour l'année, et un mot du maire.
Michel Maze, représentant des parents d'élèves FCPE (classée à gauche), s'agace: «Je ne m'y suis jamais rendu. Je n'aime pas avoir à dire merci. Avant, les mallettes étaient remises à l'école, mais la maire a estimé que les parents ne se rendaient pas assez compte que c'est elle qui offrait.» Pour Stéphane Vazia, membre du PS, «la mallette ne répond pas forcément aux besoins des enseignants. Ce sont eux qui devraient en déterminer le contenu. Et puis c'est un gaspillage considérable. A quoi ça sert, de donner une dizaine de tubes de colle à un enfant? Ils les perdent tous au bout d'un mois.»
Le «cérémonial» s'accompagne, comme toujours à la mairie, d'une ambiance spécifique, qui varie selon les années: clowns, magiciens, orchestres... pour un montant non connu. La maire n'a pas répondu à cette interrogation. Pas plus qu'aux autres questions que nous lui avons posées, au motif que «le budget n'est pas l'actualité de la collectivité». Ces cérémonies ont pourtant bien lieu toute l'année. Par exemple lors de la traditionnelle galette des rois de janvier, où, avec un peu de chance, on croisera en mairie un chameau ou un âne, pour aider les enfants à se figurer les Rois mages.
Voyages à l'autre bout du monde
«C'est une gabegie», dénonce le conseiller municipal Modem Christophe Grébert, adversaire politique particulièrement vigilant, qui ne manque pas une occasion sur son blog de dénoncer les excès de la maire (et à qui la commission nationale des comptes de campagne vient de reprocher de ne pas avoir intégré son blog dans ses comptes de campagne). «Dépenser des centaines de milliers d'euros en petits fours et 100.000 euros en champagne, c'est indécent. Tout cet argent n'est jamais utilisé à inventer, innover, par exemple dans le domaine du développement durable. Il est dilapidé n'importe comment alors que nos lycées sont d'un niveau moyen, qu'il reste des logements insalubres, que certaines personnes auraient besoin d'un meilleur suivi social.»
Les fêtes de fin d'année sont bien entendues un moment privilégié pour la dépense: ce n'est pas pour rien que la municipalité commande pour plus de 50.000 euros de chocolats par an. Et c'est toute la ville qui doit rayonner: plus de 700.000 euros permettent d'illuminer les rues de la ville. Tandis que plus de 435.000 euros permettent d'organiser Puteaux-neige (il existe aussi un Puteaux-plage), opération pour laquelle sont carrément construites des pistes de luges et de ski. Sans compter l'installation d'un tyrolien.
On pourrait rajouter les aides au permis de conduire, les bourses aux étudiants, et surtout les cadeaux aux personnes âgées. Quand on habite Puteaux et qu'on a plus de 65 ans, on se voit proposer une foule d'activités (sophrologie, peinture sur soie, expression corporelle...) pour 55 euros par an et par activité si on s'inscrit au club 102. Et être sur le fichier de la ville permet de recevoir, au gré des années, un four micro-ondes, une cocotte-minute, un aspirateur sans sac... Des cadeaux de valeur qu'on peut ensuite partager avec sa famille.
Mais de l'avis général, ce sont les vacances qui illustrent le mieux la relation que la maire a tissée avec ses administrés. Les enfants peuvent profiter de séjours de luxe à l'autre bout du monde: en Laponie, en Chine ou ailleurs, pour faire du moto-neige, ou découvrir les fonds marins de l'île de Majorque. Cet été, les 15-17 ans pouvaient partir au Québec et ne payer que 1100 euros contre un prix normal estimé à 2495 euros.
Malgré des offres de plus grande proximité, Christophe Grébert juge le procédé injuste: «Bien sûr, c'est formidable pour ceux qui le font. Mais pourquoi pas des voyages en montgolfière tant qu'on y est? Ou en sous-marins? Comment un smicard peut-il offrir de telles vacances à ses enfants? Le but d'une municipalité est-il vraiment de permettre à quelques enfants de partir à moitié prix à l'autre bout du monde?»
Même questionnement pour les vacances proposées aux adultes. La Ville possède des centres de vacances, en Bretagne, Savoie et Corse. Là aussi, les prix défient toute concurrence, mais tout le monde ne peut pas pour autant se le permettre. «Le fait que rien de tout cela ne soit soumis au quotient familial (NDLR: qui prend en compte les ressources, les allocations et le nombre d'enfants dans le foyer) pose problème. Pourquoi faire des voyages à moitié prix pour les cadres supérieurs qui, de toute façon, partent en vacances ? On n'est pas une agence de voyage! Le but devrait être d'offrir les mêmes vacances à tous. Ce système de voyages est au cœur du clientélisme local.»
Christophe Grébert assure que certains personnes, quoique désireuses de profiter de ces avantages, de places en crèche ou en HLM, rencontrent des difficultés en raison de leur appartenance politique, ce que la mairie a toujours démenti. Dans la commission permettant d'obtenir un logement social, aucune place n'est laissée à l'opposition. Puteaux est également la seule ville du département dans laquelle la CNL (Confédération nationale du logement, premier syndicat de locataires) n'est pas représentée. Lors de l'examen des dossiers, un seul candidat par logement était présenté jusqu'au milieu des années 2000. Et rien n'indique que la pratique ait changé.
Au final, l'office HLM de la ville loge peu les plus fragiles: 17% des locataires de l'office bénéficient d'une aide au logement (contre 49% à l'échelle nationale).
Irrégularités dans le logement social
La ville se rapproche certes des 20% de logements sociaux exigés par la loi. Mais pas dans le sens généralement entendu. Avant que Charles Ceccaldi ne soit élu maire en 1969, la ville avait été tenue pendant plusieurs décennies par les «socialistes». La ville a donc compté à une époque près de 40% de logements sociaux, mais les projets de standing font petit à petit baisser ce pourcentage qui se situe aujourd'hui autour de 28%.
En 2006, la Miilos (mission interministérielle d'inspection du logement social) a gravement épinglé la ville, lui reprochant l'absence de «plan stratégique» pour son patrimoine HLM, des locations irrégulières à des personnes morales, des logements «indûment concédés pour utilité de service» et le non-respect du contigent préfectoral, la ville s'appropriant des places en HLM ne lui revenant pas.
En 2010, la Miilos note que l'office n'a rectifié qu'en partie ces points. Elle reproche à la ville de ne pas «assurer pleinement son rôle de bailleur social» et de «nombreuses irrégularités» dans le processus d'attribution. Elle s'étonne d'une étrange pratique: l'office HLM, présidé par la maire, demande à chaque nouveau locataire une attestation sur l'honneur selon laquelle «il n'a pas eu un logement en contrepartie de gratifications ou pourboire».
Des irrégularités, Sylvie Cancelloni (conseillère municipale Modem) en soupçonne également dans l'attribution des aides financières distribuées par le CCAS. Mais comment le vérifier? Membre du conseil d'administration depuis 2008, elle voit défiler des montants pour des aides attribuées. Mais sans noms ni motifs correspondants. «Avant 2008, les noms figuraient. Mais depuis que je suis présente en tant que membre de l'opposition, depuis que j'ai demandé quel suivi était fait de ces personnes, on n'a plus aucune information. La maire m'a juste expliqué que l'argent était remis en espèces. Mais donner une fois 300 euros à quelqu'un, est-ce ça ce qu'on appelle une politique sociale?» Chaque année, le CCAS verse jusqu'à 800 euros à des centaines de familles dans la plus grande opacité.
Peu de Putéoliens s'offusquent ouvertement de ce fonctionnement. Combien songent à se plaindre de ces nombreux avantages? A réclamer des coupes dans les dépenses plutôt que des coupes de champagne? A se demander si une part de l'argent obtenu grâce au travail de salariés venant à la Défense, en provenance de toute l'Ile-de-France, ne pourrait pas être versée à une commune qui en a vraiment besoin? A s'indigner du peu de baigneurs qui profitent d'une piscine construite sur l'île de Puteaux, et qui, avec son bassin extérieur de 50 mètres ouvert toute l'année à 29°C, ses deux jacuzzis, son hammam, son sauna, ses deux bassins intérieurs, son bassin à remous avec jets massants et sa rivière à contre-courant, aura coûté plusieurs dizaines de millions d'euros (le chiffre exact n'apparaît pas dans les bilans de la mairie)? Et combien à penser qu'une rénovation de l'actuel conservatoire de la ville aurait pu suffire plutôt que la dernière lubie de la maire, un «palais du conservatoire» (après des Palais des sports, de la culture, de la médiathèque, etc.), qui coûtera au bas mot 35 millions d'euros?
En même temps, il faut bien dépenser l'argent. Alors quand la maire ne construit pas des fontaines, elle adopte un aussi inutile qu'ingénieux système d'éclairage des plaques des rues de la ville grâce à des diodes (pour 106.000 euros hors TVA).
La mairie n'a pas de dette; elle n'a jamais besoin d'emprunter. Du coup, le père Charles a thésaurisé, accumulant plus de 200 millions d'euros grâce à des placements. En 2007, la chambre régionale des comptes, stupéfaite, a vertement signalé à la Ville que ce type de pratique était interdit depuis 2004 et qu'il vaudrait mieux, par exemple, baisser les impôts. En attendant, un jour, une meilleure redistribution des richesses dans la région Ile-de-France.