Un document confidentiel montre que l'agence du médicament a réagi à l'affaire PIP avec au moins deux ans de retard, n'a pas utilisé les informations dont elle disposait et a ensuite cherché à dissimuler sa propre incurie, notamment dans un autre rapport, officiel celui-là.
Un rapport interne à l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM, ex-Afssaps), resté confidentiel mais que Mediapart a pu se procurer, critique très sévèrement l’attitude de l’agence dans l’affaire des prothèses PIP. Il fait apparaître que l’Afssaps a réagi avec au moins deux ans de retard aux signaux d’alerte qu’elle a reçus, alors qu’elle aurait pu éviter des milliers d’implantations de prothèses PIP dans cet intervalle de temps. La direction de l’agence n’a pas divulgué ce document interne dont elle avait connaissance, mais a diffusé un rapport officiel, remis à Xavier Bertrand en février 2012, expurgé des informations les plus gênantes pour l’Afssaps.
Les prothèses PIP ont été retirées du marché en mars 2010 après une inspection de l’Afssaps qui a montré qu’elles contenaient un gel non autorisé pour l’usage médical. Mais cette décision aurait dû être prise bien avant, selon le document confidentiel qui démontre que l’agence aurait pu suspendre la commercialisation dès 2007 ou 2008. Et a, du même coup, laissé inutilement 6 000 à 10 000 femmes se faire implanter des prothèses PIP. De plus, l’Afssaps a tardé à conseiller l’explantation préventive des prothèses, alors que le risque de toxicité du gel PIP n’a toujours pas été évalué de manière rigoureuse.
D’après nos informations, ce rapport non publié a été rédigé pendant le premier trimestre 2012 et transmis à la direction de l’agence début avril 2012. Il a été saisi, également en avril 2012, lors d’une perquisition effectuée à l’ANSM à la demande de la juge d’instruction Annaïck Le Goff, en charge du volet homicide et blessures involontaires de l’affaire. Rappelons qu’un premier procès pour tromperie aggravée et escroquerie – sans instruction – s’est tenu en mai dernier à Marseille (voir ici). En revanche, l’instruction du juge Le Goff n’est pas close, et l’on ignore quelles suites la justice donnera aux révélations contenues dans le document de l’Afssaps, si elle en donne.
Un certain nombre d’informations montraient déjà que l’Afssaps avait été lente à répondre aux alertes sur les prothèses PIP. En particulier, elle n’a pas réagi aux avertissements lancés fin 2008 par un chirurgien de Marseille, le docteur Christian Marinetti, qui signalait un nombre anormal d’incidents dus à un « matériel défectueux » et s'inquiétait de la toxicité du gel (voir notre article ici). Mais c’est la première fois que la critique émane de l’intérieur de l’agence. Le rapport confidentiel s’appuie uniquement sur les données de matériovigilance dont disposait l’Afssaps avant l’éclatement de l’affaire pour conclure que « l’augmentation des ruptures pour les prothèses PIP est amorcée dès 2006 » ; selon le document, même en tenant compte d’un délai de latence, « l’Afssaps aurait dû réagir dès 2007 et au plus tard en 2008 ». Ce qui aurait permis d’éviter d’implanter « entre 12 891 et 20 933 unités (au minimum entre 6 445 et 10 466 femmes), soit un tiers des porteuses des implants PIP ».
Le document confidentiel reproche aussi à l’Afssaps d’avoir cherché à rassurer les porteuses de prothèses PIP alors qu’elle ne disposait que de données toxicologiques incomplètes : « Il est incompréhensible, lit-on dans le rapport, qu’une agence sanitaire compétente, en se fondant sur des données de génotoxicité et d’irritation locale à court terme, puisse rendre des conclusions rassurantes sur des gels dont le processus de fabrication, la caractérisation physico-chimique, l’évaluation du danger… sont inconnus. » Et cela, alors que la durée d’exposition à ces gels peut dépasser dix ans pour certaines patientes.
Selon le document, l’Afssaps aurait dû recommander l’explantation préventive des prothèses immédiatement après avoir suspendu leur commercialisation, en mars 2010. Pourtant, en avril 2011, l’Afssaps conseillait encore un « examen clinique et une échographie tous les six mois », mais pas d’explantation si la prothèse n’était pas rompue (voir sur le site de l’ANSM ici). Il a fallu attendre décembre 2011 pour qu’une recommandation du ministère de la santé préconise une explantation préventive « même sans signe de détérioration de l’implant ». Cette recommandation ne résultait pas d’une meilleure évaluation du risque ; elle faisait suite à l’annonce du décès dû à un lymphome d’une patiente porteuse d’une prothèse PIP (mais on n’a pas établi de lien entre ce lymphome et la prothèse).
Selon le rapport confidentiel, « la décision de retarder l’explantation des femmes porteuses d’implants PIP (d’une durée) estimée à un ou deux ans a comme conséquence une exposition supplémentaire qui aurait pu être évitée, car compte tenu de l’absence de données toxicologiques, le doute aurait dû profiter aux patientes ».
Le document ne conclut pas sur le risque de cancer, car les données dont on dispose ne permettent pas de se prononcer, ni dans un sens ni dans l’autre. Après la découverte de la fraude, l’agence a fait réaliser un certain nombre de tests sur des échantillons de gel PIP. Ces tests ont montré que le gel pouvait être irritant mais ils n’ont pas mis en évidence de génotoxicité (laquelle peut entraîner un risque de cancer). Cependant, les données recueillies par l’Afssaps ne sont pas suffisantes pour établir un profil toxicologique des gels. Qui plus est, les résultats sur la génotoxicité obtenus en 2010 sont douteux, et ont dû être confirmés par de nouveaux tests en 2011.
Quoi qu’il en soit, aucun de ces éléments ne permet d’écarter définitivement un risque de cancer. Pourtant, sur le site de l’ANSM, on peut lire une « information importante concernant le suivi des femmes porteuses d’implants PIP » selon laquelle « il n’y a pas de données permettant de conclure à un sur-risque de cancer ». Le site de l’Agence cite en référence un avis de l’Inca (Institut national du cancer) daté du 22 décembre 2011, avis qui conclut « à l’absence de sur-risque d’adénocarcinome mammaire (cancer du sein) chez les femmes porteuses d’implants en comparaison avec la population générale ». Seul problème : fin 2011, on avait relevé moins d’une quinzaine de cas de cancers du sein chez les porteuses de prothèses PIP. Depuis, ce nombre a plus que quadruplé : 70 cas en mai 2013.
« Pas d'alerte significative avant 2009 »
Le seul moyen de vérifier l’absence de risque de cancer du sein pour les porteuses d’implants PIP serait de mener une étude épidémiologique rigoureuse, ce qui n’a pas été fait. Ajoutons que même sans rupture de la prothèse, le gel peut suinter de manière « silencieuse », et donc entraîner un risque potentiel. Le message selon lequel le gel PIP, malgré son caractère irritant, n’est pas cancérigène a été largement diffusé par les autorités sanitaires dans les médias, alors qu’il ne repose pas sur des preuves suffisantes.
Indépendamment du risque de cancer, les gels PIP contiennent un composé appelé siloxane D4, lequel est classé comme reprotoxique (c’est-à-dire qu’il peut affecter la fonction reproductrice). Dans le gel médical homologué (en l’occurrence, le gel Nusil), la concentration de D4 est limitée à une valeur très basse (50 ppm) de manière à éviter ce risque. L’Afssaps a fait réaliser, en septembre 2010, dans son laboratoire de Montpellier, une série d’analyses qui ont montré que les gels PIP contenaient jusqu’à 400 ou 500 ppm de D4, tandis que les enveloppes des prothèses en contenaient plus de 1 %. Cela implique que le gel PIP peut avoir des propriétés reprotoxiques.
Le problème se complique du fait que la composition des gels PIP a varié dans le temps et n’a pas été étudiée systématiquement en fonction des lots de prothèses, de sorte qu’on ne sait pas exactement ce que contient le gel de la prothèse d’une patiente donnée. Mais en tout état de cause, l’Afssaps avait assez d’éléments, en 2010, pour recommander à toutes les porteuses de prothèses PIP de se les faire retirer, à titre de précaution.
Selon le document confidentiel, la question primordiale, toujours sans réponse, est de savoir « pourquoi l’Afssaps a décidé de retarder la décision d’explantation des porteuses des implants PIP alors que les données toxicologiques disponibles ne permettaient pas, même en absence de potentiel génotoxique, de conduire une évaluation du risque selon l’état de l’art ».
Cette question a été soigneusement évacuée d’un autre rapport, tout à fait officiel celui-là, remis en février 2012 à Xavier Bertrand, alors ministre de la santé. Son objet était de faire le point sur l’ensemble des contrôles effectués par les autorités sanitaires sur la société PIP. Ce rapport, qui retrace la chronologie des rapports entre PIP et l’administration depuis 1995, ne contient guère de révélation (voir notre article ici). Mais il démontre implicitement l’inefficacité du système de vigilance français, dont l’attention avait été attirée sur la société PIP dès 1996.
Le rapport de février 2012 est cosigné par la DGS, la direction générale de la santé, mais d’après nos informations l’essentiel de son contenu a été rédigé par des experts de l’agence. Ce rapport confirme que les tests effectués par l’Afssaps ne suffisent pas à écarter les risques de toxicité des gels PIP et que les éléments dont on dispose justifient « à titre de précaution, l’explantation des prothèses et la surveillance des femmes implantées ». Mais alors, pourquoi l’agence n’a-t-elle pas recommandé cette précaution dès qu'elle a été informée de la présence de D4 ?
À titre de comparaison, l’Agence des produits médicaux suédoise (équivalent de l’ANSM) a recommandé en 2013 de retirer préventivement toutes les prothèses PIP, précisément à cause des « risques d’inflammation grave » dus à la teneur élevée de D4 dans les gels de ces prothèses. Aujourd'hui encore, sur son site, l’agence française conseille simplement que les chirurgiens proposent à leurs patientes une explantation « à titre préventif et sans urgence ».
Le rapport officiel ne s'attarde pas sur ce point. Pas plus qu’il n'évoque le retard avec lequel l’agence a réagi. L’analyse des données de matériovigilance, telle qu’elle est présentée dans le rapport de février 2012, accrédite la position soutenue par l’agence : il n’y avait pas d’alerte significative avant 2009. En revanche, l’étude statistique qui montre une augmentation des taux de rupture des prothèses PIP en 2006, justifiant une action de l’Afssaps dès 2007, ne figure pas dans ce rapport officiel.
Cela aurait pourtant dû être le cas. L’expert qui a rédigé le document confidentiel cité plus haut faisait partie du groupe de travail qui a établi le rapport de février 2012. Pour pouvoir réaliser une évaluation correcte du risque, il a demandé à la direction de l’agence d’accéder à l’ensemble des données disponibles sur les ruptures des prothèses PIP, les effets indésirables, etc. Cet accès lui a été refusé, explique-t-il dans le document. Mais on lui a tout de même transmis un tableau partiel ou figuraient les données recueillies de 2001 à 2009 sur les ruptures de prothèses (donc avant le début du scandale sanitaire en 2010). C’est à partir de ces données qu’il a réalisé son analyse statistique montrant une augmentation des taux de rupture des prothèses PIP dès 2006.
Pourquoi cette analyse ne figure-t-elle pas dans le rapport officiel de février 2012 ? Selon un courriel que Mediapart a pu consulter, daté du 16 janvier, l’auteur du document confidentiel a demandé à modifier le sommaire du rapport pour y inclure l’analyse statistique des données de rupture. En vain.
Le rapport officiel de 2012 a été expurgé
Le rapport officiel présente certes une analyse statistique, mais partielle : elle ne prend en compte que les déclarations des professionnels de santé, autrement dit celles des chirurgiens qui ont constaté des incidents après avoir implanté des prothèses PIP. Par contre, les données de matériovigilance fournies par le fabricant sont écartées du rapport officiel. Le document confidentiel, lui, analyse les données globales, donc à la fois celles fournies par le fabricant et celles émanant des chirurgiens.
Or, il est bien connu que, d’une manière générale, les médecins et les professionnels de santé ont tendance à sous-notifier les effets indésirables, qu’il s’agisse de médicaments ou de dispositifs médicaux tels que des prothèses. Cela a été souvent observé, notamment dans le cas du Mediator. En ce qui concerne les prothèses PIP, on a constaté après coup que les chirurgiens n’avaient notifié qu’une petite partie des cas de rupture, du moins avant que le scandale éclate en 2010. Lorsque les prothèses PIP ont été interdites, les déclarations des chirurgiens se sont soudain multipliées, et encore plus après la révélation du cas de lymphome fin 2011.
Le rapport officiel note bien qu’« une augmentation du taux de rupture provenant du fabricant a été constatée » entre 2007 et 2009, mais explique, sans rire, que cette augmentation a été « considérée comme un artefact lié à la sur-déclaration de PIP ». Autrement dit, l’agence n’aurait pas pris en compte les incidents signalés par PIP parce qu’elle aurait jugé que le fabricant en déclarait trop…
Le rapport officiel de février 2012 ne contient pas non plus l’exposé complet des données de toxicologie recueillies par l’agence, notamment des analyses qui montrent la présence d’une teneur élevée de D4 dans les gels PIP. Un expert du groupe de travail (différent de l’auteur du document confidentiel présenté ici) avait pourtant demandé que ces éléments figurent de manière détaillée dans le rapport. Une note de bas de page elliptique fait allusion au fait que le D4 est susceptible de nuire à la fertilité, sans autre précision. Et un autre passage mentionne des « teneurs élevées en siloxanes D4 à D13 », mais ne donne pas les résultats chiffrés et n’en tire pas de conclusion pour les porteuses de prothèses PIP.
Au total, le rapport officiel a été expurgé des éléments qui pointaient les manquements importants de la gestion par l'Afssaps de l'affaire PIP. Manquements mis en évidence par notre document confidentiel. La direction actuelle de l'agence s'est abstenue de divulguer ce document et a cautionné la version des faits édulcorée que présente le rapport officiel. Et cela, en désaccord avec certains de ses propres experts. La nouvelle direction de la nouvellement nommée ANSM, mise en place en 2011 après l’affaire Mediator, avec à sa tête Dominique Maraninchi, successeur de Jean Marimbert, devait éviter les errements antérieurs. Si l’agence a changé de sigle, elle n’a pas rompu avec les pratiques opaques et l’inertie reprochées à l’ancienne Afssaps.