C’est l’un des paradoxes les plus étonnants de cette campagne présidentielle : le pouvoir d’achat est, avec l’emploi, le sujet qui préoccupe le plus les Français. Mais c’est aussi l’un de ceux dont parlent le moins François Hollande et Nicolas Sarkozy. Ou plutôt, c’est l’un de ceux sur lequel le candidat socialiste pourrait se montrer le plus offensif, tant le bilan du « candidat sortant » est le plus calamiteux ; et pourtant il n’en fait rien. Il faut donc savoir décrypter cet étrange théâtre d’ombre autour d’un sujet pourtant majeur de toute politique économique. Un sujet qui a valeur de test car il révèle les graves inégalités qui se sont creusées au cours du quinquennat mais aussi la prudence sinon la gêne des socialistes.
C’est peu dire en effet qu’avec cette question du pouvoir d’achat, François Hollande pourrait pousser son avantage et établir devant l’opinion que non seulement le « président des riches » a abreuvé les plus grandes fortunes d’une cascade de cadeaux fiscaux mais que de surcroît, il a infligé aux plus modestes une politique d’austérité.
C’est même pis que cela ! C’est le dossier qui pourrait permettre au candidat socialiste d’établir le plus facilement l’une des principales impostures sur laquelle Nicolas Sarkozy a construit sa victoire à la présidentielle de 2007, promettant avant l’élection d’être le « président du pouvoir d’achat », et s’indignant ensuite qu’on lui rappelle son engagement, comme en rend compte la vidéo ci-dessous :
Que l'on se souvienne ! Battant la campagne, au début de 2007, Nicolas Sarkozy explique jour après jour à qui veut l'entendre que « l'une des questions centrales pour la France, c'est celle du pouvoir d'achat des Français ». « Les salaires sont trop bas, les revenus sont trop faibles. Et moi, je veux parler à la France qui travaille, celle qui a un métier, (...) celle qui travaille dur et qui pense pourtant que l'on n'arrive pas à joindre les deux bouts », martèle-t-il jour après jour. Et puis, sitôt l’élection présidentielle passée, le nouveau chef de l’Etat tombe le masque et applique une politique de rigueur salariale sans précédent.
Un seul exemple, le plus révélateur de tous : Nicolas Sarkozy est le premier président de la République depuis que le Smic a été créé, en 1970 (dans le prolongement du Smig, créé, lui en 1950) qui a choisi de ne le faire profiter d’aucun « coup de pouce ». En clair, le salaire minimum a bénéficié depuis 2007 des revalorisations légales obligatoires (ici les règles de revalorisations), mais Nicolas Sarkozy n’a jamais usé de la faculté que lui donne la loi de faire plus que les revalorisations légales – c’est cela que l’on appelle communément un « coup de pouce ». Et cinq ans de suite, inflexible, il s’en est tenu à cette ligne de conduite, manifestant un égoïsme social sans précédent (lire Le pacte que Sarkozy a passé contre le Smic).
Ainsi, au 1er janvier dernier, Nicolas Sarkozy a refusé pour la cinquième année consécutive de donner un « coup de pouce » au Smic. Celui-ci n’a donc été revalorisé que de l’obligation légale : le Smic mensuel brut pour 151,67 heures de travail est passé de 1.343,77 euros à seulement 1.365 euros. Ce qui correspond à un Smic mensuel net de près de 1.073 euros contre 1.055,42 euros tout au long de l'année 2010.
Et le résultat est celui que l’on sait : n’usant d’aucun des outils de la politique économique pour amortir le choc de la crise, Nicolas Sarkozy est devenu « le président… de la baisse du pouvoir d’achat ». Il suffit de se référer aux derniers chiffres qui font foi, ceux de l’Insee, pour en prendre la mesure (Lire Les 7 péchés du sarkozysme 2/ L’avarice et Alerte, récession !). Dans sa dernière note de conjoncture, l’Insee révèle ainsi que le pouvoir d'achat par unité de consommation (qui correspond à ce qu'éprouvent réellement les Français), la hausse a seulement été de 0,7 % en 2011 et pour le premier semestre de 2012, il devrait être en baisse de l'ordre de -0,5 à -0,6 point.
Sous les effets de la crise mais tout autant de la politique économique, le nombre de pauvres a aussi explosé. Pour la seule année 2010, il a ainsi augmenté de plus de 400.000, portant le nombre de pauvres en France à plus de 8,2 millions de personnes, un niveau historique. Et pour 2011 et le début de 2012, les chiffres ne sont pas encore connus, mais ils seront naturellement en hausse spectaculaire, compte tenu de l’envolée du chômage. Et pour ceux qui ont un travail, cela vaut à peine mieux, puisque le revenu médian des Français est actuellement de 1.584 euros par mois. Autrement dit, 50 % des Français ont un revenu inférieur à ce seuil.
Voilà donc le bilan sarkoziste. Il est accablant. On comprend donc mieux pourquoi Nicolas Sarkozy tente aujourd’hui de brouiller les cartes, en suggérant un obscur tour de bonneteau consistant à supprimer la prime pour l’emploi et à la remplacer par un allègement des charges sociales sur les bas salaires, et en voulant faire croire que cela génèrerait une hausse des salaires nets, alors qu’en vérité cela ne dégagerait qu’une hausse microscopique. On comprend donc mieux aussi pourquoi, face à un pays où l’exaspération sociale est palpable, Nicolas Sarkozy multiplie les opérations de diversion et vient de plus en plus souvent sur le terrain nauséabond de l’extrême droite, pour attiser d’autres haines.
Témoin cette sortie stupéfiante, soulignée à juste titre par Rue89, proférée par le champion de l’UMP, le 5 mars à Saint-Quentin (Aisne) sur « le premier sujet de préoccupation des Français ». Quel est-il, ce « premier sujet », aux dires du candidat de l’UMP ? S’agit-il précisément du pouvoir d’achat ? Ou alors de l’emploi ? Nenni ! Pour Nicolas Sarkozy, « le premier sujet de préoccupation de discussion des Français, c'est cette question de la viande halal », a-t-il osé dire, comme en atteste le document sonore ci-dessous.
Face à ces manœuvres de diversion d’une droite de plus en plus radicale – ou extrême, c’est comme l’on veut –, le candidat socialiste avait donc une formidable opportunité de placer la question sociale au centre de son projet. Et tout particulièrement la question du pouvoir d’achat.
Or, force est de le constater, depuis le début de sa campagne, François Hollande se montre sur le sujet discret ou prudent. De cela, il existe un premier indice. Quand il publie ses « 60 engagements pour la France », à la mi-janvier dernier, le candidat socialiste crée la surprise (Lire Un projet social au souffle court) : les mots de « pouvoir d’achat » ne sont pas même mentionnés dans la plate-forme du candidat, sauf une fois, pour justifier les… économies de chauffage ! Et il n’est pas fait mention non plus du salaire minimum.
Pour le vérifier, il suffit de se reporter à ce projet que voici :
S’agit-il d’un oubli ? Non, c’est évidemment un choix délibéré, qui a été discuté puis tranché par le candidat socialiste avec son équipe de campagne. Car voici un an, l’affaire était entendue : le projet initialement voté par les militants socialistes au printemps 2011 envisageait une revalorisation du salaire minimum.
Pour nous en assurer, replongeons-nous dans ce projet du PS. Le voici :
A la page 14 de ce document, l’engagement était clairement consigné : « Le Smic constitue un levier à court terme pour améliorer les conditions de vie des plus modestes et stimuler la consommation. La revalorisation de son pouvoir d’achat sera engagée après des années d’abandon par la droite. »
Mais, durant l’été, alors que se préparent les primaires socialistes, François Hollande et ses proches débattent du sujet et ne manifestent guère d’enthousiasme pour cette revalorisation du Smic. Et cela transparaît publiquement quand François Hollande organise le 24 août 2011, à la Maison de l’Amérique latine, une première réunion avec des économistes qui lui sont proches (Lire L’énigme François Hollande).
L’un des économistes présents est en effet Gilbert Cette. Peu connu du grand public, cet expert, qui apparaît sur la vidéo officielle ci-dessous retraçant les travaux de la réunion, s’est en effet distingué en co-signant en 2008 un rapport public pour François Fillon préconisant ni plus ni moins que de casser le système du salaire minimum. Mediapart s’en était fait l’écho et avait révélé le rapport le 9 avril 2008 (lire Un rapport officiel veut casser le salaire minimum).
Or, le 24 août, le même Gilbert Cette repart à la charge contre le Smic. Et le plus étonnant, c’est que ce qu’il dit est retenu comme parole d’évangile. On en trouve trace dans le compte-rendu officiel (il est ici) de la troisième table ronde qui a eu lieu ce jour-là, dénommée – ce n’est guère enthousiasmant ni mobilisateur ! : « Concilier pouvoir d’achat, compétitivité, et consolidation des finances publiques ».
Cela commence par l’énoncé suivant: « Cette troisième table ronde a permis de définir des pistes de conciliation entre, d’une part, la sauvegarde du pouvoir d’achat et, d’autre part, deux forces contraires : un regain de compétitivité qui plaide pour une modération salariale et un contexte de sobriété budgétaire susceptible de toucher les dépenses dont bénéficient les foyers modestes. »
Autrement dit, la table ronde fait siens tous les poncifs réactionnaires de la politique libérale, qui a été le socle des politiques économiques suivies par la droite comme par la gauche depuis le virage de 1982/1983 : une politique salariale trop généreuse fait le lit du chômage et nuit à la compétitivité. Cela a été en particulier le credo de Pierre Bérégovoy comme celui d’Édouard Balladur. Il faut donc conduire une politique de l’offre plutôt qu’une politique de la demande. Tout est dit dans cette formule : il faut privilégier « un regain de compétitivité » et cela « plaide pour une modération salariale ».
Et le compte-rendu officiel poursuit : « S’agissant des classes populaires, les participants font le constat d’un tassement de l’échelle des salaires lié à une progression du Smic plus rapide que celle du salaire médian. Les intervenants se sont accordés pour dire qu’un Smic élevé n’est pas le meilleur outil de soutien aux plus modestes, les dispositifs de solidarité de type RSA ou PPE étant mieux adaptés car sans incidence directe sur le coût du travail. Ces outils pourront être évalués et ajustés, mais les moyens qui leur sont alloués devront être ménagés afin que la phase de désendettement ne génère pas de nouvelles inégalités. » Plus brutalement dit, si « un Smic élevé n’est pas le meilleur outil », on peut en déduire qu’il ne faudrait donc pas donner de « coup de pouce » au Smic.
En quelque sorte, les économistes proches de François Hollande donnent donc raison, sans le dire ouvertement, à Nicolas Sarkozy de ne pas avoir donné de « coup de pouce » au Smic et prennent donc leur distance avec le projet du PS.
L’absence de référence au salaire minimum dans le projet de François Hollande ne doit donc rien au hasard. Mais sans doute l’équipe du candidat socialiste a-t-elle compris qu’elle avait commis une erreur en faisant à ce point l’impasse, plus largement, sur la question du pouvoir d’achat dans la plate-forme. Depuis quelques semaines, les proches de François Hollande essaient donc de rectifier le tir et, agrégeant différentes mesures éparpillées dans le projet, ils s’appliquent à faire la démonstration qu’elles constituent le socle d’une véritable politique en faveur du pouvoir d’achat.
Le site Internet du candidat présente même désormais une page dédiée à cette question (elle est ici) où sont détaillées les sept propositions de François Hollande pour le pouvoir d’achat : « 1. Une nouvelle tarification progressive de l'eau, du gaz et de l'électricité ; 2. Baisse des frais bancaires et valorisation de l’épargne populaire ; 3. Lutte contre la spéculation sur les prix de l'essence ; 4. Fiscalité : protéger le pouvoir d'achat des classes moyennes et populaires ; 5. Augmentation de 25 % de l'allocation de rentrée scolaire ; 6. Encadrement des loyers ; 7. Baisse du prix des médicaments ».
On admettra pourtant qu’en dehors de la revalorisation de l’allocation de rentrée scolaire, aucune de ces mesures n’aurait d’effet direct et vraiment sensible. Et dans tous les cas de figure, sans doute pourraient-elles contribuer à défendre le pouvoir d’achat, mais guère plus. En tirer argument pour dire que le candidat socialiste prône une politique de relance relèverait en tout état de cause de l’abus de langage.
Dans l’entourage de François Hollande, certains veulent croire toutefois que le débat n’est pas tranché. Comme Mediapart le racontait dans un article récent, (Lire Le candidat Hollande affine sa méthode de gouvernement), syndicats et patronat seront en effet appelés, en cas de victoire du PS, à se retrouver au lendemain de la présidentielle pour une « conférence sociale », qui pourrait s’appeler « Assises de la démocratie sociale ». Elle pourrait se tenir avant même les élections législatives.
« Il s'agira d'évoquer le calendrier des négociations sociales entre les partenaires sociaux sur toute une série de sujets, mais aussi de lancer les mesures urgentes pour l'emploi et d'évoquer une éventuelle revalorisation du Smic », affirme Alain Vidalies, qui est responsable du pôle « travail, emploi » dans l’équipe de campagne de François Hollande. Dans ce même article, nous précisions que, selon ce même responsable socialiste, l'idée d'un coup de pouce au salaire minimum a même été validée par l'entourage du candidat.
Mais pour l’heure, le candidat s’est gardé de le dire publiquement. Sur ce front, donc, la différence entre le projet du candidat socialiste et celui de Jean-Luc Mélenchon est donc grande. La plate-forme du Front de gauche (elle est ici) préconise en effet une forte revalorisation du Smic : « Afin d’enrayer la montée des inégalités de richesse dans notre pays, nous procéderons à une réévaluation globale des salaires et des traitements, des indemnisations du chômage et des retraites, et les indexerons sur l’évolution du coût de la vie. Cette réévaluation se fera aux deux extrémités de l’échelle des salaires. Nous porterons immédiatement le Smic à 1.700 euros brut par mois pour 35 heures, conformément aux revendications syndicales, et 1.700 euros net pendant la législature. Un salaire maximum sera instauré. La Confédération européenne des syndicats propose d’ailleurs, dans toutes les entreprises, que l’écart entre le plus bas et le plus haut salaire ne puisse dépasser 1 à 20. Ainsi, les patrons ne pourront gagner plus sans d’abord augmenter les salariés du « bas de l’échelle ». Par la fiscalité, nous établirons un revenu maximum fixé à 20 fois le revenu médian (soit aujourd’hui 360.000 euros par an) ».
La prudence de François Hollande est d’autant plus sensible que le Smic n’est pas le seul levier de la politique économique lui permettant de relancer le pouvoir d’achat. Parmi d’autres leviers, il y a aussi la politique fiscale. Le projet initialement conçu par l’économiste Thomas Piketty, et repris à son compte par le PS dans son projet entériné au printemps 2011, pouvait avoir cet effet. Prévoyant de fusionner l’impôt sur le revenu et la Contribution sociale généralisée (CSG) et de redessiner des taux d’imposition organisant une meilleure progressivité de ce nouvel impôt, la réforme visait à organiser une vaste redistribution des revenus, pour redonner du pouvoir d’achat aux revenus modestes et assujettir davantage les hauts revenus.
Or, François Hollande n’envisage plus cette fusion rapidement. Elle n’aura lieu qu' « à terme ». Du même coup, le candidat socialiste s’est aussi privé d’un outil de relance du pouvoir d’achat, comme l’a expliqué l’économiste Thomas Piketty dans un entretien-vidéo récent (Lire Piketty à Hollande : davantage d’audace !)
Dans cet entretien, l’économiste faisait en particulier ces constats : « Dans ce que propose Hollande actuellement, il y a un mérite, c’est qu’il dit assez clairement là où il veut aller chercher des recettes complémentaires, mais il y a plusieurs insuffisances qui tiennent au fait que, comme il ne remet pas en cause les structures, comme il ne refonde pas véritablement l’impôt sur le revenu, il s’interdit de mener une politique du pouvoir d’achat vis-à-vis des classes populaires et des classes moyennes. » Car c’était cela, faisait-il valoir, le sens de la proposition de révolution fiscale qu’il préconise. « Cette absence de politique de pouvoir d’achat dans le programme de Hollande est intimement liée à l’absence d’ambition fiscale, de véritable remise à plat fiscale. »
Mais il est vrai que la campagne n’est pas encore finie. Alors, comme il l’a fait dans le cas de l’impôt sur le revenu, en se prononçant pour un taux supérieur à 75 % (Lire Fiscalité : Hollande invente la réforme Canada dry), François Hollande pourrait-il sortir de sa hotte une mesure surprise un peu plus spectaculaire en faveur du pouvoir d’achat ? Si beaucoup de Français aspirent à tourner une bonne fois pour toutes la page du sarkozisme, c’est aussi pour cela…