Source : mediapart.fr
La France continue de miser sur un accord, lors d'une réunion clé lundi à Bruxelles, sur un sujet explosif : la directive sur les travailleurs détachés. Mais l'alliance de la Grande-Bretagne avec des pays de l'Est complique les débats. Le parlement européen, lui aussi, est très divisé. Les propositions sur la table sont-elles à la hauteur ?
Bruxelles, de notre envoyé spécial
L'« opération déminage » du gouvernement français va-t-elle aboutir ? Une partie de la réponse sera connue lundi, à l'issue de la réunion des ministres de l'emploi des 28, à Bruxelles, qui discuteront d'un texte ultra-sensible à l'approche des élections européennes : l'adaptation de la directive sur les travailleurs détachés de 1996.
À l'origine, cette directive, entrée en vigueur en 1999, visait à lutter contre le dumping social provoqué par l'arrivée de travailleurs espagnols, portugais ou grecs, dans des pays d'Europe du Nord. Mais à l'heure du bilan, après l'élargissement à l'Est des années 2000, tout le monde s'accorde sur l'ampleur des abus. De là à y voir un retour de « Bolkestein », du nom de cette directive visant à libéraliser les services dans l'UE, et qui avait popularisé, en 2005, la figure du « plombier polonais » ?
Environ 1,2 million de citoyens européens disposent aujourd'hui de ce statut mal connu : un employeur peut détacher jusqu'à deux ans l'un de ses employés dans un pays de l'UE, au nom de la « libre prestation de services ». Ce dernier profite d'un « noyau dur » de droits et de lois en vigueur dans le pays d'accueil (temps de travail, congés payés, salaire minimum quand il existe, respect de la sécurité, etc.). Mais les cotisations de sécurité sociale, elles, sont versées par l'employeur au pays d'origine. Pour les entreprises françaises, c'est une manière d'économiser, en toute légalité, sur les cotisations sociales.
Mais le problème majeur est ailleurs : sous couvert de cette directive, des entreprises ont fait venir des ouvriers détachés, sans toujours respecter la durée maximale du temps de travail, ou encore les règles salariales. Une masse de travailleurs « low-cost », qui constitue aussi une forme de concurrence déloyale, sur les marchés du travail des principaux pays d'accueil – dont la France et l'Allemagne. L'ensemble des contrôles, sur le respect de cette directive, est laissé à la charge de l'État membre.
La commission reconnaît l'ampleur des détournements du texte, comme le montre un inventaire des abus qu'elle a dressé, dans un rapport de 2012. Elle y évoque par exemple (page 27) le cas désormais bien connu du chantier de l'EPR de Flamanville, où Bouygues est accusé d'avoir payé moitié moins que les salariés français des détachés polonais. Ces ouvriers étaient envoyés par une filiale, basée à Chypre, d'une agence d'intérim irlandaise… Bouygues est également accusé de ne pas avoir déclaré 38 accidents sur le chantier, impliquant des détachés (pour d'autres exemples, lire l'enquête de Rachida El Azzouzi).
Les discussions en cours à Bruxelles sont censées déboucher sur une amélioration du texte de 1996. Le gouvernement français a décidé de monter au créneau sur ce dossier emblématique. Mais rien ne dit que ses efforts s'avéreront payants. Que peut l'Europe, dans la lutte contre le « dumping social » ? Décryptage en quatre points de certains blocages européens.

1 - PAS DE GRAND CHAMBOULEMENT EN VUE
Il n'est pas question de revoir de fond en comble la directive de 1996. La commission a fait le choix de proposer, l'an dernier, une « directive d'application », censée toiletter, à la marge, le texte de référence. Objectif : corriger un effet pervers, ou supprimer les abus ici ou là. Mais le principe du détachement – inscrit dans les traités européens (l'article 56) – n'est pas remis en cause, pas plus que l'esprit du texte de 1996.
Alors que le parlement européen débattait du projet en début d'année, beaucoup d'élus français, quel que soit leur bord politique, ont regretté le choix de la commission. Ils auraient préféré une « révision » de la directive de 1996, plus ample, qui aurait permis d'imposer des aménagements plus importants.
« Il y a trois facteurs qui expliquent la dérive du texte de 1996 : l'élargissement des années 2000, la crise financière et plusieurs arrêts de la cour de justice européenne sur le sujet. Pour toutes ces raisons, il aurait fallu ouvrir une révision du texte. Mais José Manuel Barroso, qui nous l'avait d'abord promise, nous l'a refusée, au début de son deuxième mandat », avance Pervenche Berès, élue PS à Strasbourg, qui préside la commission emploi au sein de l'hémicycle.
Dans une tribune publiée dans Les Échos fin novembre, des élus UMP montent au créneau, avec le même argument : « La révision était pourtant essentielle lorsqu'on est passé d'un groupe de 15 États (…) à aujourd'hui 28, intégrant pour grande partie des pays de l'Est et du Sud de l'Europe ». Certains eurodéputés signataires du texte, comme Rachida Dati ou Françoise Grossetête, n'ont pas manqué de se faire épingler pour « mauvaise foi » par leurs adversaires socialistes, rappelant que l'UMP avait soutenu la reconduction de José Manuel Barroso voilà cinq ans.
« La réponse de la commission n'est pas à la hauteur des enjeux. Une directive d'exécution n'est pas la solution. Ce qui est sur la table est très insuffisant. Le texte devrait aussi parler du statut d'autres travailleurs étrangers, qui ne sont pas détachés, et qui, eux, ne bénéficient même d'aucun droit », s'inquiète Veronica Nilsson, spécialiste du dossier au sein du think tank de la CES, la confédération européenne des syndicats.
Du côté de la commission, on assume le choix modeste d'une directive « d'application », malgré l'élargissement de l'UE : « Il y a déjà un noyau dur de droits sociaux qui sont garantis dans la directive de 1996. C'est le droit du pays d'accueil qui doit s'appliquer, par exemple, en matière de salaire minimum, de conditions de travail, ou encore de santé au travail. Le texte de 1996 établit déjà un équilibre qui nous semble approprié, entre le respect des droits des travailleurs d'un côté, et la libre prestation de services de l'autre », assure le porte-parole du commissaire à l'emploi, Laszlo Andor, un socialiste hongrois.
L'exécutif français a donc décidé de faire monter les enchères cet automne sur un texte qui, par nature, aura des effets limités. Ceux qui veulent renverser la table devront patienter. Le PS ou les Verts ont prévu de faire campagne, à l'occasion des élections européennes, pour une révision du texte.
2 - LE VOTE DE LUNDI N'EST QU'UNE ÉTAPE
Si la réunion de lundi s'annonce décisive, elle n'est qu'une étape. Qu'il y ait accord ou échec, le texte n'en a pas fini avec les allers-retours entre institutions bruxelloises, d'ici aux élections européennes de mai.
Scénario vertueux pour les Français : un compromis lundi. Sur les deux articles au cœur des débats, le 9 fait a priori consensus. Il prévoit, comme le souhaitait Paris, que la directive fixe une « liste ouverte », pour chaque État membre, de mesures de contrôle. En clair : chaque capitale est libre de durcir les contrôles, par rapport à ce que prévoit le texte, à condition que ces mesures soient « proportionnelles », conformément à la jurisprudence européenne sur le sujet, et de le « notifier », en amont, à la commission.
À l'origine, un bon nombre de pays, autour de la Grande-Bretagne, plaidaient pour une « liste fermée », plus restrictive, pour ne pas alourdir la charge administrative des entreprises, mais également pour un encadrement plus strict par la commission. Sur ce point, le compromis, également soutenu par la Belgique, l'Italie, l'Allemagne ou le Luxembourg, devrait être atteint.
En revanche, l'article 12 continue de crisper les uns et les autres. Cette fois, il s'agit d'instaurer une « responsabilité conjointe et solidaire » de tous les sous-traitants d'une chaîne. Cela ne concerne que le secteur du bâtiment, qui emploie 25 % des travailleurs détachés. Cela doit permettre, par exemple, à un de ces ouvriers d'être tout de même payé, si son employeur dépose le bilan, par un autre sous-traitant de la chaîne. La France voudrait une responsabilité « obligatoire », mais elle ne serait qu'« optionnelle » pour d'autres États membres.
Les discussions en fin de semaine à Bruxelles se concentraient sur la définition de seuil (rémunération des ouvriers, chiffre d'affaires du chantier) à partir duquel cette responsabilité pourrait prévaloir. L'accord doit se faire à la majorité qualifiée : tout l'enjeu d'ici lundi est de savoir si les Français vont parvenir à rallier un « poids lourd » du camp d'en face, comme la Pologne ou l'Irlande – ce qui suffirait à défaire la minorité de blocage sur l'article 12. Mais Paris semble jouer une carte maximaliste qui irrite bon nombre de négociateurs.
En cas d'accord lundi, le chemin est encore long : des « trilogues » (discussions entre représentants de la commission, du conseil et du parlement) s'ouvriront, sans doute dès la fin de l'année, pour travailler à un compromis qui puisse être voté en séance plénière à Strasbourg d'ici avril (la dernière session avant les élections). Étant donné les écarts entre le texte voté en juin au parlement, et le compromis qui se dessine lundi, l'affaire ne s'annonce pas simple.
En l'absence d'accord lundi, tout n'est pas non plus perdu. Le dossier serait reporté à l'après-élections européennes de mai. Ou pourrait aussi s'inviter… au conseil européen des 19 et 20 décembre, une réunion des chefs d'État et de gouvernement qui doit débattre, en priorité, de la future « union bancaire ». Mais certains États ne veulent pas en entendre parler, de peur d'« empoisonner » le conseil avec ce sujet de discorde.
« Angela Merkel ne veut pas que le sujet soit programmé au conseil européen. Mais Herman Van Rompuy sera bien obligé de le faire s'il n'y a pas d'accord lundi. Ce qui fait qu'il n'est pas exclu que les Allemands lâchent les Français lundi, pour les forcer à adopter un compromis moins ambitieux », s'interroge une source européenne. Jusqu'à présent, les Allemands ont soutenu la position française.
3 - QUELLES SONT LES CAPITALES OPPOSÉES À PARIS ?
Un noyau dur d'États membres freine tout durcissement de la directive de 1996. Autour de la Grande-Bretagne, on trouve l'Irlande, la Pologne, la Hongrie, la Lettonie ou encore l'Estonie. Certains d'entre eux avancent un argument de principe : ce n'est pas à l'Europe de dire aux États membres comment faire appliquer le droit du travail. Et un argument plus pragmatique : ne pas alourdir la charge administrative des entreprises par temps de crise. D'autres, enfin, s'inquiètent de ce qu'ils considèrent comme un retour déguisé du protectionnisme.
Dans ce contexte, le double discours de Londres détonne. David Cameron, le premier ministre britannique, a publié une tribune dans le Financial Times, fin novembre, intitulée : « La libre circulation en Europe doit être moins libre », dans laquelle il s'inquiète de l'arrivée de travailleurs roumains et bulgares sur l'île. La stratégie, ici, est toujours la même : l'exécutif ne veut pas abandonner ce terrain aux eurosceptiques du UKIP, une formation en tête des sondages pour les européennes. Mais le même David Cameron, à Bruxelles, torpille tout projet de renforcement des contrôles des ouvriers détachés...
« D'un côté, les Britanniques refusent de soutenir le principe d'une loi européenne. Mais de l'autre, ils connaissent exactement les mêmes problèmes sur l'application de cette directive, que l'Allemagne ou la France, et ils savent bien que seule l'Europe peut gérer ce genre de dossiers transfrontaliers », s'indigne Elisabeth Schroedter, une eurodéputée allemande du groupe des Verts, qui suit de près ce dossier.
Autre capitale dans une situation inconfortable : Varsovie. Les Polonais se trouvent alliés dans les négociations avec Londres, qui ne cesse pourtant de stigmatiser les Européens de l'Est. D'après plusieurs sources proches des négociations, les Polonais ont l'impression d'avoir déjà beaucoup lâché auprès des Français pour atteindre un compromis, et ne bougeront plus. À l'origine, ils plaidaient par exemple pour la suppression pure et simple de l'article 12 (sur la responsabilité des sous-traitants), ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.
La surprise pourrait venir d'un raidissement des positions allemandes, si les Français en demandent trop. Mais l'accord de gouvernement de la « grande coalition » SPD - CDU - CSU, contient plusieurs passages sur les travailleurs détachés, qui vont plutôt dans le sens des positions françaises. L'instauration, à moyen terme, d'un salaire minimum en Allemagne aura d'importantes répercussions sur les conditions des ouvriers détachés (lire l'analyse de Thomas Schnee).
4 - DIVISIONS AU PARLEMENT EUROPÉEN ET ACROBATIES FRANÇAISES
Depuis le début de leur mandat en 2009, les eurodéputés, très divisés sur le sujet, n'ont jamais donné d'« avis » sur la directive des détachés en chantier, lors d'une séance plénière. Un seul vote, dans la commission Emploi, qui regroupe les élus spécialistes du sujet, s'est déroulé en juin dernier.
Sur les points sensibles du débat, le texte adopté par les eurodéputés va plus loin que les compromis sur la table, et même que les positions défendues par Paris. Il parle de « liste ouverte » pour l'article 9, mais surtout de « responsabilité conjointe, solidaire et obligatoire », à l'article 12, applicable à tous les secteurs (et pas seulement au bâtiment).
À l'époque, le groupe des socialistes et démocrates (S&D, deuxième force au parlement) avait pourtant voté, comme la GUE (gauche unitaire européenne)… contre le texte, qu'il considérait « rempli de failles », en particulier sur la définition même de travailleur détaché. Certains des élus S&D s'étaient moqués de l'alliance de circonstance entre le PPE (droite), les libéraux et les Verts, qui avait permis l'adoption du texte. La socialiste française Françoise Castex s'était emportée contre ce vote qui « a vidé de sa substance un texte fondamental pour l'amélioration des conditions de travail en Europe », allant jusqu'à parler de « scandale ».
Aujourd'hui, la situation a changé. Les communiqués rageurs ont été mis de côté. Les socialistes français font profil bas, en soutien de l'exécutif français. D'autres formations suivent, et sourient quand on leur parle des acrobaties socialistes. « Je salue l'offensive du gouvernement, même si elle vient un peu tard, et même si c'est vrai qu'ils ne vont pas assez loin sur certains points, quand on le compare au texte que l'on a adopté au parlement », explique Karima Delli, une eurodéputée du groupe des Verts, qui, elle, a voté le texte en juin.
Pour Constance Le Grip, une élue UMP, « il reste à voir le détail de l'accord de lundi, s'il y en a un, mais je soutiens l'initiative du gouvernement français sur ce sujet. Au parlement, il y a une forme de front d'élus français qui se dessine sur le sujet des détachés ». Mais d'autres socialistes (espagnols ou anglais) continuent de juger qu'il faut s'opposer coûte que coûte au compromis qui se dessine. Sans oublier les syndicats, qui jugent le texte quasiment vide.
C'est toujours la même question piège qui finit par se poser à Bruxelles, pour le gouvernement socialiste : jusqu'où accepter les compromis avec une Europe majoritairement de droite ? Le PS ne risque-t-il pas de perdre son âme, dans ces négociations ultra-techniques ? À cette question délicate, Pervenche Berès répond : « Le gouvernement a une obligation de résultats. » Manière de dire qu'il est important d'arracher des améliorations, même modestes, à l'approche des municipales et européennes. Pour d'autres, ces avancées sont tellement réduites qu'il vaut mieux rejeter le texte en bloc, au nom d'une certaine clarté politique.
Chez les socialistes, ce dilemme n'est pas neuf, mais il risque de s'intensifier l'an prochain, à l'approche des élections.