En plus de positions clés dans les institutions européennes, les Allemands occupent presque tous les postes importants à Strasbourg. Une nouvelle manifestation de l'« Europe allemande » ? Leur suprématie s'explique aussi par la défection d'autres élus, à commencer… par les Français.
Qu'ont en commun Werner Hoyer, le patron de la Banque européenne d'investissement (BEI) depuis janvier 2012, et Klaus Regling, à la tête du Mécanisme européen de stabilité (MES), ce fonds d'aide censé éviter la faillite aux pays en crise de la zone euro ? Ils sont allemands. Tout comme Horst Reichenbach, qui dirige, depuis novembre 2011 à Bruxelles, la « task force » de la commission pour la Grèce, cette équipe d'experts censée superviser les réformes en cours à Athènes.
Si José Manuel Barroso, le patron de la commission, est portugais, son directeur de cabinet, lui, est un autre Allemand : Johannes Laitenberger. Et du côté du conseil de l'Union européenne, présidé par le Belge Herman Van Rompuy, c'est un diplomate allemand, Uwe Corsepius, qui occupe depuis juin 2011 le poste de secrétaire général – c'est-à-dire qu'il chapeaute l'ensemble de l'administration de l'institution.
À cette liste déjà fournie s'ajoute le nom de Thomas Mirow, qui fut, pendant quatre ans, le patron de la Banque européen pour la reconstruction et le développement (BERD), remplacé en juillet 2012 par un Britannique. Faut-il voir dans cette armada de hauts fonctionnaires allemands, tous placés à des postes clés de la gestion de la crise de la zone euro, une preuve supplémentaire de cette « Europe allemande » décriée par certains ?
Une plongée dans les arcanes du parlement européen permet d'affiner l'analyse. Au plus fort de la crise financière, l'institution a eu du mal à faire entendre sa voix à Bruxelles. Mais ses compétences, en matière d'environnement, de santé ou encore de budget, se sont élargies depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009. Comme tant d'autres lieux stratégiques de la capitale belge, ce parlement s'est-il lui aussi mis à fonctionner à l'allemande ? Les Allemands sont-ils parvenus à faire main basse sur la seule institution européenne démocratiquement élue ?
À première vue, la réponse – affirmative – ne fait aucun doute. L'assemblée est aujourd'hui tenue par un trio d'hommes forts, tous originaires d'Allemagne. À commencer par son président depuis janvier 2012, le socialiste et hyper-actif Martin Schulz, qui ne cache pas son ambition de présider, un jour, la commission européenne. Schulz est le quatrième président allemand du parlement depuis 1979, année des premières élections au suffrage universel (contre trois présidents pour la France, et autant pour l'Espagne).
![Le président du parlement européen Martin Schulz © PE. Le président du parlement européen Martin Schulz © PE.](https://static.mediapart.fr/files/imagecache/770_pixels/Ludovic%20Lamant/schchchc.png)
Moins connu du grand public, Klaus Welle, proche de l'ex-président du parlement Hans-Gert Pöttering (CDU, droite), est le secrétaire général du parlement européen depuis 2009. À ce titre, « der Generalsekretär » a la main haute sur les procédures internes et l'organisation des séances plénières. Il reste à citer Klaus-Heiner Lehne, un député de la CDU d'Angela Merkel, qui non seulement dirige la commission des affaires juridiques, mais surtout préside la « conférence des présidents de commission » : c'est lui qui, pour le dire vite, supervise l'avancée des travaux des vingt commissions thématiques de l'institution…
« C'est un pur hasard que Schulz et Welle se trouvent à ces postes-là au même moment », relativise Alain Lamassoure, un eurodéputé français du PPE (droite, majoritaire), qui en est à son quatrième mandat. « Avant Schulz, c'était un Polonais (Jerzy Buzek, ndlr) qui a été aux commandes pendant deux ans et demi », nuance de son côté Rebecca Harms, la co-présidente – allemande – du groupe des Verts au parlement.
Mais l'influence allemande à Strasbourg ne se résume pas au trio Schulz-Welle-Lehne. Chaque eurodéputé travaille, dans le cadre de son mandat, dans l'une – au moins – des commissions du parlement, où s'écrivent les textes qui seront ensuite présentés en séance plénière, et où s'effectue, pour le dire vite, l'essentiel des arbitrages politiques.
Or, sur les vingt commissions thématiques du parlement (économie, agriculture, emploi, etc.), pas moins de cinq sont présidées par des Allemands (contre trois pour les Français). Et pas n'importe lesquelles : ce sont souvent celles qui ont les compétences les plus vastes. C'est par exemple le cas de la commission du contrôle budgétaire (dirigée par le libéral Michael Theurer), ou encore de la commission s'occupant des questions de santé, d'environnement et de sécurité alimentaire (encadrée par le socialiste Matthias Groote).
Défection française
Comment expliquer cette suprématie ? D'abord par une évidence : l'Allemagne est l'État membre le plus peuplé, il est donc logique qu'elle envoie le plus grand nombre d'élus à Strasbourg (99 sur 766, contre 74 pour les Français). Surtout, à la différence d'autres « grands » pays de l'UE, « leurs élus sont principalement répartis entre les deux grandes formations du parlement, ce qui leur permet de peser davantage », observe Sylvie Goulard, une eurodéputée française du groupe libéral.
Les deux tiers des élus allemands (65) figurent en effet soit dans le groupe du parti populaire européen (PPE), soit dans celui des socialistes et démocrates (S&D). Une concentration qui leur permet, grâce au système d'Hondt en vigueur au parlement pour répartir les postes, de s'assurer à coup sûr certaines des places les plus stratégiques.
Mais les effets mécaniques de la proportionnelle n'expliquent pas tout. Il existe aussi des raisons nettement plus subjectives qui, en creux, accablent le bilan des élus français. « Je ne veux pas dire que le système allemand de recrutement est meilleur, mais il est différent », avance Andreas Schwab, un eurodéputé de la CDU. « Nous respectons le mandat unique. Nous avons aussi, lorsque nous entrons au parlement européen, une stratégie de long terme. Ce qui est possible parce qu'il y a une relative stabilité du vote allemand lors des européennes. »
« Les listes européennes sont constituées au niveau des Länder, et l'on envoie en règle générale des spécialistes de l'Europe, qui ne sont pas forcément connus au niveau national. Angela Merkel, par exemple, n'a pas son mot à dire sur la composition de la liste de la CDU pour les européennes », poursuit Schwab. Entre les lignes, l'élu griffe une partie des eurodéputés français – ex-ministres recasés à Strasbourg (Rachida Dati, Brice Hortefeux…), candidats défaits aux législatives ou municipales en quête de poste rémunéré, seconds et troisièmes couteaux de la politique nationale pas toujours très compétents…
L'eurodéputée Rebecca Harms partage ce constat lorsqu'elle résume : « Les Allemands produisent beaucoup, tandis que les Français sont très souvent à Paris. » Sylvie Goulard renchérit de manière plus directe : « J'en ai assez de ce discours sur l'hégémonie allemande… Il y a la présence des Allemands, certes, mais il y a surtout la défection des autres ! En France, des partis envoient des gens qui ne sont pas toujours mobilisés, ou faits pour le job », juge-t-elle.
Dans un bref essai qu'elle vient de publier (Europe : amour ou chambre à part ?, Flammarion), Sylvie Goulard va jusqu'à qualifier le parlement de, parfois, « poubelle des élections nationales » : « (La France) a envoyé quelques personnalités dépourvues de compétences européennes, ne démontrant pas un grand intérêt pour ces questions. Peu assidues, elles n’occupent pas les fonctions de président de Commission ou de coordinateur, elles ne se voient pas confier de rapports importants », écrit-elle.
Si l'on en croit ce graphique réalisé par l'association Votewatch, qui compile les taux de présence des députés par pays depuis le début du mandat en 2009, l'Allemagne accroche une neuvième place, devancée par de petits États comme l'Estonie ou le Luxembourg, quand la France, l'Italie ou la Grande-Bretagne figurent en queue de peloton.
Autre élément qui joue en faveur des Allemands : nombre d'entre eux sont des experts en compromis, habitués aux intenses tractations entre groupes politiques qui rythment la mécanique du parlement européen. Ces méthodes ne sont pas sans rappeler la culture politique à l'œuvre en Allemagne, où les compromis entre l'échelon fédéral et les régions sont réguliers, et les alliances temporaires entre partis rivaux fréquentes. Les élus français, eux, mettent du temps à trouver leurs marques dans cet univers, quand ils n'y sont pas totalement allergiques.
Pour Alain Lamassoure, l'affaire va plus loin : c'est tout le règlement intérieur du parlement qui s'inspire d'un certain savoir-faire allemand, avec ses prises de parole hyper-codifiées (et extrêmement courtes) et l'organisation méticuleuse des séances plénières. « L'obstruction, qui existe dans tous les parlements du monde, est absente du parlement européen. Quoi qu'on pense des politiques votées par ce parlement, je suis impressionné par l'efficacité de la machine parlementaire à produire des décisions. Cela, nous le devons aux Allemands », estime-t-il.
À quelques mois des élections européennes, en mai 2014, rien n'indique que Paris ait décidé d'inverser la tendance, et de reprendre la main sur une institution où les Français sont à la peine.