Source : www.reporterre.net
Emmanuel Daniel (Reporterre)
lundi 5 janvier 2015
Les livres ouvertement révolutionnaires sont rares. À nos amis, la dernière livraison du Comité Invisible, en est assurément un. L’ouvrage revient avec enthousiasme sur les mouvements populaires qui ont secoué le monde ces dernières années tout en en pointant les insuffisances. Les auteurs proposent des pistes pour « s’extraire de l’impasse du présent » et violer la loi d’airain des révolutions manquées.
Ils les avaient annoncées, elles sont arrivées. « Elles », ce sont les insurrections. « Ils », ce sont les membres du Comité invisible qui écrivaient il y a sept ans L’insurrection qui vient.
Effectivement, du Caire à Rio, de Madrid à Athènes, d’Istambul à Kiev, les rues se sont embrasées, les populations se sont soulevées. « Occuper des places en plein cœur des villes, y planter des tentes, y dresser barricades, cantines ou baraques de fortune, et y tenir des assemblées relèvera bientôt du réflexe politique élémentaire, comme hier la grève », prédisent ces anonymes dans leur nouvelle livraison intitulée À nos amis.
La Commune comme façon d’être au monde
Avec jubilation, ils décrivent « la joie palpable qui débordait des places occupées », « la joie qui s’attache à toute commune ». Car pour eux, le mouvement des places marque un retour en force de l’idée de Commune qu’ils ne présentent pas seulement comme une manière de lutter ou une forme d’organisation politique mais comme « une façon d’être au monde » ou encore comme « la participation à une puissance collective à même de dissoudre le sentiment d’affronter le monde seul ».
Ils voient dans ces rassemblements bien plus qu’un moyen de dire sa colère : « La commune est l’organisation de la fécondité. Elle fait naître toujours plus que ce qu’elle revendique. C’est cela qui rend irréversible le bouleversement qui a touché les foules descendues sur toutes les places et les avenues d’Istanbul.
Des foules forcées pendant des semaines à régler par elles-mêmes les questions cruciales du ravitaillement, de la construction, du soin, de la sépulture ou de l’armement, n’apprennent pas seulement à s’organiser, elles apprennent ce que, pour une grande partie, on ignorait, à savoir : que nous pouvons nous organiser, et que cette puissance est fondamentalement joyeuse ».
Joyeuse et durable car « les insurrections se prolongent » dans les villes et les quartiers une fois les places désertées, sous la forme de « mises en commun et d’auto-organisation ».
- Place Tahrir, au Caire -
Vivre sans être gouverné
Ils égrainent les descriptions et exemples récents en les replaçant dans une perspective historique, rappelant ainsi que ce qui s’est joué ces dernières années est une réminiscence à la fois du désir et du potentiel humain à vivre sans être gouverné : « Des collectivisations en Aragon en 1936 aux occupations de places les dernières années, les témoignages du même ravissement sont une constante dans l’Histoire : la guerre de tous contre tous n’est pas ce qui vient quand l’Etat n’est pas là, mais ce qu’il organise savamment tant qu’il existe. »
Sauf que, « les insurrections sont venues, pas la révolution ». Les mouvements populaires semblent partout « s’étrangler au stade de l’émeute », constatent-ils. Ils présentent l’ouvrage comme une « entreprise d’élucidation » qui entend donner des pistes pour « s’extraire de l’impasse du présent » en trouvant un « langage à même de dire à la fois la condition qui nous est faîte et le possible qui la fissure ».
Plutôt que de chercher des excuses historiques ou scientifiques, ils s’attachent à mettre en lumière « les points d’appuis dont l’ennemi dispose en nous-mêmes et qui déterminent le caractère non fortuit, mais déterminé, de nos échecs ». Afin de dépasser la loi d’airain des révolutions manquées, le Comité invisible s’adresse à ses amis, à tous ceux qui sont prêts à « construire une force révolutionnaire ». Mais ils ne s’embarrassent pas de politesses. Leurs « amis » en prennent pour leur grade.
Violence ou pacifisme : un faux combat
Ils renvoient dos à dos les pacifistes pour qui « la mise au ban de la guerre n’exprime au fond qu’un refus infantile et stérile d’admettre l’existence de l’altérité » et les radicaux, partisans de la violence pour la violence, qui ont privatisé la révolution à des fins de « valorisation personnelle » et « semblent comme voués à une sorte d’auto-sabordage permanent ».
Ils s’en prennent aussi à la démocratie directe qui « dans son formalisme est d’abord une affaire d’angoissés ». Pour eux les « fétichistes » des assemblées tentent de masquer derrière les procédures et l’obsession de la prise de décision leur absence de confiance en eux et en les autres.
Comme dans L’insurrection qui vient, les auteurs usent du ton péremptoire et donneur de leçons de ceux qui ont compris avant les autres, mieux que les autres. Tel qu’ils s’expriment, ils ne laissent que peu de place à la discussion. Ceux qui ne seraient pas d’accord avec eux sont au choix des imbéciles, des lâches ou des flippés. Mais cette arrogance est ici moins dérangeante que dans leur précédent ouvrage.
Car les leçons qu’ils délivrent, ils se les adressent en partie à eux-mêmes. Le procès fait aux radicaux peut être perçue comme une critique faite à L’insurrection qui vient. En effet, certains passages de cet ouvrage présentant la violence comme loisir ou exutoire, donc comme fin en soi, m’avaient laissé le sentiment de messages codés compréhensibles uniquement des inconditionnels de l’émeute.
Ici, l’appétence pour la castagne est moins présente. Les auteurs vont même jusqu’à ériger le tact en « vertu révolutionnaire » en se refusant à opposer dogmatiquement « les ‘radicaux’ aux ‘citoyens’, les ‘révoltés en actes’ à la population passive ». Leur implication dans le mouvement mondial des places, qui a réussi l’exploit de rassembler largement au-delà des cercles d’insurgés professionnels, n’est sûrement pas étranger à cette volonté affichée de « ménager les devenir-révolutionnaires ».
Un texte poétique et politique
Ce texte est à l’image des mondes qu’ils défendent, à savoir « sensible », poétique autant que politique. Les auteurs s’adressent moins à nos synapses qu’à nos tripes, moins à notre raison (ankylosée par des décennies de société du spectacle et de consommation) qu’à ce que nous ressentons au plus profond de nos êtres.
Cela ne les empêche pas de proposer une critique éclairante de l’ordre néo-libéral qui utilise « la gestion de crise comme technique de gouvernement ». Ils dressent un portrait de l’ennemi qui n’est plus incarné par le Pape ou le Président mais par des infrastructures et des réseaux. Un pouvoir diffus organisé « sur un plan horizontal, fragmenté » et non sur un « plan vertical et hiérarchique ».
Pour eux, le pouvoir est maintenant territorial, partout et d’abord en nous-mêmes, nous enfants de l’Internet qui par notre culte de la transparence rendons possible la société du contrôle et de la surveillance total.
Appel à ceux qui s’organisent
Mais plus qu’un habile exercice de style, ce livre est un appel, traduit en huit langues et diffusé sur quatre continents. Un appel non pas à prendre le pouvoir mais à tisser des réseaux denses de relations entre les personnes, à « se lier stratégiquement aux autres zones de dissidences » et à s’organiser pour « accroître notre puissance ».
Ils accordent autant d’importance « aux détails les plus quotidiens, les plus infimes de notre vie commune » qu’à la question technique. Bloquer, saboter, détruire les machines, les flux et les infrastructures mais aussi comprendre et maîtriser les techniques qui permettent au monde de tenir debout afin de ne plus dépendre de l’ordre néolibéral qui se pose comme seule alternative au chaos et à la misère : « Tant que la perspective d’un soulèvement populaire signifiera pénurie certaine de soins, de nourriture ou d’énergie, il n’y aura pas de mouvement de masse décidé. »...
*Suite de l'article sur reporterre
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